Fin octobre, un ancien titre paru chez Dupuis, Spirou et La Gorgone bleue était sous le feu des réseaux : accusé de racisme en prêtant des allures de singe à des personnages noirs, le titre embrasait la toile. Et maintenant, ses défenseurs ripostent, demandant à l’éditeur de revenir sur sa décision d’arrêt de commercialisation.
Le 09/11/2024 à 10:50 par Nicolas Gary
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Publié le :
09/11/2024 à 10:50
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« Cet album s’inscrit dans un style de représentation caricatural hérité d’une autre époque. Plus que jamais conscients de notre devoir moral et de l’importance que représente la bande dessinée en tant qu’éditeur et plus largement le livre dans l’évolution des sociétés, nous prenons en ce jour la pleine responsabilité de cette erreur d’appréciation », reconnaissait rapidement la maison Dupuis, alors que la polémique battait son plein.
Et de décider de retirer l’ouvrage de la vente, après que près de 16.000 exemplaires ont été écoulés depuis la parution début septembre 2023. Certainement sans trop de regrets : il s’en était vendu près de 1800 volumes sur l’ensemble de l’année 2024… avant que cette discorde n’éclate.
Car bonne ou mauvaise, qu’importe, toute promotion est à prendre : durant la semaine où l’album est passé au gril, ce sont 2345 tomes qui trouvent preneur (données : Edistat). Soit plus de deux fois les ventes jusqu’à lors réalisées. Un chant du cygne d’autant plus appréciable qu’inattendu.
D’ailleurs, certains margoulins ont flairé le bon plan : des exemplaires sont proposés sur le marché d’occasion, à des tarifs allant de 200 à 1000 € pour une version dédicacée par Dany. Et nombre de ces annonces surfent sur l’interdiction du titre en question pour justifier ces prix — qui plus est sur un modèle d’enchères : sait-on jamais, y’a pas de petits profits… En parcourant le web sans acharnement, nous avons recensé plus d'une quizaine de propositions, dépassant allégrement le prix fixé par l'éditeur pour ce titre.
Notons également qu’en parallèle de ce marché noir qui a soudainement explosé, l’offre pirate a suivi la même progression : la nature ayant horreur du vide, des versions PDF plus ou moins bien scannées ont fleuri au fil des jours, attendu que, papier ou numérique, la BD n’a plus droit de séjour dans les points de vente.
Le dessinateur a vu le ciel lui tomber sur la tête, se défendant de toute forme de velléité raciste et moins encore d’intention de discriminer des êtres humains, mais à malheur quelque chose est bon. Que le Belge de 81 ans découvre que les dessins qu’il aime réaliser ne conviennent plus à un public contemporain est une chose. Que l’on en oublie de considérer que l’éditeur de ce titre a tout de même laissé passer un ouvrage aux traits problématiques en est une autre.
Car, somme toute, le dessinateur fait bien ce qu’il veut. Mais que sa maison d’édition le commercialise, voici un point qui soulève plus de questions. La décision de retirer de la vente est d’ailleurs explicite : le titre a vécu sa vie marchande, le sortir du circuit, accompagné d’excuses ne coûte pas bien cher.
Mais tout le monde ne l’entend pas de cette oreille : la où pitates et revendeurs assurent une promotion, à leur manière, de l'oeuvre, une pétition défend très sérieusement « le droit à la caricature ». Et d’estimer le travail de Dany et Yann (le scénariste) victime d’une « critique rapide et infondée sur les réseaux sociaux, basée sur une lecture superficielle de la part d’une poignée de personnes, a entraîné le retrait précipité de l’ouvrage ».
Selon l’auteur du texte, qui a récolté quelque 7280 signatures, La Gorgone bleue ne serait un album « ni offensant ni raciste, mais une œuvre engagée contre la malbouffe et les manipulations médiatiques ». Et pour ce faire, aura puisé dans les ressources de la caricature, « un outil de critique sociale qui grossit les traits pour mieux dénoncer les travers de notre société ».
Les signataires abondent : « Empêcher sa diffusion, c’est museler une forme d’expression artistique et humoristique, réduisant ainsi le droit à la satire. C’est, en outre, faire fi du droit de chaque lecteur à former sa propre opinion, et méconnaître sa capacité de discernement, notamment en ce qui concerne l’usage du second degré. »
Tout reposerait donc sur un conflit générationnel et une lecture imprécise, scellant le destin de cette BD « par une réaction impulsive sur un réseau social ». Mais la pétition oublie un point : la vidéo qui a déclenché la traînée de poudre avait été réalisée par une jeune femme, à l’origine de cette déferlante. Pourtant : « La personne à l’origine de cette polémique n’a pas compris les niveaux de lecture et les intentions humoristiques de l’album. » Pas compris ou exprimé un avis avec un filtre différent et plus contemporain ?
Pour la pétition, reste le triste constat : « Que chacun exprime son avis sur cette œuvre, cela est normal et nécessaire. Qu’un seul avis suffise à censurer un livre du jour au lendemain, cela est grave et irresponsable. » Mais à aucun moment n’est remise en question l’exploitation d’images potentiellement injurieuse dans un cadre commercial.
Et de brandir la crainte d’autodafés à venir, en citant le cas assez extraordinaire et exceptionnel survenu en 2019 au Canada. Une cérémonie avait en effet conduit à brûler des ouvrages jugés racistes dans la représentation de peuples autochtones : Lucky Luke, Astérix, Tintin, personne n’était oublié dans cette affaire qui avait scandalisé le pays.
Pour Suzy Kies, qui se présentait comme chercheuse indépendante et travaille pour le Conseil scolaire Providence, ces ouvrages avaient en commun d’être « histoires écrites par les Européens, d’une perspective eurocentriste et non pas des Autochtones ». Et d’ajouter : « Pocahontas, elle est tellement sexuelle et sensuelle, pour nous, les femmes autochtones, c’est dangereux. »
Le cas de La Gorgone bleue préfigure-t-il les mêmes dérives ? Pour l’heure, on constate surtout celles, bien mercantiles, de ces vendeurs empressés de faire de l’argent avec la polémique, le retrait de vente et les accusations de racisme.
L’auteur de la pétition, quant à lui, persiste et signe, dans ce qui ressemblerait fort à un excès de langage : « En censurant cette œuvre, l’éditeur cède donc à la pression de quelques activistes isolés, porteurs d’une lecture simpliste, moralisatrice et au premier degré. Surtout, il empêche le débat public et renforce une tendance inquiétante à la suppression d’œuvres qui ne plaisent pas à une minorité bruyante. »
Mais est-il compréhensible de plaider en faveur de la liberté d’expression quand cette dernière devient injurieuse ? La maladresse, pour dire le moins, consiste à mettre sur un porte-avions baptisé USS Obama, un équipage strictement afro-américain, avec une représentation caricaturale, voire outrancière. Et ce, quand les personnages blancs sont dessinés avec un véritable équilibre, voire une recherche de réalisme… en effet, le doute est permis, voire sain.
D’ailleurs, l’hypersexualisation des personnages féminins, pour le coup est uniforme : toutes les femmes, à l’exception de la cheffe du porte-avions (par ailleurs grosse et passablement idiote), sont représentées comme pulpeuses, en vêtements moulants ou en bikini option string. Et Sécotine, la journaliste proche de Spirou et Fantasio en tête de liste. Il suffit de regarder l’équipe de la Gorgone bleue pour s’en convaincre. Là encore, autre époque, autres mœurs ? En tout cas, un choix graphique dont l’utilité peut légitimement être remise en cause.
Tout cela surtout regrettable parce qu’un bon message passé avec un discours (écrit ou graphique) qui devient inaudible ou problématique, ne passe finalement plus. Le véritable échec est avant tout pour les auteurs que d’avoir travaillé sur cette Gorgone bleue défendant la planète contre les industries agroalimentaires destructrices.
D'autant que leur représentation de la Grande Poubelle du Pacifique, alias, le 7e Continent — cette île artificielle de plusieurs milliers de kilomètres carrés, constitué de déchets plastiques, principalement — reste une hérésie écologique désastreuse.
Et, cerise sur le gateau : les auteurs avaient pris pour figure du milliardaire sans aucune conscience planétaire ni remords (même devant la prise d’otage de sa fiancée), une figure revenue sur la scène mondiale très récemment – seul personnage véritablement caricaturé et non représenté sous des traits douteux. On laissera cependant à Fantasio le soin de ses propos.
Crédits photo : offre pour un album sur le marché de l'occasion
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
104 Commentaires
Mark
25/11/2024 à 20:14
Il est rafraîchissant de constater qu'un acte de censure banal dans la moitié des pays du monde (pensons à l'Iran, l'Afghanistan, l'Arabie, l'Algérie, la Chine, etc.) soulève autant de passion. Comment faisaient Voltaire, Baudelaire, le Divin Marquis et des milliers d'autres auteurs ? Reprenons leurs méthodes, aujourd'hui largement facilitées par le numérique et le web, et ne cherchons pas à convaincre les censeurs : c'est du temps gâché.
Philippe
21/12/2024 à 19:35
J'en pense que ça permet d'envisager la mort avec moins de difficultés, et de laisser ces crétins et crétines se démerder avec leur monde d'autocontrôle et d'autodafé.