Charles Enderlin a repris son ouvrage sorti en 2009, Le grand aveuglement, dans une édition enrichie : un ouvrage aussi essentiel qu'indispensable. Et plus encore. Un essai pour, rédigé par un correspondant qui officia à Jérusalem pour France 2 entre 1981 et 2015.
Le 03/11/2024 à 15:11 par Nicolas Gary
4 Réactions | 237 Partages
Publié le :
03/11/2024 à 15:11
4
Commentaires
237
Partages
« Le 7 octobre 2023, les terroristes de la Nukhba n'ont mis que quelques minutes pour percer en quarante endroits la fameuse barrière autour de Gaza. Les débris restés sur place constituent un monument classé au patrimoine mondial de l'erreur humaine. » Ainsi finit l'ouvrage, dans une version enrichie des éléments qu'apportait la version sortie voilà 15 ans.
Charles Enderlin connaît la région, les personnes, les acteurs : les documents auxquels il a eu accès ne relèvent pas du secret défense, mais apportent suffisamment de matière pour nourrir un livre richement documenté, par des rapports des administrations israéliennes, américaines ou palestiniennes.
Le tout porté par de nombreux témoignages, sans aucune prise de position, ni pro ni anti. D’un bout à l’autre, c’est une méthodologie d’historien, façon annales, qui suit le fil des gouvernements jusqu’à répondre à cette interrogation : comment le Hamas a réussi ce 7 octobre 2023 à mener une opération d’une envergure hors norme, à la préparation démesurée ?
Tout est ici retracé : de la constitution de l’Etat en 48 aux premières oppositions, la montée et la chute de Yasser Arafat, les attentats kamikazes, les opérations armées au Liban, en Syrie et dans d’autres pays du monde arabe. Mais également les relations avec d’autres voisins, plus éloignés — les pays arabes soucieux de faire la paix avec Israël, car d’aucuns étaient embarrassés à l’idée que des réfugiés palestieniens ne débarquent, aussi bien que des terroristes.
Dans ces pages, pas d’opinion exposée ni suggérée : la narration de faits conduit parfois à se forger une position. Ici, non. C’est un cycle de violence ininterrompue que l’on parcourt, car à chaque événement qui déplut à l’un ou l’autre camp, la violence fut l’unique réponse.
C’est à ce titre que Le Grand aveuglement reste aussi indispensable qu’il l’était en 2009 : il nous sort de l’émotionnel pour entrer dans le factuel. En finir avec la spirale des fautes et des responsabilités, où la loi du Talion prévaut, pour montrer que, depuis des décennies de politiques chaotiques, c’est un rendez-vous avec l’Histoire que le monde entier a raté. Débouchant ainsi sur des drames humains.
En toile de fond se dessine une compréhension plus large des enjeux : d’un côté, des alliances parfois contre nature ou peu cohérentes, découlant du système politique israélien, que les gouvernements successifs ont dû construire. En parallèle, l’influence grandissante de groupes d’extrême droite en Israël, soutenant l’idéologie d’une terre sainte indivisible. Et qui ont poussé autant qu’encouragé à poursuivre l’expansion et la colonisation de territoires à reconquérir.
En outre, depuis 48, création de l’État, des gouvernements successifs ont laissé, voire permis le développement du Hamas dans les territoires occupés, jusqu’à prendre le pouvoir à Gaza. Le Hamas, groupe terroriste, émanation des Frères musulmans, eut en effet le champ libre : parce qu’il construisait des hôpitaux, des écoles et s’occupait des habitants sur place, voilà comment est venu ce Grand aveuglement.
En fermant les yeux, ou en se méprenant sur la montée de l’islamisme au sein de la population que le Hamas avait prise en charge, Israël aura posé les bases du désastre aujourd’hui connu. Charles Enderlin raconte même comment des sommes significatives, apportées par des Qataris, transitèrent vers le Hamas, sous protection israélienne.
Car si à l’époque d’Arafat, on assistait à une guerre entre nations, nous sommes désormais en pleine guerre de religion. Le Hamas est devenu un groupe islamiste, proche du Hezbollah, qui aura félicité Ben Laden au lendemain des attentats du 11 septembre… Et en face, un autre type de montée religieuse avait cours.
Si Arafat était l’ennemi, Israël aura favorisé l’opposition que représentait le Hamas, assure Charles Enderlin, pour précipiter le déclin du leader de l’OLP. Et c’est encore là que se retrouve un motif récurrent : à chaque tentative de pacification ou de solution visant la paix, l’un ou l’autre fit marche arrière. Il s’est toujours trouvé quelqu’un pour ne pas vouloir la paix, et empêcher, tristement, qu’on y parvienne.
Si radicalisation il y eut côté Palestine, elle se retrouve aussi côté Israël. Et le monde entier aura, dès les premiers temps, aidé à forger cette situation : il n’y avait pas de place pour les juifs en Europe, les États-Unis n’en accueilleraient qu’une partie… la création de l’Etat en 48 devenait la solution confortable au sortir de la Seconde Guerre mondiale.
Alors oui, depuis près de 70 ans, le rôle des USA dans tout le processus fut important et les administrations successives ont toutes cherché des méthodes pacifiques. Depuis la poignée de main historique entre Arafat et Rabin, sous l’égide de Clinton, jusqu’à Bush Junior qui lui aussi s’impliqua, tous se heurtèrent au nœud gordien de l’Histoire : l’augmentation des colonies.
Alors oui, depuis le 19 juillet 2018, l’adoption d’une loi à caractère constitutionnel a brisé un peu plus encore les équilibres. Mais surtout, elle rompt avec le pacte originel de 1948, en instaurant Israël comme « l’État-nation du peuple juif ». Et qu’à ce titre « le droit d’exercer l’autodétermination au sein de l’État d’Israël est réservé uniquement au peuple juif ». De quoi aboutir à la création de citoyens de seconde zone, pour qui n’est pas juif.
Pas faute d’avoir accumulé les rapports de militaires, de dirigeants des services secrets, assurant depuis des décennies que ce déséquilibre finirait mal, que la fondation du Hamas en 87 n’était pas à minimiser…
Alors oui, on assiste aussi au récit de toute l’impuissance de l’ONU, de même qu’à une recension du nombre de morts au terme de chaque attaque. Avec une balance qui pèse toujours plus lourd du côté palestinien. D’un côté, les militaires, de l’autre les terroristes, au milieu, les populations…
Le Grand aveugement est un ouvrage complexe à chroniquer, et s’y risquer me met déjà dans l’embarras. Mais cet ouvrage est à même de calmer les colères en apportant un éclairage lucide, factuel, précieux. Maintenant que le conflit a basculé dans une dimension religieuse, l’émotion prévaut plus encore. Or, on parle de peuples sémites, peut-être parmi les plus proches au monde, historiquement.
Mais avec l’exportation et l’instrumentalisation du conflit actuel — qui n’est pas la première guerre, hélas que les protagonistes connaissent — nuisent plus encore à la sortie d’un manichéisme reposant sur les Bons et les Méchants, les coupables et les victimes. L’Histoire telle que la raconte Charles Enderlin montre combien les erreurs furent nombreuses, de tous côtés. Un premier pas vers plus de clairvoyance ?
Un extrait est proposé en fin d'article.
Crédits photo : rquevenco CC 0
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
Paru le 25/09/2024
427 pages
Albin Michel
24,90 €
4 Commentaires
Henri Jamesse
04/11/2024 à 02:02
Etrange argumentaire dans lequel, tout en se réclamant de la neutralité, on voit se dessiner un drôle de motif : les victimes ne seraient pas si innocentes.
Moi, je vais vous dire ce que je vois quand je regarde la carte du moyen-orient. Je vois une démocratie, la seule de la région, entourée de forces qui veulent sa perte et sa disparition.
Je vois beaucoup de sang-froid et de retenue. Je vois un homme, sur son radeau, perdu au milieu de l'océan qui lutte pour sa survie. Je vois un extraordinaire instinct de survie.
Et je ne sais pas, en toute humilité, ce que je ferais à sa place...
Nicolas Gary - ActuaLitté
04/11/2024 à 07:43
Bonjour
Il serait d'abord préférable de procéder à la lecture de l'ouvrage si le sujet vous intéresse, avant de le commenter. Cela éviterait une remarque introduisant de la confusion là où il n'en existe pas (ni dans l'ouvrage ni dans la chronique de ce livre). Alors je clarifie, puisque c'est le terme à la mode :
Les civils sont victimes ET innocents.
Les politiques, non.
Mais cela est tristement valable pour un grand nombre de conflits dans le monde.
Marie
07/11/2024 à 08:53
Evident, et cela est valable pour la plupart des articles présentant des oeuvres. Reste l'info de la parution, et l'intérêt ou non dont le gratifie le lecteur.
Anna
04/11/2024 à 13:47
Ce commentaire a été refusé parce qu’il contrevient aux règles établies par la rédaction concernant les messages autorisés. Les commentaires sont modérés a priori : lus par l’équipe, ils ne sont acceptés qu'à condition de répondre à la Charte. Pour plus d’informations, consultez la rubrique dédiée.