Lorsqu’il y a tout juste vingt ans, Anne de Tourville (1910-2004) décéda à 94 ans, elle était bien oubliée du monde littéraire et l’est encore à ce jour. Elle avait pourtant remporté le Prix Femina en 1951 avec son roman «Jabadao» devançant entre autres, dès le deuxième tour, Louise de Vilmorin et Michel de Saint Pierre. Par Marie Coat
Avec son nom fleurant tout autant la Comtesse de Ségur que le corsaire malouin, Anne de Tourville se destinait à la peinture et exposa, fort jeune, au Salon des Artistes Français. Mais dès les années 30, affligée de troubles oculaires qui l’éloignèrent de cette vocation première, elle se tourna vers l’écriture, publiant un premier temps nouvelles et chroniques dans diverses revues littéraires. Si ses romans (Jabadao, MatelotGaël) ont pour cadre la Bretagne, cette femme sédentaire élargit son horizon dans d’autres œuvres comme Femmes de la Mer, qui réunit des biographies de femmes pirates et corsaires de toute époque et toute condition — de la pêcheuse à la princesse — retraçant leurs aventures sur les mers du monde, de la Scandinavie à la Chine en passant par l’Angleterre.
Très attachée aux traditions bretonnes, Anne de Tourville est toujours restée dans la mouvance des Seiz Breur (Sept frères), ce mouvement créé en 1923 pour favoriser un style contemporain dans les sept disciplines artistiques vivaces en Bretagne (décoration, musique, sculpture, architecture, littérature, peinture et artisanat — céramistes, ébénistes, graveurs, brodeurs... –).
Bien qu’il ne s’agisse pas d’un roman « régionaliste », ces traditions et rituels sont omniprésents dans Jabadao, mélange assez surprenant de rigueur ethnologique et d’idéalisation poétique, d’authenticité scrupuleuse et de conte fantastique.
Son titre même est révélateur de l’esprit du roman d’Anne de Tourville : le jabadao est une danse en rond de Cornouailles issue d’un rituel solaire d’origine païenne, qui fut longtemps considérée comme d’émanation satanique (selon le court exergue de la romancière : Le jabadao est une danse très ancienne, survivance probable de quelques rites magiques primitifs. Toujours en honneur en Bretagne et vivement aimée, elle ne laisse pas d’y jouir d’un renom assez trouble. Le mot qui la désigne n’a ni signification ni étymologie précise ; pour certains, il dérive de sabbat ; d’autres y voient une déformation de « Job an Diaoul » - Joseph le Diable).
En Bretagne, la danse a de tout temps été l’expression d’une solidarité communautaire, rassemblant le ban et arrière-ban — voire passants et mendiants —, des enfants aux vieillards, dans une « cadence courte et juste » qui faisait l’admiration de la Marquise de Sévigné... mais avec souvent des relents de soufre bien païens (si l’on en croit un historien de la Bretagne, « aucun peuple n’a porté plus loin la passion de la danse »).
La première partie du roman, intitulée « La couronne des morts », s’ouvre brusquement sur un décès. Son mari à peine mort et bien qu’affligée, Katell Dalenn se réjouit — voire exulte — de rester seule maîtresse du plus beau domaine du village de Feunten Yen, du bon côté de la Rivière Froide, qu’un pont sépare des Collines Brûlées, repaire de pauvres bûcherons, charbonniers et autres méprisables pouilleux.
Et c’est toute gonflée de puissance que la veuve affligée « ordonna un enterrement hors classe et à trois croix », deux d’argent et une d’or — tout le trésor de la modeste église, du jamais vu — qui « frappèrent la foule de respect », d’autant qu’à la fastueuse cérémonie succéda un long et plantureux repas digne d’un défunt fortuné, « à la sauce... coûteuse, bienfaisante et glorieuse ». Une fois le repas terminé sur un café puissant et bien noir — et non un « café du pardon » tant dilué — l’assistance se lança dans les prières funèbres, pour que « ce mort aussi capable que riche » ne revienne pas hanter le monde des vivants et « attende dans la paix l’heure de la résurrection des corps ».
Bon débarras pour la veuve, mais profonde tristesse et effroi soudain pour Ener, son fils, « un bel enfant, d’une figure extrêmement attachante, d’une intelligence ouverte, et qui comptait beaucoup d’amis » : lui qui avait longtemps attendu son père durant la « longue guerre » le perdait peu après. Et il comprenait que, plus que la compassion — car il était « conforme à l’image que l’on peut se faire d’une créature comblée de biens terrestres et frappée du malheur » — il suscitait l’envie et le respect : « aucun village à la ronde ne possédait un tel orphelin ».
Au hasard de ses jeux et promenades avec Jili, son frère d’adoption flanqué le plus souvent de sa cousine Marjep, il en vient à s’aventurer dans les Collines Brûlées, fief d’un « vilain monde », de sauvages et de magiciens, où « tout semblait plier sous le poids des sortilèges ». Son sort est alors scellé après la rencontre d’une petite Gaud qui pleure la perte de son peigne tout neuf…
Au fil des années, les affaires de Katell Dalenn prospèrent ; alors qu’elle projette un grand mariage pour son héritier de fils, le curé de la Rivière Froide lui annonce, à ses grandes stupeur et colère, qu’Ener veut épouser Gaud ar Gwen, jeune fille sensible et intelligente, mais des Collines Brûlées... autant dire une miséreuse sans dot. De son côté, la mère de Gaud expose avec réalisme à sa fille les écueils d’une union avec le jeune homme le plus riche de la commune (« Ils nous dédaignent aussi fortement que nous les méprisons »... « se lier à des gens dont les défauts ne nous sont pas familiers est une folie »).
Dans leur candeur amoureuse, les jeunes gens restent toutefois soudés envers et contre tout. Bien que pauvre, Gaud se doit de respecter la tradition d’orner sa robe de mariée de perles : elle sollicite respectueusement l’aide des âmes défuntes qui, dans un « dialogue » joyeux et confiant, lui permettent de prélever les perles encore brillantes sur les couronnes mortuaires. Fondement majeur des légendes celtiques, ce commerce avec la mort — qui « l’avait inspirée » — irrigue tout le roman.
La seconde partie, « Le grand jabadao », s’articule essentiellement autour du mariage. D’abord vent debout contre son fils, Katell Dalenn est astucieusement conseillée par le prélat et renverse la situation à son avantage en organisant des noces aussi inoubliables que l’enterrement de son époux (alors que la coutume veut qu’elles soient organisées chez et par les parents de la mariée).
Les préparatifs se déroulent dans la plus grande effervescence, selon un rituel complexe où la préparation des repas et des atours requiert plusieurs jours et où l’on assiste à une surenchère de signes extérieurs de richesse et d’élégance, vêtements, chevaux, carrioles... devant frapper les esprits. Même aux Collines Brûlées, les moins nantis veulent rivaliser d’élégance : « comme maire des Collines je voudrais bien, pour une fois, montrer à ces gens-là, ce que nous valons. Qu’ils restent la bouche ouverte et n’en ferment l’œil de trois nuits ».
Le mariage est grandiose : toute la commune banquette puis danse jusqu’au crépuscule. Mais au moment de donner sa bénédiction au jeune couple, Katell Dalenn les maudit : stupeur et désarroi de l’assistance, impressionnée toutefois par ce coup de théâtre (« on trouvait qu’elle avait été odieuse, bien que chacun, à part soi, lui sût gré de susciter des évènements aussi spectaculaires »). La cohabitation ne peut, malgré la bonne volonté de Gaud, qu’être insupportable : la mère d’Ener traite si mal sa bru que celle-ci s’enfuit.
On ne racontera pas plus avant les péripéties de cette histoire archétypale de Gaud et Ener, époux séparés par une mère égoïste, cruelle et intéressée, mais qui, faisant fi des divisions sociales, surmonteront les obstacles.
Intrigue simple, style classique… rien n’aurait distingué ce roman si ce n’est son atmosphère très particulière, où couvent d’intenses passions dans un cadre étroitement ritualisé, où le réalisme le plus trivial côtoie le fantastique, où communiquent vivants et morts, en communion étroite avec une Nature omniprésente, puissante et mystérieuse : à la sortie du livre, des critiques évoquèrent Mary Webb, Selma Lagerlof...
Même si, de son humour pince-sans-rire, Anne de Tourville ne se prive guère de brocarder avec finesse les travers (voire le ridicule) de certains personnages, on sent son empathie pour ceux — et encore plus celles — qui sont au-dessus des apparences et font fi des creux affairements. Et sous le « charme », on ne s’étonne pas qu’un oiseau soit porteur de nouvelles, que la femme du bedeau soit douée d’une ouïe prophétique, qu’un gâteau cuit sur du bois déraciné engendre le malheur et que les ajoncs transmettent les paroles des âmes du purgatoire... ou qu’un chien soit plus perspicace qu’un homme.
Jabadao fut écrit au mitan du siècle dernier, alors que depuis déjà avant-guerre, les croyances ancestrales et la pratique des traditions déclinaient, avec une forte accélération à partir des années 50/60. En reste toutefois une mémoire encore vive et la volonté de maintenir toute une culture, notamment langue, musique et danse ; avec l’inscription du Fest noz au Patrimoine Mondial Culturel Immatériel de l’Humanité, le jabadao est en quelque sorte sanctuarisé...
Par Les ensablés
Contact : ng@actualitte.com
Commenter cet article