Depuis le rachat du groupe Lagardère par Vivendi, en France, l'attention est fixée sur les entités de Hachette Livre et sur le devenir de leur politique éditoriale. De l'autre côté de l'Atlantique, cette fois, la réélection de Donald Trump a suscité une réaction immédiate de Hachette Book Group, qui inaugure deux nouvelles maisons d'édition, Basic Liberty et Basic Venture, centrées sur les livres « conservateurs ».
Le 13/11/2024 à 11:06 par Antoine Oury
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Publié le :
13/11/2024 à 11:06
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Le 5 novembre 2024, Donald Trump a été élu président des États-Unis, quatre ans après sa défaite face à Joe Biden. Le camp républicain a largement remporté les suffrages exprimés, avec 312 grands électeurs mobilisés, contre 226 seulement pour la démocrate Kamala Harris. À cette victoire présidentielle se sont ajoutées une majorité au Sénat et une majorité relative à la Chambre des représentants, pour les Républicains.
Donald Trump risque donc d'avoir les mains libres pour son deuxième mandat, de 2025 à 2029. Dans le seul champ de la culture, son programme annonçait une poursuite de la guerre culturelle attisée par le milliardaire. Restriction de la liberté académique, sanctions financières pour les établissements scolaires se livrant à la « propagande gauchiste » ou valorisation d'« une culture qui célèbre l'aspect sacré du mariage, l'innocence de l'enfance, le rôle fondamental de la famille et des parents laborieux » sont annoncées...
Le 7 novembre, deux jours après l'élection de Donald Trump, Hachette Book Group a annoncé la création de Basic Liberty et Basic Venture, deux nouvelles maisons d'édition au sein de la filiale Basic Books. La première se destine à « la publication de travaux sérieux d'analyse culturelle, sociale et politique, par des auteurs conservateurs », quand la seconde sera tournée vers les sujets économiques et entrepreneuriaux.
La présidence de la filiale a été confiée à cette occasion à Lara Heimert, qui y travaille depuis 2005 et y a été nommée éditrice en 2012. « Lara a développé et dirigé le groupe avec une vision et une précision incroyables : sa promotion, les investissements que nous réalisons avec les deux nouvelles maisons, mais aussi d'autres nominations et embauches, témoignent du potentiel de croissance que nous anticipons pour ce segment et cette équipe », a souligné David Shelley, PDG de Hachette Book Group et Hachette UK.
À ses côtés, un autre employé historique de Basic Books, Brian Distelberg, qui supervisera la ligne éditoriale de Basic Books avec Lara Heimert, mais aussi celle de Basic Venture. Cette dernière maison sera menée par Colleen Lawrie et Emily Taber, également connues au sein de Basic Books.
La nomination de Thomas Spence à la tête de Basic Liberty a fait couler plus d'encre : il a en effet officié en tant qu'éditeur au sein de Regnery Publishing, avant de présider la structure à partir de 2020. Cette maison d'édition conservatrice, fondée en 1947, s'est spécialisée dans la publication d'ouvrages sur des sujets polémiques, avec des titres très discutés et critiqués.
Parmi ceux-ci, Irreversible Damage : The Transgender Craze Seducing Our Daughters, un ouvrage de la journaliste Abigail Shrier paru en 2020, dont la principale thèse assure que la dysphorie de genre ressentie par certains adolescents découle d'un effet de mode et de pression, ou encore plusieurs livres du sénateur républicain Ted Cruz, qui s'oppose au droit à l'avortement et nie l'existence du changement climatique.
En mars 2024, « Tom » Spence est aussi devenu un conseiller au sein de l'Heritage Foundation, un laboratoire d'idées particulièrement conservateur. Anticipant le retour de Donald Trump à la présidence des États-Unis, ce think tank a publié à quelques semaines de l'élection son Projet 2025, qui recommandait, entre autres, une purge de l'administration fédérale, pour y placer des partisans, ou la suppression pure et simple du ministère de l'Éducation, pour rendre aux États la liberté de fixer les programmes scolaires et leur application.
La création de maisons d'édition conservatrices n'est pas propre au groupe Hachette : depuis quelques années, l'édition américaine s'adapte à la demande d'un lectorat bien particulier. D'abord reléguée aux marges du secteur du livre, la production conservatrice s'est petit à petit rapprochée de New York, considérée comme l'épicentre de l'édition américaine.
Parmi les acteurs de poids, citons Skyhorse Publishing, groupe fondé en 2006 par Tony Lyons : d'abord orienté vers la chasse, la pêche, le sport ou encore l'histoire, son catalogue s'est développé en s'appuyant sur des rééditions, avant de se spécialiser dans la publication d'ouvrages d'auteurs « problématiques » en raison de leur réputation ou de leurs agissements.
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Skyhorse Publishing a ainsi publié, ces dernières années, des livres de Woody Allen, qui fut accusé d'« agressions sexuelles », et de Blake Bailey, pointé pour « harcèlement sexuel » et « viols ». Regnery Publishing, tout comme Skyhorse, a creusé le filon des ouvrages publiés par des personnalités sulfureuses, sur des sujets tout aussi polémiques.
On retrouve ce type de maisons dans d'autres groupes éditoriaux américains, y compris ceux qui sont jugés plus « progressistes » : chez Penguin Random House, un des plus grands groupes éditoriaux du monde, Sentinel porte un catalogue de ce type. Le groupe Hachette lui-même abrite depuis plus d'une décennie Center Street, qui a publié des livres de Donald Trump Jr. et de l'entrepreneur Vivek Ramaswamy, qui fut candidat à la dernière primaire républicaine.
La diffusion massive d'idées conservatrices, y compris les plus radicales, et leur adoption par une partie plus large de la population n'est toutefois pas passée inaperçue auprès des groupes éditoriaux : la nouveauté résiderait donc dans la radicalité de ces catalogues plutôt tournés vers la droite du spectre politique. L'économie et le capitalisme, comme la nature, ont horreur du vide : le public conservateur reste un public, doté d'un pouvoir d'achat considérable...
Depuis la France, l'ouverture de Basic Venture et Basic Liberty, et en particulier de cette dernière maison d'édition, ne manque pas pour autant d'interroger. D'autant plus que la nomination de Thomas Spence à sa tête annonce une ligne bien plus radicale pour la maison d'édition conservatrice. Sous nos latitudes, difficile de ne pas penser à l'arrivée de Lise Boëll à la tête de Fayard, en juin 2024, qui s'inscrit dans la stratégie de promotion d'idées réactionnaires et de l'extrême droite voulue par Vincent Bolloré.
L'éditrice d'Éric Zemmour, animateur favori de l'extrême droite, a apporté d'autres auteurs d'extrême droite, comme Philippe de Villiers ou, bien entendu, Jordan Bardella, qui lui a préféré le directeur de collection Nicolas Diat, proche de la droite radicale catholique, selon Libération. D'autres relais médiatiques des idées réactionnaires ont trouvé une place au sein du catalogue de la maison, comme Sonia Mabrouk, une figure de l'espace médiatique façonné par Vincent Bolloré, présente sur Europe 1, Le Journal du Dimanche et CNews.
Tout comme Fayard, Basic Books jouissait par ailleurs d'une certaine respectabilité intellectuelle. Son catalogue couvrait des domaines complexes comme la philosophie, la psychologie, l'économie ou la sociologie, avec des auteurs comme Claude Lévi-Strauss, Jean Piaget, Erik Erikson, Lawrence Lessig, Alice Miller ou encore Irvin Yalom.
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Enfin, dans les deux cas, les nominations décidées par le propriétaire du groupe Hachette n'ont pas été du goût de tous les salariés. Pour Fayard, un collectif anonyme d’actuels et d’anciens salariés dénonçait, mi-octobre, « la terre [...] de plus en plus brune » de la maison d'édition, dans une tribune publiée par Le Nouvel Obs.
La parution du livre de Jordan Bardella est enfin annoncée, après plusieurs mois de « suspense », de rumeurs et de soupçons qui ont, en partie, motivé notre décision de quitter la maison. Car publier un dirigeant politique d’extrême droite, ce que toute maison d’édition digne de ce nom n’a plus fait depuis des décennies, n’est pas autre chose qu’un élargissement de la fenêtre d’Overton. C’est pourquoi nous ne pouvons nous taire.
– Tribune d'un collectif d’actuels et d’anciens salariés de Fayard, 16 octobre 2024
Peu après la nomination de Thomas Spence, des employés de Hachette Book Group ont eux aussi signé une lettre ouverte anonyme, dans laquelle ils expriment « leur désapprobation ferme de la Heritage Foundation, du Projet 2025 et de tout mouvement ou pensée conservatrice qui supprime les droits sacrés et l'humanité des individus ».
Le texte a été temporairement diffusé sur le compte Instagram xoxopublishinggg, qui publie des témoignages d'éditeurs et travailleurs du monde du livre et des images humoristiques. Alex DiFrancesco, éditeur au sein de la maison Jessica Kingsley Publishers, filiale du groupe Hachette, a choisi d'afficher publiquement sa démission après la création de Basic Liberty et l'arrivée de Thomas Spence.
Selon DiFrancesco, individu transgenre, ces décisions de Hachette Book Group « ressemblent à une menace directe, non seulement pour mon travail et mon moyen de subsistance, mais aussi pour ma personne et pour celles de nombreux autres travailleurs issus de minorités au sein de la société », cite The Guardian.
Photographie : illustration, ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
3 Commentaires
Guy Dabord
13/11/2024 à 14:07
Les progressistes ont eu leur chance. Ils l'ont gaspillée, à coups d'outrances et de débordements.
Ils ont oublié ce qu'est la gauche. Ils ont voulu remplacer leur électorat...
Ils devraient inscrire au dessus de leur porte cette sentence de Ruffin :
- La gauche s'est détournée des ouvriers, les ouvriers se sont détournés de la gauche.
Gilles
14/11/2024 à 15:28
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Guy Encore
13/11/2024 à 18:20
"La gauche s'est détournée des ouvriers, les ouvriers se sont détournés de la gauche."
Guy Dabord , fine analyste des queues de langoustines, on vous doit surement des articles finement ciselés sur Causeur et JDD.
Il faut bien manger, je sais.