Le siècle des nuages de bombes et des colonnes de fumée, le nôtre, semble tout emporter dans ses méandres sanguinolents : le droit international, les principes démocratiques, l’héritage des Lumières, la notion même d’humanité — censée être commune à tous les êtres humains —, la raison raisonnante, le discours clair et adéquat aux choses observées, étudiées, documentées, vécues.
Le 01/11/2024 à 09:30 par Faris Lounis
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01/11/2024 à 09:30
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À l’heure où le langage est réduit à quelques miettes de sens dans nombre de sphères politiques, dans les médias et la presse mainstream, et, dans une moindre mesure, au niveau de certaines formations académiques et universitaires, que nous reste-t-il pour penser la noirceur de la situation coloniale en Palestine, la guerre de destruction totale du peuple palestinien ? Quand est-ce que le « monde libre » décidera l’arrêt des livraisons d’armes et de bombes qui brûlent et déchiquettent, depuis une année, les corps palestiniens à Gaza ? Est-il normal de rester les bras croisés devant la dévastation de la Cisjordanie, l’acharnement punitif contre le Liban ?
Si le mot fétiche du siècle de la mort, « terrorisme », et ses innombrables dérivés anesthésiant la pensée et l’action – « islamisme », « islamo-nazisme », « islamo-stalinisme », « haine de l’Occident », « gauche iranienne », « guerre de civilisation », etc., empêchent et criminalisent toute pensée rationnelle de la situation des colonisés et des motivations lointaines de leur violence, certains écrivains et écrivaines qui, contrairement à un nombre considérable de plumes courtisanes, n’ont pas encore mis leurs plumes à vendre au marché de la soumission volontaire, peuvent encore véhiculer dans leurs romans des connaissances propres à la littérature, celles qui permettent de relier les mots aux choses, sauver la notion de vérité en nommant, dans l’expérience de la chair, les racines du nihilisme politique de notre temps et du chaos qu’il génère.
Dans L’Éden à l’aube, l’écrivain Karim Kattan nous plonge dans une Palestine étouffée par un régime colonial de plus en plus féroce, nous donne à voir les corps colonisés dans leur humanité… tant déniée par les parangons de la « civilisation ». Écrit dans une langue sensuelle, lyrique et sans fioriture, ce roman raconte l’histoire d’un amour intense, entre deux hommes, mais violemment empêché derrière l’ombre menaçante des murs et des checkpoints, des barbelés. Une voix mystérieuse raconte les vies de Gabriel et Isaac sous les jets brûlants d’un mystérieux vent de sable venu d’Égypte, le khamsin.
Ce roman est une histoire aride qui fleurit au fil de la narration, un verger confisqué qui dessine les contours, révèle les racines de la violence des colonisés qui, elle, se révèle multifactorielle : certes, l’instrumentalisation du religieux à des fins politiques antidémocratiques et conservatrices, mais surtout, et avant tout, des décennies de colonisation et une Nakba qui, comme n’a cessé de le dire le regretté Elias Khoury (1948-2024), « éternellement recommencée », un processus historique qui se prolonge dans le temps et l’espace depuis 1948.
Sans la prise en compte des six guerres punitives menées contre Gaza en dix-huit ans, sans lever le blocus inhumain (terrestre et maritime) imposé à cette immense prison à ciel couvert d’obus, sans mettre fin aux politiques d’annexion, maintes fois condamnées par les Nations unies depuis 1967, de la Cisjordanie, sans accorder aux Palestiniens, inconditionnellement, le droit à l’autodétermination, sans réparer l’injustice historique du nettoyage ethnique et de la grande dépossession de 1948, sans penser factuellement l’asymétrie des forces qui se mue, regrettablement, du côté des colonisés, en violence cruelle contre les civils, rien ne sera réglé en Palestine-Israël.
Faris LOUNIS : Pour commencer, serait-il juste de voir dans votre nouveau roman, L’Éden à l’aube, un prolongement, un approfondissement des thématiques, des injustices et des blessures historiques déjà explorées dans Le palais des deux collines (Elyzad, 2021) ?
Karim Kattan : Oui, dans la mesure où chaque livre est la continuation d’un livre précédent ; ou encore que chaque livre finit par être le brouillon de celui à venir. Je n’ai pas entamé ce projet en me disant : je vais écrire sur les blessures historiques, je vais explorer les intimités dans un contexte de colonisation. J’ai commencé à écrire à partir de quelques envies d’images, désirs de couleurs, d’émotions à explorer et d’itinéraires esthétiques à suivre. Inévitablement, parce que c’est ce qui constitue l’étoffe même de mon existence, cela m’a mené à écrire ce livre dans ces conditions.
Là où Le Palais deux collines était un huis clos entre un jeune homme très en colère et des fantômes, un regard vers le passé, je pense que L’Éden à l’aube est ouvert, joyeux, et observe plutôt le présent — mais un présent résolument imaginaire, qui bouge, se métamorphose, change, reste vivant et indéfinissable, multiforme… malgré tout ce qui voudrait le maintenir fixe, à commencer par l’occupation qui fige et emprisonne les choses.
Votre roman s’ouvre sur un mystérieux phénomène climatique. Un vent de sable venu d’Égypte se lève sur une Palestine colonisée, de façon totalement inhabituelle, en février, et semble se dissiper vers le début de l’autonome. Mais sa menace demeure présente comme un mauvais présage. Pourquoi avez-vous commencé votre roman par le déchaînement du khamsin ?
C’est une manière, je pense, de situer le livre dans une saison difficile et comme retirée du monde. C’est signifier, dès le départ, que nous ne sommes pas dans le temps normal, nous sommes au cours d’une saison qui n’existe pas. Cela permet de soutirer le texte au réel et sa tyrannie, brouiller temps et espace. Évidemment, on peut aussi imaginer que le khamsin est une métaphore de plein de choses, que ce soit la situation politique, ou la brutalité et la violence, informe et atmosphérique, qui régit nos vies en Palestine. Mais je ne voudrais pas le réduire à ça.
Il me permettait d’abord de dire : nous ne sommes pas tout à fait là où vous pensez que nous sommes. Mais, avant tout, je crois, le Khamsin signifie l’aridité. Le roman commence par cette aridité, et laisse peu à peu fleurir ses personnages et leurs intériorités.
L’histoire de votre roman est celle de deux hommes qui s’aiment, intensément. Un amour édénique, à peine consommé, mais débordant de désir. Contemplant la grâce de la face de Gabriel, Isaac dit : « Son visage sollicite l’amour ». Que signifie aimer sous un ciel de guerre et de colonisation ? De quelle façon peut-on vivre son homosexualité dans un contexte où, pour des motivations différentes, le conservatisme du colonisé et du colonisateur se rejoint ?
Pour moi, une partie de ce livre est un peu un « Cantique des cantiques » contemporain, peut-être. En tout cas, un roman préoccupé par l’amour, ses fantasmes, ses manifestations, ses histoires, son potentiel spirituel aussi. Comme beaucoup de romans, en somme… Seulement celui-là se déroule dans un territoire occupé. L’amour est donc aussi produit par cela. Car l’occupation n’est pas une réalité externe : elle façonne les individualités, les intimités. Elle rend certaines choses possibles, d’autres impossibles. Elle façonne les rêves, aussi, d’une certaine manière.
Mon roman ne s’occupe presque pas de la question de l’homophobie. Pas par angélisme ni par déconnexion avec le réel : seulement parce que ce n’est pas son propos ici. Je ne veux pas que toutes nos histoires soient déterminées par les paramètres des violences qu’on nous inflige, que ce soit la colonisation ou l’homophobie. L’espace d’un livre, on peut proposer, écrire, imaginer, d’autres choses.
Isaac souffre d’un profond sentiment d’exil dans son pays, la Palestine, morcelée par les checkpoints, les colonies et le régime d’apartheid, de son éloignement arbitraire de Jérusalem. À seize ans, il « obtient sa carte d’identité verte de Cisjordanie et devient illégal dans la capitale par la même occasion ». Son corps est désormais jugé « dangereux et hors-la-loi ». Pouvez-vous nous dire quelle est la différence entre une « carte d’identité verte » et un « permis vert », et qui est Monsieur Wargrave, cet ambassadeur européen proche des populations colonisées, plus ou moins proche d’Isaac, qui vit à Sheikh Jarrah ?
Monsieur Wargrave est le consul britannique à Jérusalem. Par ses interventions, il nous donne à voir le regard d’un Européen puissant sur les Palestiniens. Il est un peu complexe, mais fait preuve d’une forme de bonhomie paternaliste, arrogante, par moments abusive, même si je ne voudrais pas seulement le réduire à cette caricature. Monsieur Wargrave essaye, dans ce pays qu’il fantasme complètement, d’élucider et catégoriser les choses : les gens, leurs religions, leurs appartenances, les comportements sexuels des uns et des autres. Il ne peut imaginer les choses que selon ses grilles de lectures résolument coloniales. Il condense aussi, à bien des égards, les questions de désir, de violence, de pouvoir, comment ces choses communiquent, se nourrissent, s’interdisent.
Je suis assez ambigu sur les questions d’identité sociale et religieuse au sujet d’Isaac et Gabriel et d’ailleurs certains éléments sont véritablement flous. On sait que Gabriel est d’une famille chrétienne, mais la religion d’Isaac reste un mystère. On comprend qu’il vient plutôt de Cisjordanie, alors que Gabriel serait plutôt résident de Jérusalem. Les Palestiniens sont divisés dans une multitude de réalités administratives par Israël qui permettent de restreindre différemment leurs droits, leur mobilité, et ainsi de suite. Il était important pour moi que ces deux-là ne soient pas tout à fait du même endroit, mais partagent quelque chose de précieux, de fondamental, entre eux. Une forme de fraternité, comme le dit à plusieurs reprises dans la dernière partie la voix poétique : mon frère, ami.
L’histoire d’Isaac et Gabriel, c’est aussi l’histoire des corps masculins en Palestine, souvent, regrettablement, réduite au « terrorisme » et à « l’islamisme ». Qu’est-ce qu’un corps masculin dans un régime colonial, marqué par le brutalisme carcéral et militaire ?
Je ne peux pas parler au nom du corps masculin dans l’absolu, mais je peux dire que c’est une manière de vivre piégé dans des représentations qui rendent ces corps tout à la fois suspects, dangereux, interdits, létaux, et donc faciles à abattre ou neutraliser. Il suffit de regarder cette manière que l’on a de séparer dans les décomptes des victimes les hommes d’un côté (considérés comme moins graves, potentiellement dangereux et coupables, méritant donc la mort) et les femmes et les enfants de l’autre (innocents par nature, donc qui mériteraient peut-être davantage le deuil et l’indignation).
Et évidemment — mais cela n’est pas le cas seulement en Palestine —, c’est une manière de séparer les corps de leurs complexités, de leur refuser leur intériorité, leurs contradictions, rêves, désirs, lumières et ténèbres pour en faire des corps fantasmés, simples, connaissables. Je n’ai pas écrit contre ça, mais j’imagine que par la simple écriture de deux intimités masculines palestiniennes, cela vient complexifier ce tableau inhumain.
C’est pour ça que, dès l’épigraphe, le roman est placé sous le signe des métamorphoses et de l’échappée. C’est un roman où l’on observe comment deux corps d’hommes se métamorphosent, sans cesse, comme celui de la terre et du ciel ; sous l’effet de l’amour, de la vie, du temps et comment, ultimement, ils sont soit rattrapés par le reste soit, peut-être, s’en échappent...
Une voix, mystérieuse et omnisciente, mène le cours des actions dans votre roman. Elle peut sembler familière au lecteur, mais elle est souvent déroutante. Qui parle dans L’éden à l’aube ?
C’est le ciel, mystérieux, hautain, parfois taquin, parfois solennel. Il regarde tout ce qui se trame en dessous de lui en ce territoire. C’est un narrateur marrant à explorer, car il est presque omniscient, mais pas tout à fait. Par exemple, il a souvent besoin de se faufiler par les fenêtres et les lucarnes pour observer les personnages, et il décrit la route qu’il doit faire par sa lumière ou ses astres pour parvenir aux protagonistes. Il est magique, voyeur…
Le ciel permet aussi d’être en regard de la terre. Un peu comme pour le khamsin, il soutire le territoire à ses seuls paramètres politiques contemporains et permet de réimaginer cette terre à la lumière du temps long, peut être celui de la planète, peut être celui de l’éternité. Un temps mystique, presque : celui du ciel étoilé.
« Celui qui est mort, je pense qu’il est mort au moment où son crâne a éclaté contre la pierre ». Inspirées du christianisme arabe, les dernières pages de votre roman décrivent une effroyable scène de mort « sur l’herbe autour des piscines de Salomon ». L’agonisant, quand « il a su qu’il mourait quand il était encore à terre », a « vu l’ange apparaître », « l’ange aux yeux doux et pers ». Il était certain que le soldat de la colonisation venait de lui infliger une punition mortelle pour avoir simplement « existé ». Il se laissait mourir avec la conviction qu’il allait redevenir « paysage », « jardin », « fleurs et herbe et terre mouillée après la pluie ». De quoi l’apparition de l’ange dans cette scène finale est-elle le nom ?
L’ange revient régulièrement dans le texte : que ce soit par le nom de Gabriel, par ses rapprochements fréquents à l’ange qui lui insuffle une forme de charme inconnaissable, son visage travaillé par l’ange.
L’ange annonce aussi dès le départ la fin du roman. Il inscrit le texte dans les traditions chrétiennes de Bethléem, d’où je viens, qui sont elles-mêmes inscrites dans l’histoire longue du syncrétisme religieux de ce pays, informées de judaïsme, d’islam, et même je soupçonne d’autres choses moins monothéistes, dont on trouve encore les traces dans les pratiques folkloriques un peu partout en Palestine.
En partie L’Éden à l’aube est un texte dévotionnel pour ainsi dire. Il s’inscrit dans un registre religieux ou même mystique et l’ange incarne l’espoir, la beauté, mais aussi l’indicible, tout ce qui se trame, magie et esprits, en deçà du texte et de nos vies. Pour moi il y a quelque chose de joyeux dans cette fin où l’un des personnages, en fait, se métamorphose comme chez Ovide, est libéré de son destin en devenant, peut-être, un jardin, Éden… à la faveur d’un ange libérateur. C’est une image, ultime, du salut par les anges et les jardins.
Dans Paris en lettres arabes (Actes Sud/Sindbad, 2024), Coline Houssais écrit à votre sujet que vous êtes le « seul romancier palestinien francophone de sa génération », une « “‘bizarrerie numérique”’ », en reprenant vos propres mots. Quel regard portez-vous sur les nouvelles configurations politiques, culturelles et éditoriales de l’espace francophone ?
Je suis très fier de publier mes romans chez Elyzad, une maison tunisienne qui déplace le regard et interroge les notions de centre et de périphérie en ce qui concerne la francophonie. Par son catalogue, par son travail éditorial, par son rayonnement aussi, Elyzad pose que ni Paris, ni la France, ne sont l’unique centre de production littéraire en français.
Le travail d’Elyzad, pour moi en tout cas, signifie que nous aussi, nous pouvons produire et générer de l’universel. Je sais que ce mot est compliqué, à bien des égards critiquable, et a été utilisé à des fins violentes, mais je pense aussi qu’on peut lui redonner force et vitalité et même un aspect résolument émancipateur et contemporain.
L’espace francophone est articulé autour d’une histoire coloniale qu’on connaît, et de ses survivances aujourd’hui, plus ou moins vivace. La littérature en fait partie, inévitablement. C’est tout un travail d’équilibriste d’écrire dans une langue, que j’affectionne et qui forme mon imaginaire, sans sombrer non plus dans ce qu’on aime attendre et lire, en France, d’un « écrivain arabe » qui écrit en français…
Mais la France n’est pas le centre de la francophonie, seulement l’un de ses espaces, et j’essaye de ne pas seulement écrire comme si je devais répondre ou refuser de répondre aux attentes françaises. J’écris d’abord parce que j’aime ça, et je suis heureux d’être lu aussi bien ici qu’ailleurs.
Crédits photo : Karim Kattan © Héla Chelli
Par Faris Lounis
Contact : farislounis27@outlook.fr
Paru le 07/01/2021
272 pages
Elyzad
21,50 €
Paru le 08/09/2022
314 pages
Elyzad
21,50 €
Paru le 17/10/2017
156 pages
Editions Elyzad/Clairefontaine
14,90 €
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Arjuna Navarin
02/11/2024 à 03:04
"De quelle façon peut-on vivre son homosexualité dans un contexte où, pour des motivations différentes, le conservatisme du colonisé et du colonisateur se rejoint ?"
C'est, pour être gentil, une aimable plaisanterie. Essayez donc d'être homosexuel en terre arabe ! Dans la bande de Gaza, vous risquez la prison. Ahmad Abou Markhia, un Palestinien homosexuel qui s'était réfugié en Israël, parce qu'homosexuel, a été enlevé, ramené en Cisjordanie et tué.
Aucun problème du côté d'Israël. Même la GPA pour des couples homosexuels y est autorisée.
Jacques Lèbre
02/11/2024 à 12:04
Ibrahim Khshan : "La Vie sous les bombardements" (Le Temps qu'il fait)
Ilan Pappé : "Le Nettoyage ethnique de la Palestine" (La Fabrique)
Didier Fassin :"Une étrange défaite, Sur le consentement à l'écrasement de Gaza" (La Découverte)