Rares sont les récits qui dessinent le monde avec une langue prodiguant ses propres couleurs, son encre de pierre, les fulgurances des « fins » et des « débuts ».
Le 08/11/2024 à 17:45 par Faris Lounis
2 Réactions | 182 Partages
Publié le :
08/11/2024 à 17:45
2
Commentaires
182
Partages
En langue arabe comme en traduction française (par Marianne Weiss, Editions Actes Sud/Sindbad), Je serai parmi les amandiers [سأكون بين اللَّوز] du poète, écrivain et scénariste palestinien Hussein al-Barghouti est une magistrale ode à la vie, à la beauté des pierres blanches étouffées de barbelés, écrite par temps de maladie et de catastrophe en terre de Palestine colonisée.
Avant d’écrire, il dessine, met en place les pierres blanches qui accueillent son histoire, construit sa trame, d’une errance à l’autre. Dès les premières lignes de Je serai parmi les amandiers, la force des couleurs de l’arrière-pays de Ramallah s’accapare du lecteur qui, pris dans la virtuosité sensuelle du style, se laisse porter par la magie des ruines chantantes et des collines prodiguant des cris de lynx, comme les enfants en danger, face à la sauvagerie d’une occupation qui étouffe et ensanglante la terre des barbelés de ses colonies.
C’est un récit fait d’une lumière bleue et de pierres blanches qui parlent, écrit par temps de maladie et de catastrophe durant l’Intifada qui a commencé en septembre 2000. Un Palestinien affirme son histoire écrite sous la dictée d’un monastère en ruines et attentif à tout détail, mineur comme majeur : le Deir al-Jouwani.
Rythmé par les vers de Mahmoud Darwich et les chants de Fayrouz, la Dame des Arabes, Hussein al-Barghouti signe avec ce récit un classique de la littérature arabe et universelle qui, par une rare et singulière sensibilité, ressuscite une Palestine naufragée sous les sables de la Nakba — qui se poursuit — et ouvre la voie à un panarabisme cosmopolite, émancipé des névroses et impasses de l’instrumentalisation du religieux et de l’identité.
Un jour, aux portes de la « roche multicolore de Pétra » que l’auteur considère comme son « ombre », lui dont « le sort réduit à observer et passer », il dit à propos de l’employé auquel il devait payer un billet d’entrée au prix fort pour voir la Khazneh : je ne suis « pas plus “étranger” que lui à tout à cet héritage ! ».
Auprès des ruines du monastère de Deir al-Jouwani, tout appartient à Hussein al-Barghouti, le poète à la mystique quasi païenne dont la voix et la personne se confondent souvent avec celles du rhéteur Tirésias : les prophètes de la Bible, les Évangiles du Christ, le Coran du Messager de Dieu, Homère et les rhéteurs grecs, les poètes arabes préislamiques, les empereurs romains d’Orient et d’Occident, les Lumières européennes, mais aussi celles de la Nahda arabe.
Nul besoin de chercher un fumeux « choc des civilisations » chez un artiste — un Palestinien qui chante son droit à la vie et à la liberté — qui pourrait être à la fois le fils d’Alexandre de Macédoine, d’Amon, de Ptolémée, de Rûmi et de Mutanabbî.
Interroger les ruines, inlassablement. S’accoutumer à l’exercice. Une drogue qui apprend à l’être humain qu’il n’est que la somme des « questions posées par la montagne sur sa propre fin, cette fin qui trouve son prolongement dans ses plantes, dans ses perdrix, ses ghaririyas [animal de la famille des lynx], ses gazelles, ses vipères et ses habitants ». Comment parler de la maladie avec la langue d’un homme en bonne santé ?
Pour Hussein al-Barghouti, c’est en s’adressant à la montagne et ses ombres. En rentrant chez soi, voir et revoir, trouver refuge auprès d’une « “beauté qui a été trahie” ». Retourner dans l’arrière-pays de Ramallah, parmi les amandiers d’un jardin d’enfance. Il y a un temps pour l’oubli, après lequel vient celui de l’éclosion des plantes nouvelles, des insectes, le bourdonnement des abeilles, le cheminement des fourmis, le rire des herbes, de l’oignon vert et du soleil qui réchauffe…
Hussein al-Barghouti, cet homme du retour, un scénariste écrivant et filmant le testament de sa vie, se retrouve soudain disposé à être plus attentif à un temps qu’il avait « oublié ou même trahi », prêt à entendre « l’expression de la vie qui se préparait à renaître en moi, le déploiement de la première feuille hors du bourgeon ».
Un retour aux « débuts », quand l’horizon des « fins » paraît moins sûr, obscur. La maladie fait parfois des miracles, déchoie le corps, le reconstitue après, autrement : « C’est le cancer, écrit-il, qui m’avait ramené ici, avec cette douleur persistante dans le bas du dos, persistante au point de devenir ennuyeuse. […]. Pour moi, la maladie est un point de vue sur la vie ». Retourner donc, sur les pas d’un ancêtre dont l’écho habite toujours les ruines du monastère de Deir al-Jouwani.
« Je veux, ajoute l’écrivain, pouvoir marcher dans ce lieu oublieux de tout, affronter seul les pensées qui m’obsèdent sans m’occuper de personne, ni que personne ne s’occupe de moi ». Dans ce lieu, le silence est un verbe impérissable que l’homme malade et colonisé saisit profondément : « Le silence est une musique. Voilà une sagesse vieille comme le monde, mais peu de gens sont conscients qu’il existe différentes sortes de silence. Au Deir al-Jouwani, par exemple, il y a une espèce très singulière de silence quand le temps est au froid et à la lune et qu’on se tient devant cette grotte romaine à laquelle on accède par une petite ouverture rectangulaire ».
Adoptant tantôt le nom de Tirésias et sa voix, tantôt celle du poète vagabond et brigand Chanfarâ qui « voit la solitude comme la plus douce intimité, et trouve son chemin en suivant la Voie lactée », l’auteur de Je serai parmi les amandiers médite la dépossession d’un être par l’histoire et la maladie, projette l’écriture d’un futur désaliéné du despotisme, des régimes arabes et de l’Autorité palestinienne également.
Atteint d’une « tumeur enflammée, d’un afflux de globules rouges dans le lobe gauche du poumon », il redessine son ombre, observe et laisse passer le temps, le conteste et le sculpte à son image.
L’endroit est habité par le chant d’une mythique rebaba (violon à une corde) qui appartenait à l’oncle Qaddoura, mort il y a longtemps, mais bien présent, puisqu’il le voit « en train de jouer de la rebaba sur le toit sur le toit du Deir, au-dessus des vallons escarpés éclairés de lune et des vergers en terrasses fraîchement labourés ». Son chant s’étendait et s’étend encore jusqu’aux villages éloignés.
Qaddoura, qui succomba aux morsures d’une vipère extrêmement venimeuse, ne mourut pas tout entier. Sa légende et les notes de sa rebaba prolongent leur écho « dans le vide qui sépare mon “début” de sa “fin”. Je rêve de faire un film qui aurait pour titre : Vie d’une rebaba ! ».
Hussein al-Barghouti choisit donc le Deir al-Jouwani pour renaître, relier ses « débuts » à ses « fins ». Se remémorant une trentaine d’années d’exil et de blessures historiques, l’écrivain ressuscite les pierres mortes du monastère où les Arabes chrétiens rendaient le culte à Dieu, célébraient la vie.
« Debout au milieu des ruines, j’ai senti toute la différence qui existe entre la lumière de la lune et celle des néons de la colonie. Si blanche et crue, conquérante et dominatrice, elle déborde des barbelés dressés entre la colonie et ses alentours, pareille à une “vision armée”, une force d’occupation oculaire, une architecture de lumière bâtie par une nation obsédée même dans ses rêves par des hallucinations armées éclairées au néon. La colonie tout entière semblait un cas offert à l’étude — qui reste à faire — sur la relation entre l’usage de la force et celui de la lumière ! ».
Un monde oublié des hommes. Invisible. L’oncle de sa mère, Qaddoura le musicien-brigand, jouait de sa rebaba sur la terrasse du Deir al-Jouwani surplombant les vallons et les vergers labourés. Il essayait de l’imaginer allumer du feu, la nuit, et s’installer pour fumer son narguilé. Les souvenirs remontent, cette « “mémoire du lieu”, écrit l’auteur, m’est revenue à l’esprit alors que j’étais debout là, parmi les ruines du Deir ».
Plus loin, un lieu de mémoire spolié. La source antique de Qatiliyya et les terres volées de l’enfance du poète. Les attaques des colons. Fini les vergers qui entouraient la source. Ali le berger qui jouait du ney. Ils ont fait un chemin qui descend jusqu’au fond de la vallée.
Tout a été saccagé : « Quoiqu’il en soit, les Israéliens avaient déjà confisqué mon enfance en réquisitionnant les collines qui entourent la source de la Qatiliyya. Sur les hauteurs qui dominent le bassin dans lequel je me baignais et le caroubier sous lequel se tenait Ali, ils ont construit une colonie ceinturée de barbelés et de projecteurs. Comme si, au lieu de me laisser venir à elle, la mémoire se soulevait et se rebellait contre moi. J’évite désormais cet endroit. Il ne me reste plus que le Deir al-Jouwani ».
Tout dans Je serai parmi les amandiers ramène au présent. Au génocide toujours en cours contre les Palestiniens de Gaza, au nettoyage ethnique de pans entiers de la Cisjordanie, à la répression scandaleuse des Palestiniens portant la citoyenneté israélienne dans les « Terres de 1948 ». La passion de faire régner l’inégalité, de donner la mort surtout, est désormais insatiable.
Déjà, durant l’écriture de ce récit en plein feu de la deuxième Intifada, l’auteur ressentait les possibles de l’histoire, sa déflagration, l’aveuglement d’un État colonial qui n’a de proposition politique pour la Question de Palestine que le génocide – auquel « la civilisation » du « monde libre » consent aveuglément : « Par exemple, quelque temps avant cette Intifada, j’ai commencé à sentir dans l’air l’odeur de la mort, et mon visage est mort. Je ne sais pas si quelqu’un a déjà entendu parler de la “mort des visages”… Mon visage est mort ».
La Palestine d’aujourd’hui ressemble à grenadier planté non loin du Deir al-Jouwani. Quand on l’ouvre, la dispersion des couleurs et des sens, la dispersion, le sang, la mort et la vie explosent en un seul instant, furtivement.
Les Palestiniens continuent de résister à l’effacement, le grenadier aussi, c’est le monastère qui le dit : « Quand je contemplais les oliviers et les vallons sous la lune, quelque chose me disait : Même s’il ne te reste que deux ans à vivre, deux ans ici ont plus de sens et de substance que deux siècles “là-bas”. Résiste ! Cette terre est à toi, résiste ! […]. Résiste ! Pas seulement pour toi-même, résiste ! J’ai entendu la montagne me crier : “Dis-lui : quoi qu’il arrive, si tu veux me rendre visite, je serai parmi les amandiers ! Il y aura du soleil, les arbres seront en fleurs dans les vergers, il y aura des abeilles et des bourdonnements d’abeilles… Mais jusqu’à ce que ce moment arrive, résiste ! ».
Classique parmi les classiques des lettres arabes et universelles, Je serai parmi les amandiers est un lieu où le Palestinien et la Palestinienne peuvent se prolonger comme « l’olivier se prolonge dans son huile ». L’auteur se confond avec les ruines et les oliviers, brille comme l’huile qui brûle et éclaire loin de tout contact avec le feu.
Qaddoura est peut-être mort, mais la légende de sa rebaba est encore vivante, l’écho de son chant habite le monde : « je ne suis rien d’autre qu’une légende tirée de ses légendes », le « récit d’un autre récit encore dont le véritable narrateur est le Deir, c’est-à-dire cette montagne, et non pas moi, ma mère, Qaddoura, ou encore la rebaba ».
Que voit l’auteur ? « Ma vision elle-même n’est qu’une parmi toutes les légendes de cette montagne ». De ces « fins » et « débuts », que pourrait voir l’œil du colonisateur ? Très peu de choses, voire rien du tout, après un siècle de colonisation…
Par Faris Lounis
Contact : farislounis27@outlook.fr
Paru le 05/06/2024
112 pages
Actes Sud Editions
16,00 €
2 Commentaires
Tomis
08/11/2024 à 22:56
"Cette terre est à toi"
Ben non, pas vraiment...
Gilles
09/11/2024 à 15:32
Les Palestiniens ne sont pas chez eux en Palestine ?