Deux romans de la rentrée ont su augurer l’actualité la plus vive : celui d’Aurélien Bellanger, et Frapper l'épopée d’Alice Zeniter. Un demi-sale gosse et une demi-bonne élève. La seconde évoque la question kanak, réveillée en hexagone à l’occasion de jours de colère récents. L’autrice exige du lecteur de la patience, car cet ouvrage au titre mystérieux ne se donne pas tout de suite, jusqu’à laisser croire pendant (trop ?) longtemps, que l’ennui se trouve à 17.000 km de la métropole…
Le 02/11/2024 à 10:00 par Hocine Bouhadjera
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Le roman se laisse sous-estimer les trois quarts du temps, ce qui pourrait être trop pour un lecteur qui n’a aucune raison de rester jusqu’au bout. Ou plutôt, la dimension qu’a pris le sujet, à la lumière des émeutes de mai dernier, exige de s’y hisser, et on (moi) est longtemps déçu… Sa fresque a été dessinée à coup de fines touches, et seuls ceux qui contempleront l'œuvre définitive découvriront toute sa puissante cohérence. La fille de harki, chroniqueuse des identités subalternes, montre encore que l’histoire n’est représentative de rien, sauf de chaque destin individuel.
La Calédonienne Tass n’a plus de raisons de retourner en France. C’est terminé avec Thomas. 10 ans de relation quand même. La diplômée pour le journalisme et professeure remplaçante depuis deux ans - « prof de français, c’est une réponse à un manque plus qu’une vocation » -, n’a plus qu'à rester à Nouméa, cette ville sans centre, où on ne flâne pas.
L’arrière fond, ce sont trois référendums qui n'ont pas débouché sur l’indépendance, avec le boycott des indépendantistes pour le dernier. Quelques données envoyées à la volée : « 33 % des jeunes Kanak au chômage. » Ou « 3 % seulement sont diplômés de l’enseignement supérieur. » L'État français « qui nous ment » aussi… Mais Alice Zeniter ne raconte pas La Nouvelle Calédonie d'un reportage Arte, même si elle a bien travaillé son sujet, comme la bonne diplômée de l’ENS qu’elle est. Son ambition est plus grande : capter les atmosphères, plus que les inventer.
Dans cette dizaine d’îles, on suinte, on se fait chier souvent, on organise des bingo illégaux, on regarde Netflix, on se la joue « terroriste empathique », empli d’ « empathie violente »... On se lance même dans une enquête digne de Julie Lescaut, quand deux jumeaux de la classe de notre professeur remplaçante, beaux et mystérieux, « kanaks de la ville », disparaissent…
En parallèle aux aventures débonnaires de détective Tass dans sa vieille Duster, l’occasion d’arpenter le gros caillou et ses îlots, on suit trois kanaks désoeuvrés : Le Ruisseau, N’épousera-pas-un-pauvre (NEP) et Fille-de-la-réussite (FidR), en rupture de ban, décidés à rendre fou les caldoches et autres zoreilles… Sur des abribus et des skate-parks, les parois de tôle des supermarchés, des panneaux publicitaires sur lesquels s’affichent la même inscription, à la bombe ou au marqueur : MPTHY XXcra…
Alice Zeniter se sert de ses personnages pour donner corps à un autre univers, on est, ne l'oublions pas, de l’autre côté du monde : huit « aires coutumières », une vingtaine de langues, des tribus et leurs codes stricts, la montagne qui côtoie la forêt primaire, les quartiers privés pour blancs, la brousse et ses « squats » disent les autorités, « habitats spontanés » répondent les associations qui défendent ces logements, ou « maison » les enfants qui y habitent.
Face aux affreux blocs de béton du quartier Magenta, l’importance du culte des ancêtres. Les tâches de sueur sous les seins et dans le dos, les odeurs de chien, de tabac, de poisson cuit au four, et de café brûlé. « Alors ils ont commencé à disparaître : la roussette aux grandes ailes qui dormait à l’ombre des banians, le cagou incapable de voler et qui aboie comme un chien, la sterne néréis qui niche à même le sable des plages, les éricacées aux petites fleurs ventrues. »
Mais aussi des questions universelles, qui tiennent à coeur à l’autrice de L’Art de perdre : la condition féminine et les mémoires individuelles, aussi inscrites dans un quotidien qu’intégrées dans des aventures collectives.
Il est tard, Tass voudrait faire l’amour avec Thomas au lieu de se coucher toute seule, son poème est bancal, et elle a besoin d’un destinataire et d’une forme précise pour les émotions qui l’agitent. Elle ne va pas se gêner. Elle donne à sa détresse la taille d’un archipel.
Dans les eaux sacrées et maternelles, à l'intérieur d'un trou, Tass se ressouvient de son premier ancêtre, arrivé sur les terres de Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur, et à travers ce destin de Kabyle-Bagnard, elle remonte aux origines de ce qu'on appelle « La Nouvelle-Calédonie ».
D’abord, ce western premier, « qu’elle a souvent essayé d’imaginer et qui se dérobait toujours entre ses doigts ». De septembre 1853, quand un contre-amiral français y imposa le pavillon français, avant la loi sur l'exécution de la peine aux travaux forcés de 1854, en passant par la gouvernance d’un certain Charles Guillain, qui créa des réserves territoriales. Les Kanaks s'y sont retrouvés confinés sur des terres stériles, réduisant considérablement leurs espaces de vie traditionnels.
En réponse à la résistance des autochtones, le gouverneur délaisse son triptyque initial - tout tiré des idéaux des droits de l'homme que la France entend incarner -, civiliser, produire et réhabiliter, pour des actions de destruction, famine, et exclusion. De la métropole, on lui demande même un peu plus de retenue… La civilisation bourgeoise et industrielle face à l'animisme et au tribalisme. C’est dans la colonisation qu’une ethnie « canaque » (homme en mélanésien, et longtemps utilisé comme une insulte) naît, sous le regard des conquérants.
Pour les « indigènes », la terre constitue une extension de l'identité tribale, tandis que pour les arrivants, elle représente un bien qu’on peut acquérir à travers un titre de propriété.
L'épopée pénitentiaire de la France intègre l'exil forcé de ses condamnés vers des terres lointaines. La Guyane, dans son isolement abyssal, émerge comme une solution parfaite pour déverser ces asociaux. Un dessein qui s'effondre sous le poids des affections tropicales qui fauchent les bagnards. Ils meurent par quart des effectifs chaque année. Napoléon III se tourne vers la Nouvelle-Calédonie : en 1863, elle devient le nouveau bagne, malgré une vive résistance du lobby guyanais, ardent défenseur de sa prérogative coloniale...
Sur le Virginie, quelques années plus tard, Louise Michel et Henri Rochefort, déportés ensemble vers les terres de Déwé Gorodey, s’échangent des poèmes, « dont l'enthousiasme et l’esprit de révolte sont si forts que Tass s’est toujours demandé, en les lisant, si Louise Michel ne les a pas récrits a posteriori ». L’ancêtre de Tass va mourir dans ce bout de terre du bout du monde, après avoir tenté d’y fonder une famille, façonner un refuge dans l'ailleurs.
Tous les personnages de ce roman n’ont en définitive qu'une quête : se sentir chez soi quelque part.
FidR a grandi à la tribu des Saints. Cette tribu-là, ça n'est pas une structure millénaire kanak, ça n’était pas une terre coutumière au départ. Ce sont des hommes, des femmes et des enfants qu’on a déportés là il y a un gros siècle, chassés d’un peu partout quand on a donné leurs terres aux concessionnaires.
Il reste une forme d’agitation, d’inquiétude, de mouvement permanent, comme un soubresaut, chez leurs descendants, surtout les hommes. Ils vivent au bord d’une route très empruntée et, avec le chômage, ils ont trop de temps pour regarder passer les Porsche et les camions de nickel. Parfois ils bloquent la route. Parce qu’ils peuvent. Parce que c’est facile. Ils ont beaucoup de colère et un moyen simple et efficace de le montrer.
Quand la route est bloquée, ils caillassent les voitures. Ce n’est pas une vie calme et c’est rarement une vie joyeuse. Les jeunes hommes qui vivent là, aux Saints, ont plus de chance que les autres de finir en cellule.
Ne pense pas à ce que tu peux faire, concentre-toi sur ce que tu pourrais ne pas faire. Ne pas aller en prison. Ne pas mourir jeune. Ne pas boire.
Durant l'exposition coloniale de 1931 à Paris, les Kanaks sont exposés dans un « zoo humain » au Jardin d’Acclimatation, à l'opposé de Vincennes où l'événement se déroule. Ils sont présentés dans des reconstitutions stéréotypées de leurs villages, réduits à des objets de curiosité pour les visiteurs, et définis avant tout comme des « cannibales ».
En hiver, beaucoup sont pieds nus et grelottent de froid, doivent lancer des cris gutturaux. L'objectif : illustrer la mission civilisatrice de la France. Un épisode peu glorieux qui se conclut par la révocation du gouverneur Guyon et de son chef de cabinet, tenus pour responsables du scandale.
La très réfléchie Alice Zeniter ouvre, avec Frapper l'épopée, au saisissement personnel des choses. Elle évite l’écueil du didactisme, à l’inverse d’Aurélien Bellanger, sacrifiant à la vigueur historique et politique.
Plus romancière, ou plus scénariste-dramaturge, que l’auteur des Derniers jours du Parti Socialiste, l'ouvrage résonne en-deçà des révoltes meurtrières de cette année, et au-delà du document. Un des textes les plus réussis de cette rentrée littéraire.
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
Paru le 14/08/2024
345 pages
Flammarion
22,00 €
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