#FranceItalie – Depuis 2007, la fiction italienne traduite en France a connu une forte croissance, soutenue par un intérêt accru des éditeurs pour la littérature étrangère et le rôle essentiel des traducteurs. Mais le marché de l’autre côté des Alpes a évolué, et les éditeurs français privilégient désormais les titres commerciaux ou primés en Italie. Enquête sur les liens entre les structures éditoriales des deux pays, dont une première partie est déjà publiée sur ActuaLitté.
Le 08/10/2024 à 13:22 par Federica Malinverno
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08/10/2024 à 13:22
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Après cette période particulièrement faste, la machine se calme depuis quelques années. Nos différents interlocuteurs sont unanimes, évoquant une certaine « frilosité » dans les achats de droits. Corollaire direct : moins de parutions d’année en année. La « prise de risques éditoriaux » devient plus frileuse.
Les titres littéraires et exigeants ont alors plus de difficulté à s’imposer : « Les éditeurs tiennent compte plus volontiers des résultats d’un ouvrage en Italie (la best-sellerisation) ou de sa présence parmi les finalistes d’un prix, ou plus encore, parmi les lauréats (surtout du prix Strega). Ils s’intéressent davantage aux ouvrages dits grand public ou commerciaux », nous explique Nathalie Bauer.
Lise Caillat estime que « les grands prix littéraires sont un critère important, rassurant ». Et de fait, disposer de textes primés n’apporte pas que prestige et qualité au catalogue : ils promettent bien souvent un volume de ventes et une reconnaissance sinon littéraire, du moins commerciale.
Même si, en Italie, les ventes des titres lauréats du prix Strega ne sont pas homogènes : par exemple Come d'Aria de Ada d'Adamo (Elliot edizioni), lauréat du Strega 2023, a vendu autour de 150.000 exemplaires jusqu'en octobre 2024, mais La solitude des nombres premiers de Paolo Giordano (trad. Par Nathalie Bauer, Seuil, 2009), lauréat du même prix en 2008, a vendu 1 million d'exemplaires l'année de sa parution.
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Certains traducteurs le remarquent bien : le critère principal découle aujourd’hui moins d’une ligne éditoriale propre à la maison et son catalogue, au profit des ventes réalisées en Italie. « Désormais, on traduit principalement ce qui marche en Italie » - souligne Vincent Raynaud. « Avant les maisons d’édition françaises, et c’était le cas quand j’étais chez Gallimard, publiaient sur la base de leur catalogue et de choix éditoriaux. Aujourd’hui on recherche les succès italiens pour les importer en France ».
Par conséquent, « le succès en Italie est un gage de confiance et ce qui se publie en France reflète de plus en plus ce qui a marché en Italie ». Un calque qui aboutirait à une sorte d’homogénéisation du marché éditorial global. Un constat qu’opère Nathalie Bauer : « Il est, hélas, beaucoup plus difficile aujourd’hui de faire publier un auteur italien peu connu dans son pays, alors même que la réception d’un livre diffère d’un pays à l’autre, comme en témoigne le prestige dont est auréolé depuis longtemps Erri de Luca en France. »
Les critères économiques priment, car la « logique des grands groupes » prend souvent le dessus sur les approches éditoriales et intellectuelles des petites structures. L’opportunité d’être publié, pour des auteurs qui ne sont pas grand public ou des primo-romanciers au succès modeste, se réduit comme peau de chagrin. « On me dit souvent que le livre précédent ne s’est pas très bien vendu » affirme Lise Caillat « et cela devient une raison pour ne pas prendre un deuxième livre, même s’il est réussi : et c’est dommage. »
Dominique Vittoz, traductrice et maîtresse de conférence en langue et littérature italienne, partage la même expérience : « Certains auteurs que je traduisais n’ont plus été achetés par la maison sous de regrettables prétextes commerciaux. »
De quoi entraîner parfois une « nostalgie » d’une époque pourtant pas si lointaine — dix ou vingt ans — où les éditeurs étaient plus ouverts et moins conditionnés par les logiques marchandes. En somme, d’après Vincent Raynaud « tout le monde ou presque va vers une littérature italienne grand public sous la pression du marché ».
Mais personne n’est dupe : cette situation résulte d’une évolution globale du marché du livre, qui ne se limite pas au domaine italien. Et c’est tout le domaine de la littérature étrangère qui est concerné. Comme le pointe, entre autres, Lise Chapuis, qui a publié sa première traduction en 1988 « du fait de ces grandes mutations de l’industrie du livre, nous éprouvons plus de difficultés à faire lire une littérature exigeante et de recherche ».
Dominique Vittoz abonde : « Dans certaines grandes maisons, on ressent cette frilosité due au contexte éditorial, à la crise des ventes. » Donc les mêmes titres sont traduits un peu partout, les catalogues de maisons d’édition se ressemblent de plus en plus, avec quelques exceptions, comme, en France, Le Tripode, Verdier ou quelques autres, nuance Vincent Raynaud.
Car, heureusement, la pluralité et la diversité des indépendants rétablit un peu l’équilibre : ils misent sur une politique d’auteur courageuse et sur des projets éditoriaux plus risqués. Même s’il ne faut pas, évidemment, trop généraliser, car certaines grandes maisons publient parfois des auteurs plus recherchés et moins attendus (comme c’est le cas de Chemins de fer du Mexique, de Gian Marco Griffi, trad. Christophe Mileschi, publié en 2024 chez Gallimard). Lise Chapuis et Vincent Raynaud mentionnent également la publication de Horcynus Orca de Stefano d’Arrigo par le Nouvel Attila (trad. Monique Baccelli, Antonio Werli, 2023, malgré moins de 3000 ventes).
Ce dernier relève que « le travail de recherche se fait souvent dans des maisons plus petites, avec des structures plus agiles ». Une analyse que partage Lise Chapuis : ces maisons « ont moins de ressources, mais elles ont une forte volonté, et une ligne portée par des goûts très personnels. Et cela apporte une grande variété ». Et d’ajouter : « il y a d’ailleurs de belles réussites, comme la parution des Frères Lehman de Stefano Massini (trad. Nathalie Bauer, ed. Globe, 2018, près de 24.000 exemplaires en grand format et 32.000 en poche) ».
Lise Chapuis rejoint cependant ses consœurs et confrères sur cette évolution qu’exprime Nathalie Bauer : « En tant que traductrice, j’ai la nostalgie de ces années où il était possible de traduire à la fois des auteurs d’avant-garde, des auteurs très littéraires, pour ainsi dire classiques, et de la littérature grand public », nous confie Nathalie Bauer.
D’autant, ajoute Lise Caillat, que la pandémie a aggravé la tendance : les éditeurs ont réduit leurs publications de littérature étrangère. Pour la traductrice, reste alors la sensation d’avoir « perdu le contact avec les attentes du public. Nous avons besoin d’être rassurés, mais le goût du public est de moins en moins prévisible ». Vincent Raynaud insiste : « Ce n’est que mon avis et mon impression, mais depuis la pandémie la production s’est resserrée et la littérature étrangère est en difficulté en France. »
Des articles complémentaires sont publiés sur ActuaLitté : 1/5, 3/5, 4/5, et 5/5
Crédits image : Lise Caillat / Lise Chapuis
DOSSIER - Traduire la fiction : les liens entre France et Italie
Par Federica Malinverno
Contact : federicamalinverno01@gmail.com
Paru le 14/03/2024
668 pages
Editions Gallimard
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Paru le 13/10/2023
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Paru le 18/08/2023
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