Entretien avec Marie Mauzé et Fabrice Flahutez à propos du Carnet de voyage chez les Indiens Hopi d'André Breton. À l'occasion du centenaire de la parution du Premier Manifeste du Surréalisme, cet entretien revient sur la figure emblématique du mouvement. Par Étienne Ruhaud.
En mars 1941, fiché comme « dangereux anarchiste » par les autorités vichyssoises, André Breton s’exile, malgré lui, aux Etats-Unis et y restera cinq ans. Poursuivant une activité critique et poétique intense outre-Atlantique, l’homme entreprend également un bref voyage en pays hopi, tribu indienne sédentaire, vers l’actuel Nevada.
Curieux des autres cultures, mais sans formation ethnologique, André Breton pose un regard « naïf », brut, parfois maladroit, sur ce peuple singulier, persécuté par les autorités fédérales. Il en rapporte un bref carnet manuscrit, reproduit pour la première fois par les éditions Hermann, sous forme de fac-similé, le tout accompagné d’un important appareil critique sous la plume de Fabrice Flahutez et Marie Mauzé. Les deux chercheurs ont accepté de répondre à nos questions.
Étienne Ruhaud : Que faisait André Breton chez les Hopi en 1945 ?
La montée des fascismes avait contraint André Breton et d’autres surréalistes de fuir l’Europe pour les Etats-Unis en 1941. L’exil américain se prolongea jusqu’à la fin de l’année 1945. À la toute fin de la guerre, André Breton souhaite officialiser son divorce d’avec l’artiste Jacqueline Lamba pour se marier aussitôt avec Elisa Claro. Divorcer et se remarier dans la foulée n’est possible qu’en de rares endroits et c’est muni des conseils de Yves Tanguy qu’il projette d’aller à Reno aux confins du Nevada, à la frontière de la Californie. C’est lors de ce périple personnel qu’il en profite pour se rendre en terre hopi.
À LIRE - Exposition : Gallimard célèbre les cent ans du surréalisme
Comment avez-vous établi l’édition du texte ? Comment avez-vous retrouvé le manuscrit et contacté les éventuels ayants droit ?
Le carnet de voyage d’André Breton chez les Indiens Hopi (1945) est conservé à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet (Chancellerie des universités de Paris). Il ne peut être consulté sans l’accord d’Aube Breton Elléouët, fille unique d’André Breton. De très courts extraits du Carnet et sa transcription ont été publiés dans le volume III des Œuvres complètes (La Pléiade, Gallimard, 1999) et dans des catalogues. C’est la première fois que le fac-similé est publié dans son intégralité. La présente transcription, outre qu’elle est la plus fidèle possible au manuscrit, comprend également des éléments du texte de Breton qui n’avaient pas été transcrits auparavant.
André Breton était d’abord poète et chef de file du mouvement surréaliste. De fait, en quoi son regard est-il différent de celui d’un ethnologue ?
André Breton s’est certes rendu en territoire hopi où il a effectué un très court séjour en août 1945, mais il n’a cependant jamais revendiqué le statut d’ethnologue. Bien que fréquentant les ethnologues du musée de l’Homme dans les années 1930, il nourrissait une grande méfiance à l’égard de l’ethnologie, refusant le caractère scientifique de la discipline et critiquant les méthodes de classement par catégories et fonctions des artefacts dans les musées. La muséologie ne laissait aucune place à l’émotion, voie que privilégiait Breton et ses amis dans la connaissance d’un objet.
À VOIR - Paul Valéry et la génération surréaliste
Toutefois, Breton partageait avec les ethnologues un grand intérêt pour les objets, conçus comme la matérialisation de représentations collectives d’une société. Breton trouvait dans les théories ethnologiques des arguments pour critiquer la civilisation occidentale et renforcer ses intuitions sur l’existence d’un fond psychique commun à l’ensemble de l’humanité. Cette intuition, il la partageait notamment avec Wolfgang Paalen, grand collectionneur et amateur d’art nord-amérindien. Breton revendiquait haut et fort l’idée selon laquelle pour comprendre une culture « primitive », il fallait avoir « l’œil non prévenu ».
Breton et les surréalistes se sont très tôt intéressés aux poupées hopis. À New York, il en découvre chez un antiquaire d’origine allemande de magnifiques. Breton a-t-il tiré profit de ce commerce ?
André Breton n’était pas un collectionneur d’investissement. Son attrait pour les objets provenant des contrées les plus lointaines était mû par le désir de se laisser inspirer et par la force suggestive qu’ils pouvaient procurer. A l’époque, les surréalistes achètent pour presque rien ces objets qu’on trouve assez couramment. Breton n’en tire aucun profit personnel puisque les poupées sont restées chez lui jusqu’à sa disparition. Si le prix des poupées hopis est si élevé aujourd’hui c’est en partie dû au fait que beaucoup d’artistes européens les ont collectionnées. Mais le marché des poupées hopi arrive bien après qu’ils en aient acquis de nombreuses.
Le tourisme, à l’époque, s’était déjà beaucoup développé. Pour survivre, certains Indiens fabriquent des poupées, ou s’adaptent aux demandes. La culture traditionnelle était-elle déjà pervertie ? Qu’en est-il aujourd’hui ?
Le tourisme s’est développé dans le Sud-Ouest des Etats-Unis à la fin du XIXe siècle avec l’avènement des chemins de fer. Dès les années 1890, les poupées hopi, cadeaux offerts aux petites filles lors de rituels, sont commercialisées par des marchands locaux. Les Hopi avaient trouvé là un débouché commercial. Les habitants des pueblos pouvaient ainsi améliorer leurs revenus dans un contexte de très grande pauvreté. Cependant, les poupées-souvenirs ne sont pas des répliques exactes des poupées cérémonielles, qui sont des objets sacrés.
Les Hopi ont au cours des ans réussi à maintenir leur culture vivante malgré les coups de boutoir de l’administration des affaires indiennes qui entendait régir de nombreux aspects de leur vie sociale, économique et spirituelle. La vie cérémonielle est très active aujourd’hui ; elle est organisée à l’abri des regards des Euro-Américains. Par ailleurs, les Hopi, à l’instar de nombreux autochtones en Amérique du Nord prennent leur destin en main et exercent un contrôle actif sur le commerce de leurs artefacts cérémoniels et plus largement de leur patrimoine culturel.
André Breton et les surréalistes formulent très tôt une critique des empires coloniaux comme la France tout en se passionnant pour les sociétés extra-européennes. Cet intérêt pour la culture hopi s’inscrit-elle dans cette perspective ?
Les surréalistes regardent le monde avec émerveillement et ont la lucidité de comprendre dès les années 1920 combien le colonialisme est néfaste et opprime des peuples entiers. Même si la France revendique apporter ses bienfaits civilisateurs à ses colonies, elle spolie en réalité des régions entières au seul profit d’une bourgeoisie triomphante. Les surréalistes s’inscrivent dans une acerbe critique du monde occidental et s’intéressent par exemple aux modes de fonctionnement de certaines communautés indiennes qui vivent depuis des siècles en dehors du système capitaliste par exemple.
Les Hopi ou d’autres communautés sont fascinantes parce qu’elles ont des « vivre ensemble » qui montrent une autre réalité bien plus enviable que celle qui se dessine en Europe après la Première Guerre mondiale avec l’effondrement des démocraties puis la Shoah. En étant sur le continent américain Breton caresse le désir d’aller à la rencontre de ces communautés hopi qu’il étudie et qui le fascinent depuis longtemps.
Athée et anticlérical, Breton se montre critique à l’égard des coutumes religieuses hopi. Son regard est-il ethnocentrique ? Peut-on lui reprocher une forme d’aveuglement, ou de maladresse ?
Chez André Breton, le rejet de la religion relève d’une attitude de révolte contre la bigoterie de sa mère, mais aussi parce que les surréalistes considéraient la religion comme « une maison d’agenouillement » contraire à l’émergence d’une conscience politique propre à leur émancipation. La dimension religieuse se manifeste de manière inattendue lors des cérémonies auxquelles il assiste dans les villages Hopi. Il est fort probable que Breton ne comprenait pas le caractère sacré de ces rituels pour les Hopi.
TÉLÉVISION – Arte Arthur Teboul raconte la révolution surréaliste
Ne pouvant respecter les règles édictées par les communautés indiennes, interdisant la prise de notes, il s’est vu confisquer son carnet, même s’il était de petite taille et tenait dans la paume de sa main. Il s’agit pour le moins d’une maladresse car Breton, on peut l’imaginer, pensait qu’il pouvait contourner les règles.
Les Hopi se montrent parfois hostiles à l’égard de l’homme blanc, et Breton se fait confisquer des pages de son carnet lors d’une cérémonie. Sait-on si l’auteur a gardé quelques relations avec les Indiens par la suite ? En a-t-il reparlé, ultérieurement ?
André Breton n’a jamais entretenu de relations avec les Hopi après son séjour contrairement à Max Ernst qui a vécu une dizaine d’années à Sedona (Arizona), éprouvant à un moment de sa vie le besoin de s’immerger dans l’environnement familier des peuples autochtones du Sud-Ouest. Il visitait les sites archéologiques de la région et assistait fréquemment aux cérémonies. Il s’était d’ailleurs pris d’amitié pour un artiste hopi. Breton a néanmoins gardé un vif souvenir de ce séjour et n’a jamais manqué de parler de la grandeur du peuple hopi dans ses entretiens dans les années 1950.
Vous faites état d’un conflit larvé entre les surréalistes autour de Breton, et Wolfgang Paalen, lui aussi connaisseur de la culture hopi. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
La guerre ayant dispersé les uns et les autres sur plusieurs continents, les relations entre les surréalistes se distendent. Une importante diaspora surréaliste s’établit au Mexique tandis qu’un autre groupe parmi lesquels Breton, Duchamp, Max Ernst, s’installe à New York. Wolfgang Paalen trouve le moyen de publier une très belle revue du nom de Dyn dont le format et les textes sont à destination des Etats-Unis. Un des premiers articles de Paalen revendique son éloignement du surréalisme.
André Breton voit alors dans cette entreprise éditoriale une concurrence salutaire mais délicate. En tant que réfugiés politiques en Amérique les surréalistes ont du mal à rivaliser dans l’édition d’une revue comme celle de Paalen. On a souvent mis en avant cette rivalité entre les deux hommes mais au final on peut dire qu’ils ont fait vivre un surréalisme différent sur un autre continent.
Paalen était un grand connaisseur des communautés autochtones d’Amérique et sa revue en fait largement état avec des articles de fond et des illustrations de haute tenue. De son côté, Breton publiera la revue VVV qui est entrée dans l’histoire par la qualité des textes et des postulats qu’elle propose.
À LIRE - Antonin Artaud et “la Race des hommes perdus”
Reproduit en fac-similé, le texte de Breton est constitué d’une série de notes généralement brèves. Il ne s’agit pas, a priori, d’une œuvre destinée à la publication. Peut-on encore parler de littérature ? Certains passages sont-ils encore poétiques ?
Le fac-similé a l’avantage de montrer une pensée en train de se faire, un regard en train de s’aiguiser au contact de l’altérité. Breton consigne en temps réel ce qu’il voit et retient des éléments pour un éventuel livre qu’il pensait écrire par la suite. Ce petit carnet est capital pour comprendre que Breton associe les danses qu’il voit et la sociabilité indienne à la philosophie fouriériste. C’est par ce carnet qu’on comprend comment Breton créé par analogie des passerelles entre le philosophe du XIXe siècle et les Hopi. Par-delà cette observation, c’est le témoignage sensible d’un poète sur un monde qui lui est exogène.
Crédits photo : Domaine public
Par Auteur invité
Contact : contact@actualitte.com
Paru le 11/09/2024
346 pages
Hermann
22,00 €
Commenter cet article