Le jardin des candidats de Kai Pfeiffer et Dominique Goblet au Frémok, pose le décor d'un jardin qui entoure une maison, dans lequel errent des soupirants qui désirent partager un peu de temps avec l’habitante des lieux, et même un peu plus si entente.
Le 05/11/2024 à 18:08 par Jean-Charles Andrieu de Levis
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Publié le :
05/11/2024 à 18:08
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Kai Pfeiffer et Dominique Goblet prolongent leur collaboration débutée en 2014 avec l’album Plus si entente. Ils reprennent peu ou prou le même sujet, à savoir la mise en scène d’annonces de site de rencontres, et livrent ici un album peut-être plus abouti, plus radical, plus expérimental, un peu moins narratif (en termes de récit actantiel), mais qui met en place une expérience de lecture plus dense et paradoxalement plus accessible.
Les premières pages mettent en scène des amphores, des trous, des arbustes phalliques ou des livres éparpillés dans un jardin florissant et hétéroclite. Chacun de ces éléments prend la parole et, d’une même voix, pose le cadre du récit : le jardin se présente comme l’espace mental où se jouent les désirs d’une femme esseulée après sa séparation et son éloignement avec sa fille.
Dans ce théâtre fantasmatique, les petites annonces parcourues sur des sites de rencontre se matérialisent en autant d’hommes pathétiques qui vouent un culte sans mesure à celle qu’ils nomment « La Mère ». Ce prologue met en place le dispositif qui réduit considérablement la part narrative de l’album pour proposer essentiellement un défilé d’hommes qui se présentent à leur manière et se plient en quatre pour satisfaire l’objet de leur culte.
L’album joue surtout sur l’effet de répétition de ces annonces et de ces hommes qui se succèdent les uns après les autres et qui évoluent les uns à côté des autres. Kai Pfeiffer et Dominique Goblet retranscrivent les annonces en respectant scrupuleusement les erreurs de syntaxe, les fautes d’orthographe, les maladresses et les nombreux oublis de mots qui émaillent ces textes censés condenser ou du moins représenter en quelques phrases l’homme qui les a rédigés.
L’exhibition de cette gaucherie, de ce manque de considération pour la chose écrite, s’ajoute à la vulgarité des propos tenus, qui ne sont plus de l’ordre de la maladresse mais bel et bien de la lourdeur. Pourtant, les auteur.ices représentent les écrivains en (mauvaise) herbe régulièrement en train de pleurer.
L’obscénité se meut alors en détresse affective et sexuelle et l’on se prend de tendresse pour ces personnages dont le physique (le corps gras, longiligne ou bodybuildé, ils sont tous un peu ridicules lorsqu’ils se présentent) et l’attitude désamorcent le sentiment de répulsion que provoquent leurs odieux profils.
Tous ces aspirants sont franchement pathétiques, dans tous les sens du terme. Ces hommes de tous poils émeuvent autant qu’ils agacent et l’album se révèle ainsi terriblement drôle et cruel à la fois, bercé d’une certaine mélancolie. Les auteurs s’amusent avec ces courtes descriptions, mettent en avant leur indécence tout en la désamorçant.
Après tout, ces porcs ne sont peut-être que des êtres fragiles qui ne savent comment exprimer leur débordement d’amour et d’affection : Goblet et Pfeiffer transforment ainsi les hommes-loup en garçons-chiots.
Ce principe d’accumulation rappelle certaines expositions ou livres de Sophie Calle (Prenez soin de vous, par exemple) qui, à travers une collecte minutieuse de choses quotidiennes, en révèle la singulière poésie. Ce dispositif leur permet de magnifier la banale réalité scabreuse de ces sites de rencontre, la froide et décadente sexualité qui s’y déploie sous fond de désarroi émotionnel.
Ce faisant, ils développent un nouveau type de récit qui ne fonctionne pas tant par la succession de péripéties, mais bel et bien par addition de portraits et de scènes hautement symboliques.
On se laisse ainsi emporter par ces pages où s’exprime également une véritable entropie graphique et expérimentale. Pfeiffer et Goblet approfondissent le dialogue de dessin et l’enrichissent considérablement tout en semblant trouver une plus grande unité visuelle.
Chaque double page détonne par l’évolution d’une écriture différente dont les variations ne correspondent pas nécessairement à des oscillations narratives. Le dessin en lui-même se révèle porteur de charge émotionnelle, et le regard est émerveillé par cette générosité et ce plaisir au dessin qui s’expriment ici.
Aux nombreux dessins se mêlent également des sculptures de porcelaine qui poursuivent l’univers fictionnel et le font entrer dans la sphère du tangible. Étonnamment, ces pièces se fondent particulièrement dans l’ensemble. Les ruptures permettent de porter définitivement ces planches et cette histoire dans une démarche conceptuelle et poétique qui appelle un second degré de lecture, une certaine distance réflexive qui se conjugue avec la séduction optique exercée par l’inventivité plastique des dessins.
La vulgarité de ces courts textes issus de réels sites de rencontre se confronte à la richesse créative qui se formule dans le livre par une approche malicieuse de ces phrases finalement touchantes de naïveté et de candeur.
Le jardin des candidats est un album à la fois très drôle et très beau, une expérience de lecture comme on en lit peu en bande dessinée.
Crédits photo : Fremok Eds
Par Jean-Charles Andrieu de Levis
Contact : jeancharles.andrieu@gmail.com
Paru le 07/03/2024
256 pages
Fremok
39,00 €
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