C'était un projet initié il y a près de 20 ans : créer une nouvelle exposition permanente pour le Centre Belge de la Bande Dessinée de Bruxelles. Belle initiative, mais pas si simple de trouver le meilleur bout pour raconter la si riche histoire de la BD belge, dans un espace qui n'est pas infini. Isabelle Debekker, directrice du musée depuis 2019, a repris l'affaire en main, et après trois fois à tout recommencer, elle et son équipe ont enfin trouvé la formule jugée idéale.
Le 09/11/2024 à 10:30 par Hocine Bouhadjera
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Jouer sur la dynamique entre le français et le flamand ? plutôt raconter les plus célèbres figures de cet art, ou les milliers qui ont participé à cette aventure unique depuis plus d'un siècle ? Se concentrer sur des périodes, des mouvements de la bande dessinée spécifiques ?
« Nous avons finalement choisi de raconter cet art populaire dans sa dimension internationale. Comment les œuvres ont contribué au rayonnement de la bande dessinée franco-belge dans le monde, et toutes les révolutions que leurs auteurs ont su apporter, que ce soit en termes de renouvellement graphique, de savoir-faire et dynamisme éditoriaux, d'énormes succès, jusqu'aux adaptations à Hollywood. Ce croisement des dimensions commerciales, artistiques et créatives a façonné notre vision de ce projet », partage avec nous Isabelle Debekker.
Spirou, Lucky Luke, les Schtroumpfs, Néro et Bob et Bobette... Des héros qui font à présent partie de l’imaginaire collectif, mais aussi les artistes contemporains, qui redéfinissent sans cesse le genre, en explorant de nouvelles approches stylistiques, des formats inédits et des thématiques de leur temps. Au-delà de la célébration des classiques, cette exposition entend enfin ne pas oublier les avant-gardistes, les initiatives singulières, garants de la diversité du 9e art. Le tout orchestré par le commissaire de l'exposition, Daniel Couvreur.
À l'étage des anciens grands magasins de tissus Waucquez, on se demande finalement : comment la Belgique est-elle devenue le berceau de la bande dessinée ?
Dès l'entrée dans l'exposition, on est plongé dans le noir. Sort d'on ne sait ou, un étrange serpent de mer qui évolue au fil d'exposition, né du « crayon ensorcelé » d’Éléonore Scardoni. Une « métaphore du caractère mythique et insaisissable de la BD belge », et personnage récurrent qui accompagne les héros, les visiteurs, comme les fidèles Milou, Idéfix ou Rantanplan, en un peu plus exotique quand même... La scénographie a été pensée pour raconter une histoire en plusieurs chapitres, partage Ève Sarfati, gérante de Studio Golem, qui s'en est occupé, en association avec Les Drôles et co pour la coordination de la production.
Avant le phylactère, 1922 : Fernand Wicheler devient le premier auteur belge à proposer une véritable bande dessinée avec Le Dernier Film. À travers les 300 épisodes de son « ciné-roman », il met en scène des personnages de BD, qu'ils soient humains, animaliers, réels ou imaginaires. Dans son sillage, les premières bandes dessinées belges paraissent dans la presse quotidienne, privilégiant les dimensions humoristiques et feuilletonesques.
Ces récits illustrés, encore dépourvus du nom de bande dessinée, s'inspirent souvent de contes, de romans, ou de biographies de saints et figures historiques. Tout comme les mots croisés, l’horoscope ou la météo, ils sont perçus comme de simples moments de divertissement au sein de l’actualité. Les auteurs et autrices apprennent leur métier de dessinateur et de conteur sur le tas, sans qu'il soit question, à cette époque, de les voir compilées en recueils ou albums.
Mais certains créateurs audacieux se distinguent : en 1929, alors que les lecteurs sont habitués à découvrir les dialogues sous les cases, Hergé révolutionne le genre en introduisant le phylactère moderne avec Tintin au pays des Soviets. Tintin et Milou interagissent désormais à travers des bulles, incluant même le lecteur dans leurs échanges. Trois ans plus tard, Pink suit cette innovation en créant Suske en Blackske, première bande dessinée en flamand. L’histoire des héros de la bande dessinée belge est lancée...
Eugène van Nijverseel est appelé en 1929 à épauler Hergé dans certaines tâches techniques, lors de la mise au net des planches de Tintin au pays des Soviets ou de Tintin au Congo. Il se verra aussi confier la réalisation dans Le Boy-scout belge, de cinq pages de nouveaux gags de Totor, C. P. des Hannetons, le premier héros créé par Hergé. En 1931, il imaginera sous le pseudonyme d'Evany ses propres personnages, Zim et Boum. Après la Seconde Guerre mondiale, il deviendra directeur artistique du Studio Lombard.
Plus loin, c'est tout le meilleur de la bande dessinée francophone belge au XXe siècle, et même au-delà, qui s'affiche : Hergé toujours, mais aussi Jijé, Hermann, Philippe Geluck, François Schuiten, Edgar P. Jacobs, Morris, André Franquin, Greg, Frank Pé...
Dans la seconde moitié du XXe siècle, la BD franco-belge connaît son âge d’or. L’hebdomadaire Tintin accueille Blake et Mortimer, Corentin, Chlorophylle, Ric Hochet, Modeste et Pompon, Bernard Prince, Comanche, Olivier Rameau, Cubitus, Robin Dubois et Thorgal. En parrallèle, Le Journal de Spirou voit naître des figures populaires, comme Lucky Luke, Gaston Lagaffe, Les Schtroumpfs, Buck Danny, Boule et Bill, Jerry Spring, Natacha, Les Tuniques bleues, Le Petit Spirou ou Tamara.
En Flandre, le quotidien De Standaard assure le succès de Bob et Bobette pendant 77 ans, tandis que De Nieuwe Gids, puis Het Volk et De Standaard, publient deux strips quotidiens de Néron durant 55 ans. Jommeke devient le héros culte du journal Het Volk pendant plus de 50 ans, tandis que Het Laatste Nieuws lance la saga familiale des Kiekeboes. De Morgen fait découvrir les strips mordants des jumelles Kinky & Cosy, tandis que plus de 2000 gags de Dickie sont publiés dans les hebdomadaires Humo et Knack.
En 1943, la Société des Éditions Féminines tente une première avec Nine, un journal spécialement conçu pour les petites filles de 7 à 12 ans. La scénariste Marie-Noëlle et la dessinatrice Madeleine Gérard y racontent les aventures de Tip et Top ainsi que de Pitchoun et Pitchounette. Cependant, l'expérience sera de courte durée et s'arrêtera au bout d'un an.
Dès le milieu du XXe siècle, la Belgique s'est affirmée comme le pôle central de la bande dessinée en Europe. Pour conquérir un large public, les personnages issus de la presse ont rapidement franchi les frontières des cases pour investir de nouveaux territoires : merchandising, publicité, dessins animés, cinéma, radio, télévision, jeux vidéo...
En 1955, Raymond Leblanc, fondateur des éditions du Lombard, rêve de reproduire le modèle de Walt Disney pour conquérir le monde avec les héros de la BD belge. Visionnaire, il comprend l’importance de la télévision et fonde à Bruxelles les studios Belvision, d’où sortiront des longs-métrages tels que Tintin et le Temple du Soleil, Lucky Luke Daisy Town, Tintin et le Lac aux Requins, ainsi que La Flûte à Six Schtroumpfs. En parallèle, l’agence Publiart, rattachée aux éditions du Lombard, commercialise les personnages de bande dessinée auprès des grandes marques internationales.
Lucky Luke fait la promotion de Pepsi-Cola, Bob et Bobette deviennent les égéries des supermarchés Delhaize, tandis que Boule et Bill s’associent aux chocolats Côte d’Or. L’hôtesse de l’air Natacha se fait ambassadrice des salamis Bifi, le professeur Tournesol vante les huiles Fruit d’Or, Lucky Luke prête son image aux barres Cha-Cha, et même les Schtroumpfs trinquent avec Coca-Cola. Les héros belges sont désormais devenus de véritables icônes commerciales...
Paul Winkler, fondateur d'Opera Mundi, est en réalité le premier à saisir l'énorme potentiel économique de la bande dessinée. Cet homme d'affaires français acquiert les droits de diffusion de personnages tels que Mickey Mouse, Flash Gordon, Prince Vaillant, Mandrake et Jim la Jungle. En 1934, il regroupe ces héros « made in USA » au sein du Journal de Mickey, dont le tirage atteint rapidement 400.000 exemplaires sur le marché franco-belge, surpassant largement les magazines concurrents belges comme Bravo! et Spirou. En 1944, Georges Troisfontaines, originaire de Liège, fonde la World Press et, contrairement à Opera Mundi, mise sur les talents locaux franco-belges.
Face aux exigences des éditeurs en matière de rythme de production, le métier de scénariste de bande dessinée émerge. Parmi les pionniers belges, Jean-Michel Charlier se distingue en créant des séries emblématiques telles que Buck Danny, Tanguy et Laverdure, Blueberry, et Barbe-Rouge, ce qui lui vaudra d’être récompensé par l’Academy of Book Arts aux États-Unis. Dans un autre registre, Yvan Delporte, aux côtés d’André Franquin, contribue à l’avènement du premier antihéros, Gaston Lagaffe, et participe à de nombreux scénarios pour Les Schtroumpfs. Michel Greg, au sein du Journal Tintin, écrira plus de 250 scénarios couvrant l’humour, l’aventure, le western et la science-fiction.
De son côté, André-Paul Duchâteau signera plus de quarante séries, dont les célèbres 78 enquêtes du journaliste-détective Ric Hochet. Des talents comme Jean Van Hamme, Raoul Cauvin, Jean Dufaux, ou Zidrou suivront leurs pas, enrichissant encore le paysage de la bande dessinée belge.
Entre 1945 et 1956, Fernand Cheneval publie Heroïc-Albums, un magazine novateur au format rappelant celui des romans de gare, entièrement composé de récits complets. Ce support audacieux révèle de futurs grands noms comme Greg, Jidéhem, Fernand Dineur et François Craenhals. Maurice Tillieux y dessine les aventures de Félix, un précurseur du polar noir en bande dessinée. Après la disparition de Heroïc-Albums, Tillieux s’inspire directement de son expérience pour créer le célèbre détective Gil Jourdan dans les pages du Journal de Spirou.
Au centre de l'exposition, on passe du noir au blanc, « ce que j’appelle le petit musée, qui s’appelle en réalité le trésor des Belges. Cette salle est en fait un moment de repos ou de contemplation si on veut, où nous pouvons montrer des pièces rares dans des vitrines climatisées, car il n’était pas possible de climatiser l’ensemble de l’exposition étant donné le bâtiment », explique Ève Sarfati. Une sélection de planches réalisées par des auteurs et autrices belges, ou par des créateurs ayant marqué l’histoire de la bande dessinée belge au cours des cent dernières années. Une rotation régulière des pièces sera assurée.
La suite se déroule dans les années 1970, à l’Institut Saint-Luc de Bruxelles, où Claude Renard encourage ses étudiants à briser les conventions de la bande dessinée belge. Au sein de l'Atelier R, il pousse les jeunes auteurs à diversifier leurs techniques en puisant dans l'illustration, la sérigraphie, la photographie, et même la vidéo. Leur premier recueil, Le 9e Rêve, est immédiatement salué par le Festival international de la bande dessinée d’Angoulême.
Parallèlement, Yvan Delporte, figure anarchiste du milieu, lance Le Trombone Illustré, un supplément pirate du Journal de Spirou, qui marque l'entrée de la bande dessinée belge dans l'âge adulte. En réponse à ces bouleversements, Casterman lance la revue (À SUIVRE), véritable ovni éditorial, qui met en lumière non pas les héros, mais leurs créateurs, initiant l’ère du roman graphique.
Entre 2003 et 2006, après la fin du magazine (À SUIVRE), Casterman tente une ultime aventure éditoriale avec Bang!. Né d’une collaboration d’abord avec Beaux-Arts Magazine, puis avec Les Inrockuptibles, Bang! ambitionnait d’explorer tous les horizons de la bande dessinée, qu’ils soient passés, présents ou futurs, sans se limiter par des frontières géographiques ou artistiques.
Chantal De Spiegeleer fait partie des premières autrices à publier dans la revue (À SUIVRE) avec Façades blanches. Toujours à l'avant-garde, elle développe ensuite un style graphique novateur, inspiré des dessins de patrons de haute couture, pour son roman graphique Mirabelle, avant de créer la première héroïne féministe, Madila. Chantal De Spiegeleer reste également la seule femme parmi les repreneurs de la série Blake et Mortimer, ayant signé La Malédiction des trente deniers, apportant ainsi sa touche aux célèbres personnages d'Edgar P. Jacobs.
Parallèlement, la bande dessinée belge amorce sa révolution sexuelle. En 1966, Guy Peellaert ouvre la voie en dénudant ses héroïnes pop art dans Les Aventures de Jodelle. Toutefois, en Belgique, la popularité des BD érotiques reste indissociable de l’humour, avec des séries telles que les « Blagues coquines » de Dany et Bruno Di Sano, les gags d’Esther Verkest de Kim Duchateau, ou encore les personnages LGBTQ+ de Tom Bouden et Vero Beauprez.
Dans les années 1980, une nouvelle vague d’auteurs et d'autrices s’éloigne des récits de héros en série. Soutenus par des éditeurs alternatifs, ces artistes privilégient l’engagement artistique, les tirages limités et un public de niche. Leurs premières œuvres expérimentales paraissent souvent dans des revues collectives ou des fanzines éphémères.
Émancipés des traditions, ces créateurs explorent des sujets ancrés dans le réel et l'intime, abordant des thèmes tels que le vivre-ensemble, l'altérité, l'urbanité, la maternité, ou encore l'identité. Ils réinventent l'espace graphique, enchantent les couleurs, et repoussent les frontières de l'autobiographie et du médium. Leur bande dessinée alternative s’inspire aussi de la poésie et de la littérature, élargissant encore davantage le champ du possible.
En 1996, l'anti-héroïne Cordelia, créée par Ilah, ouvre la bande dessinée aux questions féministes, tandis que Vero Beauprez (Pottenkijken) et Leen Van Hulst (Melk & Sneeuw) explorent l'humour autour des godemichets et pratiquent l'autodérision sur les relations lesbiennes. D’autres autrices belges audacieuses enrichissent cette bande dessinée sans complexes, telles qu’Eva Mouton (Eva’s Gedacht), Erika Raven (Ripley, Erika), ainsi que Lies Van Gasse et Delphine Frantzen (Madame Pipi).
Le parcours se conclut par un vaste salon de lecture baptisé Les divans de Raoul, en hommage à Raoul Cauvin. Un espace dédié au plaisir de lire et de se détendre librement. Un photobooth y est également installé pour immortaliser ce moment.
Cette exposition est une mine, vous l'aurez compris, entre petites et grandes histoires de la bande dessinée, à la sauce belge.
Crédits photo : ActuaLitté (CC BY-SA 2.0)
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
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