La vie de Paul Gadenne (1907-1956) a été marquée par l'épreuve de la maladie qui le contraint à abandonner une prometteuse carrière de professeur de lettres classiques et à séjourner périodiquement au sanatorium de Praz-Coutant, en Savoie (cadre de son premier roman « Siloé », objet d'un précédent article). Paul Gadenne termina ses jours à Cambo-Les-Bains, station thermale du pays basque reconvertie dans les années 30 en centre de cure pour les tuberculeux. Par Isabelle Luciat.
Ce même lieu, rebaptisé Barcos-les Bains, sert de décor à l’ultime roman publié du vivant de l’auteur, en 1955. C’est plus précisément dans le huis clos d’une grande maison « suspecte » au milieu d’une nature suspecte, d’un monde « suspect » que se déroule l’essentiel du récit. Le titre initial, choisi par Paul Gadenne, L’envoûtement aurait pu éclairer immédiatement le lecteur. Plus ambivalent, L’invitation chez Les Stirl porte aussi bien la promesse d’un agréable séjour que le soupçon d’un sinistre traquenard.
Le roman aurait aussi bien pu s’intituler « Chronique d’une mort annoncée », empruntant par avance à Garcia Marquez le titre de l’une de ses célèbres nouvelles. La magie y est d’ailleurs souvent convoquée, une magie plus proche toutefois de la tradition du roman gothique que du réalisme magique, courant littéraire alors naissant.
Les personnages sont fantomatiques. La nature et les lieux offrent de fréquentes métaphores révélatrices de ce qui est en train de se jouer : jardin livré à l’abandon, villa décrépite abritant tout un « cimetière » de meubles et de bibelots, allée en pente suggérant le déclin de la vie, journal placé en écran devant les yeux mettant à distance la réalité, chiens-loups noirs paraissant sortis de l’Enfer, portraits d’ancêtres aux regards inquiétants, accumulation de livres et papiers poussiéreux en écho au poème funèbre « Animula » de TS Eliot cité en exergue et réapparaissant au centre du roman.
Par-dessus tout, les palmiers qui entourent la villa Stirl, prennent vie et se voient confier tous les non-dits (ce qui compte est tout ce qui n’est pas dit, nous avertit l’auteur dans une note introductive). Leitmotiv du roman, les palmiers sont omniprésents, bruissant, agités. Ce sont des « couteaux acérés » crépitant dans le vent furieux ou ruisselant sous les averses incessantes. Leurs feuilles minces, « animées d’une sorte de trémolo perpétuel », sont tantôt comparées à des « lanières » fustigeant « ce monde odieux », tantôt aux « barreaux d’une prison, furieusement agités ».
Ce sont aussi des ornements funèbres, « couverts du réseau étroitement tressé de leurs fibres mortes comme d’une parure de deuil, ajoutant, à la mélancolie du lieu une somme appréciable de désolation intime et sans remède ». Ils sont incongrus sous ce climat, tout comme l’invité du roman percevant sa présence « entre les Stirl » comme « quelque chose de lourd », « en trop ».
Les trois principaux personnages — Allan Stirl, son épouse Ethel et leur invité, Olivier Lérins, jeune peintre parisien — jouent des rôles de façade, se fuient, s’enferment dans le silence pour le premier, la suractivité pour la deuxième et la paranoïa pour le dernier, si bien que l’on ne peut départager lequel des trois est le plus malade. M. Stirl est tuberculeux, c’est un fait avéré, mais sa maladie, qui a pourtant bouleversé la vie auparavant très mondaine du ménage, reste discrètement mentionnée.
Mme Stirl présente un comportement très agité confinant au désordre mental. Leur invité est brusquement atteint de douleurs dans la poitrine de plus en plus invalidantes et développe des idées noires qui vont progresser jusqu’à une sorte de délire aboutissant à la conviction que son hôtesse est un être maléfique qui souhaite sa mort.
Le roman commence par l’arrivée du jeune invité à la gare de Barcos-Les-Bains. Olivier a connu les Stirl quatre ans auparavant, à l’occasion d’un séjour à Praz-Coutant. On devine qu’il est tombé amoureux de Mme Stirl. Il a néanmoins tardé à répondre à ses pressantes invitations. À son arrivée à la gare, il découvre avec stupéfaction qu’il n’est pas attendu. Dans le taxi qui le conduit chez les Stirl, sa déception se double d’un sentiment de malaise lorsqu’il traverse Barcos-les-Bains qui lui apparaît comme un lieu artificiel, dénaturé et inhospitalier.
Arrivé devant l’imposante demeure des Stirl dont la grille reste fermée, sans aucun moyen d’appel, Olivier est frappé par une ambiance funèbre de déclin. Enfin paraît Allan Stirl, très gentleman, grand, svelte, élégant, « strictement cravaté », un léger accent irlandais. Il affiche un sourire indéfinissable. Olivier remarque alors une « vague transformation » dans la physionomie de son hôte qui n’est pas sans rappeler la rencontre de Swann malade et du duc de Guermantes.
Tout au long du roman, M. Stirl gardera son maintien de gentleman, ses bonnes manières d’homme raffiné et cultivé, son humour distingué fait d’euphémismes comme pour s’excuser d’être un homme malade. En réalité, et cela fait partie de « ce qui n’est pas dit », de ce qui paraît indicible, M. Stirl est un homme très malade qui tente de sauver les apparences pour ne pas mécontenter son épouse, mais qui, dans son for intérieur, a renoncé à la vie, un homme qui, selon le verdict d’Olivier s’est « effacé lui-même comme sous un paysage de brouillard ».
Comme les grandes vedettes, Ethel Stirl, se fait attendre. Elle fait intrusion dans le salon, bien après l’arrivée d’Olivier, précédée de deux grands chiens loups noirs agressifs, telle une Diane, « indisciplinée et belliqueuse ». Dans un premier temps, Olivier est rassuré « elle est toujours aussi belle », pense-t-il, mais bien vite il constate des changements désagréables.
Il ne reconnaît plus cette « voix hardie, trop sûre, trop éclatante » qui le heurte et reste stupéfait devant la volubilité excessive de son hôtesse, ses monologues incessants et survoltés qui lui font l’effet d’une « obstruction plus ou moins consciente ». Au fil des jours, Mme Stirl apparaît débordante d’activités, inaccessible à tout dialogue, vociférant, s’agitant, ayant des mots très durs pour la bonne, excitant ses chiens pour les faire aboyer et couper court à toute conversation.
Elle finit par afficher une forte hostilité vis-à-vis de son invité, s’employant à le contredire, lui refusant toute promenade en sa compagnie, prétextant que la voiture est en panne si bien que le jeune-homme se sent prisonnier de la villa Stirl. Son inquiétude grandit au fil du récit et atteindra son paroxysme au moment où, perdu dans le labyrinthique grenier de la villa où Mme Stirl l’a conduit, Olivier manquera de mourir quand le parquet cédera sous ses pieds.
« Elle a voulu me tuer », pense-t-il. Il est horrifié par ses yeux gris lumineux et cassants qui le fixent et reste étonné par la perfection de son visage « rien n’est plus près de la perfection que la cruauté ». Ethel n’est-il pas un prénom en forme de question, comme le souligne dans sa préface Didier Sarrou, biographe de Paul Gadenne ? Est-elle encore (ou peut-elle redevenir) celle dont Olivier est tombé amoureux ?
Est-elle une prédatrice redoutable, une héroïne de roman noir qui pourrait être née sous la plume de Daphné du Maurier ? Ou bien est-elle simplement une épouse submergée par l’angoisse, ayant ajusté sa vie de femme du monde aux contraintes imposées par la maladie de son mari, s’éparpillant dans d’incessantes occupations/prétextes ? Cette version est la plus crédible. Néanmoins, Ethel apparaît comme une personne nocive pour son entourage, son déni face à la maladie n’est pas excusé ni même considéré comme excusable.
Dans un discours prononcé à Gap en 1936, Paul Gadenne condamnait l’agitation excessive des hommes et célébrait les « moments d’arrêt (…) qui favorisent le plus, en l’homme, l’attention à la vie : les heures de panne, les chemins sans issue, les jours de pluie, les journées de maladea », concluant : « Ces journées peuvent être pour nous les plus fécondes (…). Ce n’est pas agir qui réclame un effort, mais s’arrêter. »
Ethel n’en est pas capable, pas plus que son invité. Ce dernier personnage se superpose fréquemment au narrateur et c’est à travers son point de vue que se déroule l’essentiel du récit. Il appartient au lecteur de ne pas se laisse duper en entrant dans sa spirale paranoïaque (très convaincante toutefois). Ce jeune homme est assurément victime d’un malentendu et non d’une persécution. Son imagination s’enflamme bien vite (n’est-il pas un créatif ? Un peintre sensible aux climats, aux ambiances, aux couleurs, aux ombres projetées par les palmiers ?).
La maladie qu’il a réellement traversée au long de son séjour (et qui n’est révélée qu’à la fin du roman) a pu brouiller son jugement. Les non-dits, les espoirs déçus (renouer une amitié amoureuse ou, pour Mme Stirl, offrir à son époux la distraction d’un aimable invité), l’indicible de la mort, nourrissent les tensions entre l’hôtesse et son invité. Il serait sans doute hâtif de confondre M. Stirl avec l’auteur lui-même. Toutefois, on ne peut qu’être troublés par les similitudes de situation.
Au travers d’Allan Stirl, Paul Gadenne ne nous parle-t-il pas de la maladie qui est en train de l’emporter ? « Ce qui compte est tout ce qui n’est pas dit. »
Par Les ensablés
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