Vivons-nous une nouvelle période du Tamizdat ? Du temps de l'URSS, ce mot, qui signifie littéralement « là-bas publié », désignait le phénomène de publication clandestine ou semi-clandestine, de textes interdits, publiés en Occident. Aujourd'hui, le concept s'est adapté à la nouvelle vague d'émigration russe, face au contexte de durcissement du pouvoir poutinien. Quelques sujets des ouvrages édités : le contexte politique russe, la Guerre russo-ukrainienne, ou encore les droits LGBTQ+.
En Russie, la littérature dite queer est interdite, les listes d'auteurs indésirables pour les librairies et les bibliothèques sont établies, et des écrivains sont déclarés « agents de l'étranger ». C'est en réaction à ce contexte, qu'un grand nombre d'éditeurs ont quitté le pays pour créer leurs maisons d'édition à l'étranger. Ils y publient des textes en russe, au format physique ou numérique, dont la publication en Russie est devenue trop risquée.
Comment font ces éditeurs pour que leurs ouvrages parviennent aux lecteurs russes ? Il n'y a pas d'interdiction d'importer des livres de l'étranger en Russie, mais beaucoup des titres des maisons d'édition russes à l'étranger abordent des thèmes qui tombent sous la censure. Par conséquent, les livres sur les actions de l'armée russe en Ukraine ou les textes sur les thèmes queer ne peuvent tout simplement pas être vendus dans les librairies du pays. Ces livres sont achetés à l'étranger et importés dans le pays de manière privée. Les versions électroniques permettent malgré tout de distribuer tout type de textes en Russie, notamment à travers Telegram.
Les livres de petites maisons d'édition sont occasionnellement importés pour les librairies russes par les éditeurs eux-mêmes. Ceux qui ne touchent pas les thèmes interdits par la législation russe peuvent être trouvés sur les étals des librairies en Russie, enfin un moment au moins... Par exemple La Souris d'Ivan Filippov, un succès en Russie, édité par la maison Freedom Letters, jusqu'à ce que sa distribution en Russie soit interdite pour « menace à l'ordre public ».
Le roman se déroule à Moscou pendant une apocalypse où les habitants se transforment en zombies, une métaphore de l'opposition entre ceux « infectés » par la propagande, qui défendent ardemment le sang, la mort et la violence, face à ceux aspirant à la paix. Parmi les personnages, figurent des figures réelles telles que Vladimir Poutine et d'autres associés à la propagande du régime, représentés ici comme des zombies. Ivan Filippov, résidant à Tbilissi et critique de l'invasion russe de l'Ukraine, est actuellement désigné comme « agent de l'étranger » en Russie.
Liesl Gerntholtz, directrice générale du PEN/Barbey Freedom to Write Center chez PEN America, réagissait à ces nouvelles interdictions en septembre dernier : « Que le roman d'Ivan Philippov, Mouse, traitant d'une apocalypse zombie, soit désormais interdit parce qu'il pourrait potentiellement "créer des interférences avec le fonctionnement des installations de maintien de la vie, des transports ou des infrastructures sociales, des institutions de crédit, des installations énergétiques, industrielles ou de communications" souligne le décalage complet de l'agence de censure avec la réalité. »
Freedom Letters est l'un des plus remarquables projets éditoriaux initiés en exil. Lancé en avril 2023 par Georgiy Urushadze, leur premier livre, Springfield, qui met en scène des personnages homosexuels, a suscité un grand intérêt à l'international. La maison porte à présent des plumes dissidentes importantes, comme Vladimir Sorokin, Dmitry Bykov, ou Svetlana Petriychuk, ou édite des poètes ukrainiens. En un an et demi, elle peut se targuer d'un impressionnant catalogue de plus de cent livres publiés. L'éditeur distribue à travers 40.000 points de vente mondiaux et s'appuie sur un réseau de volontaires et d'imprimeries internationales.
Plus modeste, mais non moins engagé, la maison d'édition Papier-mâché, qui a publié sept livres en un an, principalement de l'autofiction. Son modèle : éditer d'abord des livres électroniques, puis des petits tirages en version, distribués dans des librairies indépendantes. En parallèle, elle propose de s'abonner, afin de recevoir les titres dès leur publication, comme d'avoir la possibilité de rencontrer les auteurs ou d'obtenir des réductions sur les versions papier des textes.
La petite maison d'édition Labris, installée au Kazakhstan, entend elle aider les auteurs de littérature queer à publier leurs textes en version imprimée. De nombreux écrivains sont publiés sous pseudonymes, certains ayant commencé par la fanfiction. Contrairement à la plupart des autres maisons, Labris s'occupe uniquement de la mise en page, de l'impression et de la distribution des livres, sans effectuer aucune révision ni correction de textes.
La structure Égalité, fondée par Alexandra Pushnaya et Alexander Migurskiy, s'est de son côté reconvertie en maison d'édition après avoir publié un magazine politique, peu avant le début de la guerre en Ukraine. Basée à Tbilissi, elle a adapté ses opérations à l'édition à distance, développant une flexibilité permettant de continuer leur travail même dans des conditions imprévues, y compris sur des téléphones. Ses ouvrages, physiques ou numériques, voyagent par des moyens non conventionnels pour atteindre un public global, y compris via des réseaux informels. La maison d'édition pratique aussi une auto-censure limitée pour protéger ses auteurs en Russie, modifiant légèrement le texte pour éviter les problèmes sans en altérer le contenu. Malgré cela, certains livres restent arrêtés à la frontière...
Bien que l'édition puisse se faire à distance, être dans le même pays que l'impression et la distribution simplifie le processus. Quitter son pays nécessite de nouveaux partenaires et réseaux, mais les éditeurs ont adapté des méthodes flexibles.
Les créateurs du fonds StraightForward, Felix Sandalov, Alexander Gorbachev, et Alexey Dokuchaev, ont opté pour une approche différente, en formant une organisation à but non lucratif, au lieu d'une maison d'édition traditionnelle. Ce fonds vise à soutenir la publication et la diffusion internationale de textes sur des sujets censurés en Russie, particulièrement des non-fictions sur l'histoire récente du pays. StraightForward assiste les auteurs à toutes les étapes, de la conception à la vente des droits de traduction, avec l'objectif de rendre ces œuvres accessibles dans leur langue originale à un public mondial.
En 2024, il a reçu plus de deux cents propositions lors de sa première session de réception des demandes pour la production de livres. Les critères de sélection ont évolué vers des projets susceptibles d'attirer une grande audience internationale. Il aide par ailleurs les éditeurs à acquérir les droits internationaux en réalisant des traductions d'extraits.
Près de la moitié des auteurs qui ont soumis des demandes à StraightForward vivent en Russie. Ce sont précisément les personnes restées en Russie qui, selon l'organisme, aident le mieux à maintenir le lien avec le contexte et à décrire les processus en cours dans le pays.
Felix Sandalov ajoute néanmoins auprès de Current Time : « Nous n'avons pas encore trouvé 'notre' livre sur la vague actuelle d'émigration, car il semble que la barre soit assez haute. Dans le contexte mondial, les histoires des émigrants russes sont en compétition pour l'attention avec des histoires de ceux qui ont fui d'autres pays, comme l'Ukraine, et ces histoires sont souvent beaucoup plus dramatiques et demandées. Nous voyons qu'il est nécessaire de parler de cette expérience, et nous chercherons des moyens de l'exprimer. Il y a beaucoup de textes sur l'expérience personnelle de la vie dans un nouveau pays, en même temps, les grandes questions sur la façon dont les vagues de migrants changent les villes ou influencent la culture ne sont pas posées dans ces textes. Des livres de ce genre seraient intéressants pour n'importe quel lecteur, mais pour les écrire, il faut être à la fois un bon chercheur et un fort auteur. »
En Russie, les livres publiés par le fonds ne seront pas vendus, mais ils pourront être importés des pays voisins, que ce soit l'Arménie, la Lettonie ou le Kazakhstan. Néanmoins, les créateurs prévoient de rendre leurs textes accessibles aux lecteurs russophones : il est prévu de mettre en accès libre chaque livre publié avec son soutien.
Selon l'Index de la liberté des écrivains 2023 de PEN America, la Russie figure pour la première fois parmi les dix nations emprisonnant le plus d'écrivains au monde, se positionnant au même niveau que son allié la Biélorussie. On compte seize écrivains incarcérés en Russie, dont onze pour avoir exprimé leur opposition à la guerre.
Parmi les cas notables, la journaliste reconnue Masha Gessen a été condamnée à huit ans de détention. De même, les journalistes Alsu Kourmasheva et Mikhaïl Zygar ont reçu des peines de prison pour avoir critiqué la guerre en Ukraine.
Un échange de prisonniers, le plus significatif depuis la Guerre froide, a permis la libération de 26 détenus entre la Russie et l'Occident, incluant Alsu Kourmasheva de Radio Free Europe.
Crédits photo : Moscou la nuit (Andrey Korzun, CC BY-SA 4.0)
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
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