À l'occasion de la sortie de Faïel et Les Histoires du monde (Le Tripode, 2024), Paolo Bellomo revient, dans la deuxième partie de l'entretien, sur la richesse des voix et des langues qui imprègnent son écriture. Il y explore comment les cultures et influences linguistiques diverses nourrissent sa manière d’écrire et d’incarner ses personnages.
Le 08/11/2024 à 12:03 par Federica Malinverno
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08/11/2024 à 12:03
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Dans votre roman il y a plusieurs langues, mais aussi plusieurs voix et peut-être plusieurs écritures… Comment êtes-vous arrivé à cette écriture ?
Paolo Bellomo : J’ai commencé à écrire en croyant que c’était un monologue, la parole de Faïel avait cette adresse particulière qu’on peut trouver dans les écritures pour la scène. Mais, pour moi, il y a toujours une adresse dans n’importe quelle écriture fictionnelle. J’y crois profondément. Ce sont peut-être ses degrés, ses modalités qui changent.
Mon écriture, au départ, était donc une parole incarnée dans le corps d’un petit garçon qui vient de vivre une expérience tragique. C’est pour moi une parole bégayante, même si je ne retranscris pas ce bégaiement. Il y avait quelque chose de l’ordre de l’angoisse, qui partait de son plexus, et c’est ça qui m’a permis d’entrer plus facilement dans les yeux d’un enfant de six ou sept ans.
Au moment de la relecture, je me suis rendu compte qu’au fur et à mesure que le texte avançait, j’avais complètement perdu la voix de Faïel, celle qui m’avait touché en premier lieu : le petit garçon devenait quelqu’un d’extrêmement sage, rationnel. Il analysait la réalité comme un universitaire quadragénaire. C’était une écriture qui se tenait, qui avait sa logique interne, agréable à lire, mais ça n’avait rien à voir avec le personnage...
Qu’est-ce que vous avez fait alors de cette nouvelle écriture ?
Paolo Bellomo : Au début j’ai détissé ce que j’avais écrit pour retrouver la parole, mais aussi l’émotion de Faïel. Disons que pendant une certaine phase du travail, j’ai dû rendre à nouveau « barbare » mon écriture. Et cela a été fondamental, mais cela m’a aussi permis de comprendre que ce point de vue beaucoup plus sage, plus conscient, avait sa place dans le roman : c’est juste que ce n’était plus Faïel qui parlait. Donc j’ai introduit la voix d’un narrateur omniscient, adulte, si vous voulez.
Ensuite j’ai su qu’à partir du moment où les histoires de Faïel et de Sisine s’achevaient, il fallait perdre ces personnages pendant quelque temps, pour que le lecteur vive ce désarroi propre à la migration forcée : il y a des périodes, parfois longues, où l’on ne sait pas ce que sont devenus les gens qui ont migré, on perd contact. Et là d’autres paroles, d’autres langues et écritures sont apparues. J’ai choisi un narrateur extérieur qui à chaque fois se laisse imprégner par les personnages qu’il suit et qui s’alternent dans le roman, notamment Tchan, Saintorsole et la femme dans la grotte.
Puis, d’autres personnages ont pris la parole, comme la Présidente et Djesuppine, qui par ailleurs est le seul personnage du roman que j’imagine parler avec un accent.
Toujours par rapport à l’écriture, je dirais qu’il y a une sorte d’« écriture des sens » dans le roman ? Autrement dit, le corps me semble très présent…
Paolo Bellomo : Je crois que presque dans toutes ces différentes formes d’écriture celle que vous appelez l’« écriture des sens » reste active. Elle vient d’un apprentissage que j’ai fait très tard, car j’ai été très longtemps fortement coupé de mon corps et donc d’une grosse partie de mon énergie vitale.
À LIRE – Paolo Bellomo : “Toute maîtrise de la langue est imparfaite” (1/2)
Et grâce aux pratiques somatiques, par le théâtre d’abord, j’ai pu expérimenter cette chose extraordinaire qu’est la connexion entre le corps et les émotions, sentiments. Et je ne voulais pas priver mes personnages de cette expérience.
Je voulais traiter la matière de ce roman comme une matière plus organique que rationnelle. Car pour moi, la littérature est faite de la même matière que la vie : ça respire, ça bouge : c’est un peu comme avec la danse, une fois qu’on est lancé dans un mouvement c’est mon corps, la force de gravité qui dirigent les mouvements suivants, les directions à prendre, et moi, je me laisse porter. J’aime ça.
Et comment êtes-vous arrivé à ce découpage en différentes parties ?
Paolo Bellomo : Ce découpage est arrivé très tardivement, dans la discussion avec l’éditeur. Ce n’est pas un choix qui était là au départ, mais ça a été un des grands apports de Frédéric Martin. J’ai lu que pour Les ouvertures (trad. par Laurent Lombard, Verdier, 2021) Antonio Moresco a travaillé par excroissances : à chaque fois qu’il le relisait, il ajoutait des phrases, des détails, des pages, des chapitres entiers. Et moi j’ai travaillé de la même façon.
La microstructure, celle du conte qui parlait du départ de la mère et de la fille, était là dès le début, mais le 95 % de ce qui se passe dans le roman, je ne l’avais pas prévu. Par exemple, ni Vitelarìnze ni les Bâtisseurs n’existaient… Ce que je fais c’est que j’essaie de m’ancrer dans une scène et de voir ce qui se passe... Finalement la répartition du livre proposée par Frederic Martin reflète en quelque sorte la genèse de mon l’écriture.
Dans ce roman il y a un travail sur la langue, certes, mais peut-être aussi un travail sur les sons, sur les bruits de la nature, et même sur le silence… En effet, les Bâtisseurs chantent, mais ne parlent pas…
Paolo Bellomo : Pour moi, un personnage fondamental qui est lié à ce discours est Nennelle. La nature est arrivée dans le roman par le biais de Nennelle. Cette gamine appartient à la communauté humaine, certes, mais elle ne serait pas entière sans ses deux autres communautés, qui sont le monde végétal et le monde animal.
Elle écoute la nature qui semble lui parler et qui semble entendre ce qu’elle dit. À un moment donné, elle devient le contenant, le réceptacle de quelque chose qui vient de très loin dans le temps et elle est capable de se faire habiter par le chant guerrier qui la transportera. C’est peut-être parce qu’elle est au carrefour de différentes communautés que cela devient possible.
Par rapport à l’univers sonore du roman, je suis parti d’un constat très simple : quand on est en en pleine nature et qu’on fait le choix de se taire, on peut avoir l’impression d’entendre le silence. Mais on se rend vite compte que le silence n’existe pas. L’activité humaine peut se taire, mais le monde est habité par d’autres bruits, d’autres langues.
Et cette réflexion me vient aussi d’une expérience que j’ai faite avec la poétesse et traductrice Irène Gayraud qui fait partie de l’OuTransPo (Ouvroir de Translation Potencial). Elle a emmené des traducteurs dans une forêt et a demandé de traduire tout ce qu’ils entendaient. Une expérience qui a été formidable et a aiguisé mon oreille, attiré mon attention.
Quant au rapport au son, j’ai été influencé aussi par le cinéma, notamment par le film Les Bruits de Recife de Kleber Mendonça Filho. Le cri qu’on entend un moment dans le roman vient directement de David Lynch, de la troisième saison de Twin Peaks. Le cinéma m’a aussi servi pour mieux définir des personnages : Djuañi, par exemple, ne serait pas le même si je n’avais pas vu L’été de Kikujiro de Takeshi Kitano.
Y a-t-il des auteurs ou des courants littéraires qui auraient inspiré votre travail ?
Paolo Bellomo : Je ne me suis pas posé précisément cette question, mais certains auteurs m’ont aidé à libérer mon geste. Par exemple, Andrus Kivirähk (L’homme qui savait la langue des serpents, trad. Jean-Pierre Minaudier, Le Tripode, 2013), mais aussi Dino Buzzati, Agotha Kristof et Antonio Moresco. Certains lecteurs ou critiques ont remarqué dans mon écriture l’influence du réalisme magique, mais moi je trouve que ce n’est pas tout à fait ça. Évidemment, j’ai adoré L’arbre du dieu pendu (trad. par Mara Hernandez et René Solis, Métailié, 2024) de Alejandro Jodorowski, et même les ouvrages de Marquez, mais en même temps je crois que, en partie, c’est ma propre cuisine.
L’expression du titre « Les histoires du monde » me fait penser à la dimension du conte de l’enfance…
Paolo Bellomo : En effet je crois que j’ai une descendance plus directe avec le monde des contes de l’enfance qu’avec un courant littéraire. Le plaisir, le jeu vient de là. Le merveilleux était là dès le départ, car j’avais écrit ce microconte d’abord. Puis, à partir du moment où Faïel s’est mis à me parler, le réalisme est intervenu. Dès qu’il y a un personnage dans un endroit précis qui se met à parler, il y a tout de suite une table, des cheveux et d’autres détails qui apparaissent et qui font le romanesque aussi.
Par ailleurs, curieusement, je me suis rendu compte que les professionnels de la radio ont été beaucoup plus sensibles que la presse écrite, du moins pour l’instant, à mon livre… En effet, chez certains auteurs je trouve qu’il existe une qualité « gramophone » ou « phonographe » de l’écriture. J’aime les écritures qui ne cachent pas leur qualité orale.
Pour moi, il y a toujours de l’oralité dans l’écriture, tout comme il y a toujours de l’adresse. Et il y a des écritures que, dès qu’on commence à les prononcer à haute voix, se dévoilent dans toutes leurs puissances. Je pense à Gadda ou à Beckett ou encore à l’Ulysse de Joyce, pour ne citer que les cas extrêmes. Et peut-être que mon écriture est aussi une écriture « phonographe »…
Comment êtes-vous parvenu au titre de l’ouvrage ?
Paolo Bellomo : Mon titre de travail était Faïel, mais il n’était pas satisfaisant pour moi. J’ai longtemps pensé à mettre Nennelle dans le titre, mais j’ai décidé de ne pas le faire, parce que je crois qu’on aurait su dès le départ la place centrale qu’elle prendrait dans le récit, alors que je voulais que cela reste une surprise pour le lecteur. Avec l’éditeur on a pensé à plusieurs propositions et finalement je suis très content de ce qu’on a trouvé.
Crédits Image : Eleonore Wallet
Par Federica Malinverno
Contact : federicamalinverno01@gmail.com
Paru le 29/08/2024
313 pages
Le Tripode Editions
20,00 €
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