1,3 million d’exemplaires. C’est le nombre de livres écoulés par Christelle Dabos, tous titres et formats confondus, indique Edistat. Un succès porté, en grande partie, par sa saga à succès La Passe-miroir (Gallimard jeunesse). Pourtant, l’autrice d’imaginaire est restée discrète, loin des projecteurs, et s’est concentrée sur de nouveaux projets. Aujourd’hui, elle revient avec Nous, édité chez Gallimard jeunesse, un roman qui renoue avec ses premiers amours : la fantasy dystopique.
À quoi ressemblerait une société où chacun aurait un rôle prédéfini, si rigide qu'il serait impossible de s'en écarter ? Christelle Dabos plonge ses lecteurs dans un univers fictif, régi par ses propres lois, sa hiérarchie… Et ses interdits. Dans cette atmosphère délicieusement vintage, les personnages utilisent des baladeurs et passent leurs appels dans des cabines téléphoniques.
Au centre de ce nouveau roman, se trouve le Nous, un lien invisible qui relie chaque être humain à tous les autres, de façon permanente. Ce lien fonctionne grâce à l’Instinct : un penchant inné et irrépressible qui guide chacun lorsqu’une situation opportune se présente. Certains sont pourvus d’un Instinct d’hospitalité, les poussant à accueillir et prendre soin de tous ceux qui franchissent leur seuil.
CHRONIQUE – Avec Nous, Christelle Dabos crée un nouveau monde miroir
D’autres possèdent un Instinct de réparation, et gardent leur boîte à outils toujours à portée de main. Il y a aussi les inspirés, qui créent, les fabricants ou encore les serviables, destinés à ouvrir des portes, entre autres. Le tout forme une société fonctionnelle, que personne n’ose remettre en question.
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Et il y a Claire, dotée d’un Instinct de confidence qui la force à écouter les autres en permanence. Avec Goliath, un colosse assujetti à son Instinct protecteur — qui le pousse à protéger ses semblables quitte à se sacrifier lui-même — ils vont tenter de percer les failles de ce système totalitaire, et feront d’impensables découvertes.
Avec humour, honnêteté, et une pointe de timidité, l’autrice revient sur la conception d’un tel roman.
ActuaLitté : Avec l’engouement qu'a suscité La Passe-Miroir, on sait que ce prochain roman est très attendu. Dans quel état d’esprit vous trouvez-vous, en ce jour de sortie ?
Christelle Dabos : Je suis déjà passée par ces émotions, avec la publication de Ici et seulement ici, en 2023, qui est arrivé après La Passe-miroir. J’ai moins de pression : j’imagine que mes lecteurs ne s’attendent plus à un « La Passe-miroir bis », en tout cas je l’espère.
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Je suis impatiente d’avoir les premiers retours, car je porte ce texte avec beaucoup d’amour. J’ai pris du plaisir à l’écrire, et à le retravailler avec Gallimard Jeunesse. Je pourrais comparer cette journée à un projet spatial. C’est comme si je m’apprêtais à aller sur la lune, et plus le lancement approche, plus je ressens le grand frisson...
Dans votre récit, vous décrivez une société totalitaire où les intérêts collectifs priment systématiquement sur les aspirations individuelles. Finalement, chaque personnage semble en proie à une grande solitude, en est souvent malheureux. Quels parallèles voyez-vous entre cette société fictive et certaines dynamiques de notre monde contemporain ?
Christelle Dabos : En réalité, mes idées surgissent spontanément, sans que j’y réfléchisse pendant des heures : je me lance à fond. Et puis, un matin, en préparant mon cacao avant de travailler sur le troisième tome de La Passe-miroir, l’idée de Nous m’est apparue.
À ce moment-là, je me suis demandé : « Et s’il existait une société où les gens naissent avec un besoin irrépressible de faire le bien? » Cette pensée a été le point de départ de mon écriture. Puis vient le moment de décortiquer cette inspiration, de comprendre d’où elle provient. Après un épisode introspectif, j’ai fait le lien avec mes années d’études à la fac.
Je me suis rappelée, par exemple, ces personnes qui refusaient de céder leur place dans le bus, des étudiants qui gardaient leurs notes pour eux si quelqu’un manquait un cours, ou ces couloirs universitaires où les gens ne répondaient pas quand on leur demandait notre chemin.
En réaction à cet égoïsme, j’avais créé un ordre de chevalerie virtuel sur MSN. Les membres s’engageaient à être solidaires et à aider quiconque en aurait besoin. J’ai recruté deux membres et même écrit un roman de chevalerie sur le sujet, finalement resté au fond d’un tiroir. Je rêvais d’une société plus attentive à son prochain. Nous, tout comme La Passe-miroir, est en quelque sorte un monde miroir de cette aspiration.
Comment avez-vous construit cette société en apparence « parfaite » ? Quels mécanismes et enjeux souhaitiez-vous mettre en lumière ?
Christelle Dabos : Pour Nous, je n’avais pas l’intention de transmettre un message précis au lecteur. Mon besoin était plutôt d’explorer une société et ses personnages. Tout le plaisir créatif résidait dans l’imagination de son fonctionnement, de ses codes et de ses règles.
Je me suis inspirée des années 80, avec les cabines téléphoniques, les baladeurs et les minitels, qui apportent une touche vintage au récit. J’ai également approfondi des questions qui me préoccupent, notamment celle de la religion. Le texte est chargé d’un champ lexical religieux, sans doute en lien avec mon propre parcours spirituel. Enfant, j’ai suivi des cours de catéchisme pendant presque toute ma scolarité, sans rien remettre en question, jusqu’au jour où j’ai moi-même ouvert une Bible. Là, je me suis dit : « Mais c’est dur ! »
J’ai transposé ce questionnement dans mon texte, en créant une société où la notion de sanctification est centrale, presque religieuse. Le Nous devient une sorte de religion, sans en être une au sens strict.
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Les personnages, quant à eux, poursuivent une quête d’identité personnelle. Ils se demandent : « Pourquoi, alors que je fais partie du Nous, je me sens seul(e) au lieu de me sentir comblé(e) ? » Cette interrogation les pousse à explorer ce que signifie « être quelqu’un ». Le texte aborde aussi la question de la liberté : une liberté individuelle, mais aussi de penser, d’agir.
Qu’est-ce qui vous a poussé à opter pour un récit aussi sombre, en rupture avec vos textes précédents, souvent empreints d’humour et de légèreté ?
Christelle Dabos : C’est drôle, il y a souvent un décalage entre ce que je pense de mes écrits et ce que perçoivent les lecteurs. Je ne trouve pas ce roman si sombre que ça. J’ai eu les mêmes retours pour Ici et seulement ici, que j’avais vécu comme une écriture assez jubilatoire, ressenti que les lecteurs n’ont pas du tout partagé.
Dans Nous, je voulais poser une ambiance assez lourde, qui permet aux personnages d’aller chercher une lumière autrement, et ailleurs. Même Goliath. Dans la première version, il était plus mordant, plus « drôle », mais je l’ai retravaillé.
L’âge des personnages n’est jamais donné, mais on sait qu’ils sont jeunes, car ils sont en fin d’études, à l’aube de la vie professionnelle. Pourquoi avoir choisi de les représenter à cette période de la vie ?
Christelle Dabos : C’est une période fascinante, une sorte de transition : le moment où l’on quitte l’enfance pour entrer dans le monde adulte. Ce petit trait d’union entre deux âges m’amuse beaucoup.
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Moi-même, alors que je vais bientôt avoir 45 ans, je me sens toujours dans cette phase de passage. Et tant que j’y suis, mes personnages aussi ! Mais pour la première fois, j’ai créé un personnage retraité avec Madame X. Donner vie à quelqu’un de plus âgé que moi, c’était inédit, et cet exercice a été particulièrement enrichissant.
Comment avez-vous installé cet univers ? L’avez-vous, par exemple, dessiné, pensé, écrit ?
Christelle Dabos : J’aime bien dessiner, même si c’est moins le cas aujourd'hui qu’à une époque. Ça concerne surtout les personnages, que je dessine beaucoup, même si je les décris peu dans mes textes. Je les dessine individuellement, mais souvent en pleine interaction, ce qui me donne des idées pour les dialogues.
Je n’ai pas de fiches personnages, car cette technique ne fonctionne pas avec moi. Pour écrire Nous, j’ai pour une autre méthode : celle du canapé. J’ai installé chacun de mes personnages sur un divan, et je les ai laissés me raconter leurs vies. Mais bon, entre cette première version et la finalité, beaucoup de choses ont changé.
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À plusieurs reprises, dans vos romans, nous croisons des personnages handicapés. Cette fois-ci, nous rencontrons Goliath, qui a perdu ses deux bras en tentant de sauver une vie. Qu’est-ce qui vous pousse à intégrer des personnages en situation de handicap dans vos récits ?
Christelle Dabos : Je ne m’en étais pas rendu compte, mes amis me l’ont fait remarquer. C’est sûrement inconscient, car j’ai moi-même été atteinte d’une maladie, et j’ai vécu la transformation de mon corps. Dans mon entourage, il y a aussi des personnes en situation de handicap.
Mais, dans le cas de Goliath, qui a perdu ses deux bras, c’est un personnage qui a de la chance, car on leur donne des prothèses fonctionnelles, à la pointe de la technologie. Il ne se sent pas du tout diminué, au contraire ! Plus il est abîmé, plus il est fier et se sent héroïque. C’est une chance pour lui de vivre dans une société où c’est possible, contrairement à nous.
On ne s’adresse aux personnages dotés d'un Instinct de confident qu'en dix mots, règle que vous respectez scrupuleusement, atteignant presque toujours le compte exact. Comme un défi d’écriture que vous vous êtes lancé. Était-ce un exercice amusant, ou au contraire, quelque peu fastidieux ? Qu’est ce que ça vous a apporté ?
Christelle Dabos : Je me suis souvent demandé : « Pourquoi me suis-je imposé cela ? » D’autant plus que je m’interdis de placer des chiffres dans mes textes, car, comme me l’ont souvent fait remarquer les traducteurs, je m’y perds facilement, et ça créé des incohérences systématiques.
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Cette nouvelle règle, j’ai dû redoubler de rigueur et de vigilance pour ne pas la briser, ainsi que toutes les autres : un confident ne peut pas interrompre, ne doit jamais retirer ses écouteurs en public, etc. Cet exercice m’a poussé à détourner mon attention de l’intrigue pour me concentrer pleinement sur l’incarnation des personnages, et adopter pleinement leur point de vue. Et j'ai adoré ça !
Tous vos personnages écoutent et adulent Coco Rudy, un chanteur dont on ne sait rien, si ce n’est qu’il est célèbre. Qui est-il, quel type de musique joue-t-il ? De qui vous êtes-vous inspiré ?
Christelle Dabos : Et bien, je n’en ai pas la moindre idée. À vrai dire, j’ai grandi entourée de musique classique, et n’ai jamais suivi les tendances musicales que ceux autour de moi adoraient… J’étais très en décalage. En ce sens, je me retrouve beaucoup dans Claire, dont les parents sont étroitement reliés à ce registre de musique. Mais, c’était marrant d’imaginer une pop culture imaginaire propre au récit.
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Si vous aviez eu le choix, quel Instinct auriez-vous choisi ?
Christelle Dabos : À l’occasion de la soirée de lancement, Gallimard Jeunesse a conçu un test en quatre questions pour déterminer à quel Instinct chacun appartient. Résultat : je suis une confidente ! Cela ne me surprend pas vraiment ; j’ai toujours été à l’écoute des autres, même si j’ai parfois du mal à m’exprimer — quoique cela s’améliore peu à peu.
Je me reconnais aussi dans l’Instinct de protection, ce qui me rapproche du personnage de Goliath. Cependant, contrairement à lui, ma protection n’est pas physique ; je dirais plutôt qu’il s’agit d’un syndrome du sauveur.
Crédits image : Portrait de Christelle Dabos, par © Chloé Vollmer-Lo / Photographie du livre par ActuaLitté
Par Louella Boulland
Contact : lb@actualitte.com
Paru le 07/11/2024
576 pages
Editions Gallimard
19,90 €
Paru le 07/11/2024
576 pages
Editions Gallimard
27,90 €
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