Non, Paul Nizan (1905-1940) ne fut pas seulement l’auteur d’un incipit resté célèbre et redécouvert par la jeunesse étudiante de mai 1968. « J’avais 20 ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie ». Cette « accroche » solennelle cache hélas un peu trop une oeuvre hybride passionnante. Mort en soldat à 35 ans en 1940, il fut jeté aux oubliettes de l’Histoire, répudié par ses camarades communistes.
Par Nicolas Acker
Il aura fallu attendre plus de vingt ans et une préface de son ami Sartre pour que ses livres sortent doucement de l’oubli. Tour à tour philosophe, journaliste, critique et théoricien littéraire, pamphlétaire et ardent militant, il nous lègue en tant que romancier trois romans, tous irrigués par la veine autobiographique, mais aussi par la propagande du réalisme socialiste. Le Prix Interallié 1938 décerné pour son ultime roman La Conspiration apparaît a posteriori comme l’éphémère consécration de Nizan avant que le vent de la guerre et de la propagande ne vienne « l’ensabler » pour un long moment.
Sa prose, précise et faussement austère, révèle des charmes intemporels. Sa distance ironique et la compassion envers ses personnages font de sa Conspiration un roman initiatique aux formes mouvantes, prêt à fixer sans peur et sans espoir les vertiges de la condition humaine face au néant, face aux compromis, face à la trahison.
Ils s’appellent Rosenthal, Laforgue, Bloyé, Pluvinage et Jurien. Ils sont issus de la bourgeoisie et forment un clan d’étudiants au sein de l’École Normale Supérieure. Nous sommes en 1928 à Paris et ces garçons aspirent à rompre le déterminisme de leur vie toute tracée, car « savoir ce qu’on sera, c’est vivre comme les morts ». Il y a quatre ans, à l’occasion du transfert de la dépouille de Jaurès au Panthéon, ces jeunes privilégiés ont vécu, au milieu de la foule populaire, une révélation politique.
Depuis lors, ils savent « avec qui il faut être ». Convertis à la pensée marxiste, ils rejettent la société bourgeoise marquée par l’hypocrisie et l’injustice dont ils s’estiment les « complices silencieux », par leur famille et par leur éducation, dispensée par des maîtres académiques vaniteux, « une troupe orgueilleuse de magiciens », une meute de chiens de garde aux ordres d’une caste d’oppresseurs. Les jeunes étudiants en philosophie fondent (sans prendre de risque démesuré) une revue révolutionnaire au titre limpide, « La Guerre civile », dont on devine qu’elle ne sera guère lue au-delà des cercles étudiants.
Quant à Bernard Rosenthal, le meneur exalté du groupe, il exhorte ses amis à aller plus loin dans leur engagement : voler des plans militaires pour les livrer au Parti communiste français sera leur grand-œuvre, leur Conspiration. Mais ce complot, à peine ourdi, sera vite mis en échec. L’inconstance, le doute, l’amour (ou son illusion) et l’envie vont faire de leur aventure politique un chemin de croix où la trahison et la mort solderont une série de désillusions. Rosenthal, plus que les autres, en paiera le prix fort.
Le lecteur qui voyait dans la Conspiration une promesse de roman policier se rendra vite compte de sa naïveté. Derrière l’image trompeuse du titre, remplie d’espions et de machinations machiavéliques, c’est l’ironie mordante de l’auteur qui vient d’emblée imprimer sa marque. Et très vite, à peine quelques pages plus loin, Nizan donne le pronostic à peine masqué de l’histoire, au cas où le malentendu subsisterait : « C’étaient cinq jeunes gens qui avaient tous le mauvais âge, entre vingt et vingt-quatre ans ; l’avenir qui les attendait était brouillé comme un désert plein de mirages, de pièges et de vastes solitudes ».
Et pourtant les pages se tournent, et le complot narratif de l’auteur se referme pour encercler le lecteur.
Le roman vaut aussi bien par l’histoire que par les personnages tout en contrastes, d’une complexité qui emporte la curiosité du lecteur, et montre divers aspects de l’humanité.
« Rosen » est assurément le personnage le plus marquant du roman. Il ne supporte plus sa famille, il s’insurge contre les maîtres à penser, contre le règne de la tartufferie et de l’entre-soi. Nizan fait de Rosenthal le portrait-robot d’une jeunesse éternelle. Il est « éternellement jeune, éternellement déçu, soustrait au temps, aux métamorphoses de la vie », ses injonctions sont contradictoires où « tout est confus et libre ».
Ses considérations sur la vie ou sur l’engagement sont à géométrie variable. « La seule liberté enviable paraît celle de ne point choisir ». À peine réussit-il à galvaniser ses camarades pour l’action séditieuse qu’il change déjà d’avis et de mission. C’est qu’entre deux réflexions sur la révolution à venir, il pense à Catherine, la bourgeoise, la femme de son frère Claude. Dans la maison de campagne familiale, il la séduit, au début presque par provocation politique. Et semble confondre sentiments et idéologie puisque pour lui, « toutes les femmes conquises, tous les scandales paraissaient des victoires sur la bourgeoisie ».
L’orgueil de Rosenthal est vertigineux : pour lui, il est impossible de reconnaître la réalité de son sentiment. Nizan, en équilibriste facétieux, en profite pour laisser éclater sans filet son ironie et un certain lyrisme. C’est beau, délicieusement suranné et faussement désinvolte. Pourquoi bouder son plaisir ?
« Pendant cinq nuits, au sein de cette froide obscurité de velours, et de cette solitude ténébreuse des campagnes qui ne parle aux hommes que des astres et de la mort, Bernard et Catherine partagèrent les affreux secrets du plaisir, ses oublis de soi, ses sacrifices, ses patiences, ses paresses, ses sommeils, ses soupirs de combattants complices dans un combat truqué, son merveilleux oubli du dégoût qu’un corps inspire à un corps, sa complaisance, son exaltation, sa bassesse.
Comment Bernard n’eut-il pas confondu avec l’amour des éclairs de bonheur, la mort du temps, la compagnie de cette grande fille moite et nue, la connivence qui les faisait parfois rester longtemps immobiles pour un craquement entendu, avec le bruit du sang dans leurs oreilles qui couvrait tout comme une mer ? Le sixième jour, Claude arriva. »
De l’amour donc, mais du déni aussi, d’où le doute de Rosenthal, un doute ontologique qui gangrène également ses relations avec les autres membres du groupe.
Philippe Laforgue, l’ami le plus proche, est bien plus lucide que Rosenthal. Il ne voit plus dans leur aventure qu’une « idée dostoïevskienne (…) incroyablement romantique ». Le monde des idées pures et la vie réelle et ses concrètes difficultés cherchent en vain à se concilier.
Le personnage de Carré, nom ô combien significatif, incarne lui l’exact contraire du doute. Militant communiste clandestin caché par l’écrivain Regnier, Carré est un pur et dur qui fascine le groupe.
Pourtant, « chaque homme peut être divisé entre les hommes qu’il peut être », proclame Nizan dans son premier livre Aden Arabie. Nizan aime déployer son histoire toujours de manière double, sur le champ littéraire comme sur le champ politique pour mieux les mettre en tension. Nizan le poète, celui qui écrivait adolescent des vers mélancoliques à la manière d’un Jules Laforgue (comme par hasard, le nom d’un des protagonistes de La Conspiration) se dresse ainsi contre Nizan le militant, ivre de dialectique.
Après Antoine Bloyé (1933) et Le Cheval de Troie (1935), la Conspiration va apporter la reconnaissance du monde littéraire à Nizan (prix interallié). En effet, même s’il reste fidèle aux codes du réalisme socialiste, visible dans Le Cheval de Troie (le récit de la vie d’une cellule communiste dans une petite ville de province) et dans une moindre mesure dans Bloyé (vie et mort d’un transfuge de classe et biographie transparente de son père Pierre), Nizan semble s’en être libéré. Ainsi la structure hybride surprend et le narrateur occupe tout au long de l’histoire une place instable qui confère au texte une certaine modernité.
Un flash-back au ton nostalgique retraçant « le premier souvenir politique » de la bande d’amis surprend et ne colle pas à l’orthodoxie révolutionnaire. Quant au narrateur, il est au départ omniscient, en surplomb et ne se prive pas de juger les tergiversations de Rosenthal. Après avoir ironisé sur le fiasco sentimental du héros, le narrateur se volatilise subitement pour laisser place sans transition à des « extraits d’un carnet noir » d’un certain François Regnier, écrivain.
La toute fin renoue avec le roman d’apprentissage.
Cette forme hétérogène ainsi que la charge assez conventionnelle contre le joug familial et culturel, si elle a pu séduire les jurés du Prix Interallié, n’en est pas moins en accord avec la politique culturelle du Parti, énoncée par Paul Vaillant-Couturier devant le comité central en octobre 1936, qui exonère l’artiste engagé de certaines contraintes idéologiques.
Transfuges de classe, traîtres aux siens. Cette obsession de la trahison qui revient sans cesse dans l’œuvre de Nizan prend sa dimension prophétique dans le destin de l’écrivain. À la fin de l’été 1939, Nizan apprend la signature du pacte germano-soviétique.
Remonté à Paris, à la rédaction du journal Ce Soir, co-fondé par Aragon, Nizan qui a passé l’année précédente à commenter les accords de Munich en respectant les consignes du parti se met à douter. Quinze jours plus tard, les troupes soviétiques envahissent la Pologne. Cette fois, l’intellectuel en vue de la presse communiste depuis plus d’une dizaine d’années donne sa démission avant de répondre à la mobilisation générale.
Considéré comme des traîtres absolus, Nizan et sa femme sont répudiés par leurs anciens camarades, Thorez les traite « d’agents de la police » et de « mouchard » pendant la Drôle de Guerre. Aragon persistera en 1947 dans son roman les communistes où Nizan prend les traits du « policier Orfilat ».
Le 23 mai 1940, l’offensive allemande surprend Nizan et le régiment anglais dans lequel il officie comme interprète. Ils se replient dans un château près de Dunkerque. Une balle perdue le frappe à la tête. C’est là que cet idéaliste sincère mourra, agonisant sur le perron du château de Cocove, vraisemblablement dans les bras d’une aristocrate, la comtesse de Coetlogon. Ironie tragique digne d’un roman de Nizan.
Signalons la parution récente (18/09/2024) de Toute littérature est une propagande, Grasset, Les Cahiers Rouges.
Par Les ensablés
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