Le Roumain Mihai Eminescu est peu connu dans nos contrés. Son œuvre la plus célèbre est un long poème, Hypérion, et comme Holderlin, l’effondrement psychologique et physiologique est au bout. Une poignée de textes publiés dans quelques revues littéraires et un unique recueil publié de son vivant, mais surtout une grosse malle de manuscrits. C’est dans ce vaste « fragmentarium » que des maximes, visions et autres méditations ont été extraites, pour proposer un volume (bilingue), publié chez Arfuyen.
Le 04/11/2024 à 12:03 par Hocine Bouhadjera
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04/11/2024 à 12:03
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L'éditeur de Cioran en Pléiade, Nicolas Cavaillès, a sélectionné et traduit ses « dits et maximes de vie » du Roumain, avec une ambition : nous présenter le « dernier grand romantique européen ».
Comme tout idéaliste qui se respecte, tout part des tourments de ces sombres pensées qui enferment à l’intérieur de soi. Le pessimisme, chez le Roumain, est profond. On dirait son compatriote Cioran, ou nimporte quel artiste polonais. Les aspirations sublimes, et la lucidité, ont engendré son rejet du monde.
Le poète né dans l’actuelle Moldavie, tourmenté par le dor - une nostalgie ardente et profonde pour un idéal perdu -, trace un lien spirituel avec ses ancêtres daces et tout un héritage oriental. Il dépeint un monde corrompu, opposé à l'ancienne sagesse, tourné vers une réalité plus élevée. Il rejette un Dieu trop distant, se tourne vers la mythologie, ou le Rig-Veda.
Il trouve refuge dans la nature sauvage, l'isolement radical, accepte sa constitution d'outsider. L'amour sera cosmique ou ne sera pas. Elle passera par la poésie. Dans son poème narratif Luceafărul (ou Hypérion), il explore la cohabitation du divin et l'humain, à travers une histoire d'amour impossible entre Catálina et l'astre vespéral Luceafărul. Ce dernier, mi-ange mi-démon, choisit la solitude céleste et glaciale plutôt que la vie terrestre avec Catálina, qui elle, se rapproche d'un autre homme…
Surdoué à la base, le jeune Mihai Eminescu ne supporte pas ces études et fugue à plusieurs reprises, à la Rimbaud, notamment avec une troupe de théâtre. Il trouve refuge chez son professeur qui lui ouvre les portes de sa vaste bibliothèque. À la disparition de ce mentor en 1866, il reprend une existence nomade entre les Carpates et le Danube. Passe notamment par Berlin, et après avoir été salué comme un des sommets de la littérature nationale par certains, dérive dans sa quête solitaire, mal comprise. Il s’éteint à l’âge de quarante ans, interné.
Il incarne le stéréotype du génie créatif consumé par ses propres tourments et un monde indifférent. Son œuvre a enrichi la langue roumaine d’échos folkloriques. Cioran, Eugène Ionesco ou Mircea Eliade sont ses plus beaux rejetons.
Il a également été un journaliste prolifique. Ses articles, marqués par des positions nationalistes et parfois antisémites, sont le reflet du poète sentimentalo-idéaliste.
Eminescu, c'est d'abord un merveilleux visage : un jeune Apollon à la longue chevelure et au regard doux que la Roumanie révère aujourd'hui encore comme une véritable pop star. Eminescu, c'est aussi, par exemple, ce poème à sa mère qui retentit dans les écoles et familles roumaines à chaque fête des Mères.
Contemporain de la naissance de l'État roumain, il est, jusque dans sa personnalité déchirée, l'incarnation même de son écartèlement entre les puissances et les cultures qui y ont exercé leur emprise. Il est celui qui a lutté pour affirmer la singularité roumaine en faisant connaître sa langue mais aussi sa grande histoire depuis l'Antiquité.
- Nicolas Cavaillès
Le quasi inconnu en France, Mihail Eminescu, se révèle dans la collection d’Arfuyen, Ainsi parlait, qui s’est donnée pour mission de présenter des individus remarquables, souvent forgés dans les épreuves les plus dures. Pour donner l’idée de la pénétration de cet esprit peu commun, voici quelques Dits et maximes de vie de Mihai Eminescu :
1. Le dieu d'un morceau de matière : la forme.
2. Les antithèses sont la vie.
3. Jusque dans l'Histoire, nous nous intéressons à ses parades, à ses grandes pompes, à son habit - son mensonge - plutôt qu'à la racine sombre de toutes ces idioties : l'égoïsme.
4. Une race de chevaux ou de bœufs qui vit de génération en génération sur une seule et même terre commence à dégénérer et à s'éteindre. En changeant de milieu, en passant à un autre pâturage, dans un autre pays, elle rajeunit, elle se revigore, elle se régénère. Une idée qui naît dans un vieux pays tente de s'enraciner dans le complexe d'idées courantes du peuple, elle intéresse un jour et disparaît. Si cette même idée entre dans l'âme d'un peuple jeune, elle y engendre une révolution qui bouleverse toute sa nature intellectuelle.
5. L'âme doit être traitée comme la terre et recevoir le nécessaire pour être productive - l'idée comme graine.
6. Nous ne maîtrisons pas notre langue, c'est elle qui nous maîtrise.
7. Aux êtres timides qu'aveuglent une étoile, un fiacre ou un blason, nous conseillons d'imaginer les personnes en question dans toute leur nudité physique et spirituelle. Une fois le corps dépourvu d'étoile, une fois l'âme privée de l'épithète préjudiciable d'un haut poste, on verra bien à quel point ces gens-là aussi peuvent être idiots, laids et corrompus, on verra dans ces corps rongés par les excès et dans ces âmes plus putrides encore autant de nids, des nids mortuaires en tous points semblables au corps qui mendie sur le parvis de l'église.
8. L'art : un acte de volonté supprimé, passé au tamis de l'intelligence, refroidi par des préceptes de goût et d'équilibre - traduit en œuvre.
9. Pourquoi chaque lecteur (quel qu'il soit) de la biographie d'un génie essaie-t-il de trouver et déchiffre-t-il même des qualités qui lui sont propres dans celles du grand homme ? C'est qu'il y a dans chaque organisme humain, potentiellement, la trame de l'humanité entière. Nous ne parlons pas de degrés - ils sont infinis. Cela explique peut-être le plaisir que trouvent les gens dans les œuvres des poètes - ainsi que les coïncidences souvent étonnantes qui relient des passages, voire des pensées organiques entières, chez les grands auteurs. Un seul et même être humain vit en nous tous, et les natures inférieures croient au plagiat des uns sur les autres, alors qu'ils ne se sont peut-être même pas lus les uns les autres.
10. Ce qui ne se dépense pas comme mouvement se conserve comme énergie.
11. Tout ce qui est a une raison d'être.
12. L'homme est le produit de ses circonstances, on voit à travers ses journées transparentes l'ombre énigmatique des rêves d'avenir dans lesquels la mort l'a surpris.
13. La morale est une négation. Ne pas faire, ne pas dire.
14. L'aspiration est le propre des âmes soumises. Le désespoir celui des âmes libres.
15. Il y a dans mon âme le passé et l'avenir, comme la forêt entière dans un gland, ou comme l'infini dans le reflet du ciel étoilé au sein d'une goutte de rosée.
16. Si le monde est un rêve, pourquoi ne pourrions-nous pas coordonner la suite des phénomènes comme nous le voulons ? Il n'est pas vrai de dire qu'il y a un passé - la consécutivité est dans notre pensée; les causes des phénomènes, consécutifs pour nous mais à jamais identiques, existent et œuvrent simultanément.
17. Poésie - pauvreté !
18. Chaque être humain contient une suite infinie d'êtres humains.
19. La beauté est la cristallisation des douleurs au sein desquelles une harmonie d'un ordre supérieur s'est épanouie, mais elle n'en continue pas moins de contenir ce dont elle est née…
20. Sur quoi régnons-nous ?... Sur des chiffres et des signes…
21. À quel point tu domines ta pensée - et ton instinct - / On le voit devant une femme dénudant son sein.
22. Pour un grand esprit, tout est problème.
23. Une pensée est un acte, un séisme des nerfs.
24. Tout ce que l'on pense seul, sans l'avoir lu ni entendu chez autrui, contient un germe de vérité.
25. Trop bon pour être grand, trop fier pour être petit.
26. Vois comme la nature se moque de nous : / Un génie par-ci par-là - et des ordures partout
27. Qui s'imagine pouvoir progresser par sauts ne fait que régresser.
28. L'esprit et la langue sont presque identiques, tout comme la langue et la nationalité.
29. Ce qui est naturel n'est pas toujours beau. Telle devrait être la règle d'or de tous les artistes, qu'ils soient poètes, peintres, musiciens ou comédiens.
30. La part intraduisible d’une langue représente ce qu’elle offre comme héritage véritable des aïeux, tandis que sa part traduisible est le trésor de la pensée humaine en général.
31. Un homme médiocre pourra faire un grand politicien, dans certaines circonstances, mais il ne deviendra jamais un grand poète, sous aucune circonstance.
32. L'ennui et la pauvreté sont ces deux compagnons / Dont les cruelles empreintes se retrouvent toujours / Sur chaque visage et sur chaque tentative d'amour.
33. Cet homme travaille-t-il ? Possède-t-il quelque chose ? A-t-il fréquenté les livres ? Est-il honnête dans ses affaires ? Telles sont les questions primordiales qui décideront en dernière instance la part en lui du bien et du mal.
34. Qui n'est pas juste ne mérite pas d'être libre
35. Pour celui qui les découvre, les antiquités sont aussi quelque chose de nouveau.
36. L'amphibie n'est pas plus fort que le lion, mais dans l'eau, le lion périra et l'amphibie avancera…
37. N'aurions-nous pas oublié que l'amour de la patrie n'est pas l'amour de notre sillon ni de notre terreau, mais celui de notre passé ?
38. Rien ne démoralise plus un peuple que de voir ériger la nullité et le manque de culture au titre de mérites.
39. S'attendre à récolter dans une terre autre chose que ce que l'on y a semé serait puéril.
40. Les mœurs dépourvues de lois peuvent tout; la loi dépourvue de mœurs, presque rien.
41. Il est facile de prêcher une morale, difficile de la fonder.
42. Seuls les gens qui ont la force d'avoir foi en leur propre caractère font une impression véritablement esthétique, eux seuls possèdent le charme de la vérité, leur représentation ébranle profondément nos sens - et c'est là le seul objet de l'art.
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
Paru le 12/09/2024
171 pages
Arfuyen
14,00 €
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