On ne lit plus Octave Feuillet (1821-1890), auteur à très grand succès du Second Empire et favori de lˊImpératrice Eugénie ; seul son nom sur la plaque bleue dˊune rue tranquille et banale du XVIème arrondissement, où habitaient de bons amis, m’a un jour rendu curieux de le connaître.
Les titres de ses romans ont l’odeur des armoires à linge bourgeoises, encaustique et lavande : « La Petite Comtesse » (1856), « Histoire de Sybille » (1862), « Julia de Trécoeur » (1872), voire réminiscents de la Comtesse de Ségur « Le Roman dˊun jeune homme pauvre » (1858)… Par Herbert Dune.
Peut-être, finalement, n’entre-t-on avec délices dans ces romans que si l’on a eu la chance d’avoir de la famille en province, une maison ancienne au fond d’un jardin, des souvenirs d’escaliers qui grincent et de conversations au bon ton spirituel et toujours très discret.
On y retrouve le parfum de nos madeleines, ou plutôt de celles de nos grands-parents, quelque chose de déjà désuet lorsque Octave Feuillet l’évoquait, et qui n’en est que plus délicieux aujourd’hui.
Les héroïnes sont des femmes, mais pas exclusivement, les rôles de personnages revenus de tout ou de bien de crapules « Monsieur de Camors » (1867), échéant libéralement aux hommes. Pour autant, et pas moins que les quelques héros masculins plus recommandables (p. ex. « Un Jeune Homme Pauvre » - 1858), ces hommes évoluent dans un monde où l’honneur transcende tout.
Quant aux femmes, elles sont représentées comme de purs êtres moraux et religieux, confrontées à de grandes difficultés, mais ne cessant jamais de se montrer distinguées et moralement supérieures, hormis quelques contre-exemples faisant office de faciles repoussoirs.
On a souvent réduit Feuillet à des romans apaisants, la peinture maintes fois répétée de microcosmes sclérosés pleurant une splendeur évanouie ; pour ma part jˊy vois une posture trop facile et ne rendant pas justice aux raisons de son succès.
Une fois la porte franchie, la lecture entamée, que trouve-t-on en effet à l’intérieur de ces bâtisses de province que sont les romans de Feuillet ?
Pour le savoir, le lecteur curieux pourra aisément se faire une idée en se plongeant dans « La petite Comtesse », texte relativement bref et nerveux.
On s’y engage en effet sans y penser, pour autant que l’on sˊabandonne à l’enjouement élégant du style, la cascade rafraîchissante des petites pointes sans méchanceté, un ensemble tout à la fois allègre et dans le parfait bon goût de l’époque : les traits d’esprit semblent sortis de l’extraordinaire film « Ridicule » : avec Octave Feuillet la France provinciale témoigne à chaque page qu’elle n’a jamais abdiqué sa fascination pour Versailles.
Quelques haltes esthétisantes rafraîchissent le lecteur et en appellent à sa sagesse : « La vallée est ainsi close de toutes parts… Si l’on pouvait jamais trouver la paix hors de soi-même, ce doux asile la donnerait : il en donne du moins pour un instant lˊillusion. »
La nostalgie nˊest que très relative ; absolument aucun mouvement de recul devant les bouleversements haussmanniens du Paris de l’époque que détestent pourtant les conservateurs, bien représentés par Veuillot, rédacteur en chef du très catholique LˊUnivers. « Ce quartier était joli autrefois, très vivant, très pittoresque, le soir surtout quand une population grouillante et mille feux l’animaient. Hier… c’était un désert des plus lugubres. On y nageait dans le macadam… ces grandes maisons neuves sont… comme sans histoire… point de boutiques sauf quelques cafés étincelants et vides ».
Et quittons un instant « La Petite Comtesse » pour apprécier à la fois le style et le modernisme de Feuillet dans « Monsieur de Camors » (1867) « Souverainement étranger à ces impressions agréables, Louis de Camors, un peu pâle, l’œil à demi-clos, un cigare entre les dents, s’avançait dans la rue de Bourgogne au petit pas de son cheval. Il prit le galop de chasse dans les Champs-Élysées, gagna le bois de Boulogne et le parcourut à l’aventure ; le hasard l’en fit sortir par l’avenue Maillot, qui n’était pas encore aussi peuplée qu’on la voit aujourd’hui. Déjà cependant quelques jolies habitations, précédées de pelouses verdoyantes, s’y élevaient dans des buissons de lilas et de clématite. »
Dans la « Petite Comtesse », nous trouvons ce qui fait le fond de cette indifférence un peu paradoxale de la part d’un mélancolique, cette parfaite résignation face aux bouleversements du Second Empire. Lˊépoque en effet nˊ« est pas sans quelques rapports essentiels avec les premiers temps du Moyen Âge… désordre moral, convoitise matérielle, violence barbare… ». Le Second Empire ne serait alors qu’une des banales itérations dˊun monde immuable, on se surprendrait presque à penser au « Guépard » (publié à titre posthume en 1958 et dont l’action commence justement en 1860) : « Il faut que tout change pour que rien de change », ambiguïté permanente de l’aristocrate, réactionnaire ou opportuniste ?
La vie mondaine quant à elle, sans doute vue de très loin par les lecteurs de Feuillet, ne fait que déployer toutes les fureurs de son immonde dissipation.
Cet éloignement de la « fête impériale » et de ses annexes provinciales, isole sous une cloche vertueuse les femmes qu’une « grande pureté d’âme… a protégées contre le désespoir, à lˊheure fatale de la quarantième année… un soin exquis de (la) personne… une sorte de pudeur dˊêtre vieille », contrastant plaisamment avec le type de la comtesse mondaine de lˊ« Histoire de Sybille » (1862) qui refuse la garde de sa petite-fille orpheline « femme très mondaine, encore jeune et qui croyait l’être un peu plus qu’elle ne l’était, accepta avec empressement une combinaison qui ajournait son rôle de grand-mère et en éloignait les apparences sensibles ».
L’avancée en âge de ces personnages vertueux et précocement sages est dˊailleurs très rapide : à 55 ans il « est un vieillard fort vif… mais la seule différence dˊannées ouvre des abîmes entre nous ». Le héros narrateur avoue quant à lui : « Jˊai 35 ans et il ne me suffit plus… du coup d’œil… bienveillant dˊune femme pour troubler la sérénité de mon âme. »
Normand tout autant que Maupassant, Feuillet réduit ses paysans, meuniers et domestiques à de superficiels éléments de décor, très loin de « La Ficelle » de Maupassant.
La noblesse devient un modèle qui dans lˊidéal serait « l’état-major intellectuel et moral dˊun pays », mais dont le bourgeois de l’époque se méfie « Une belle ruine historique, que j’aime, que je respecte, quand elle daigne ne pas m’écraser. »
Après le plaisir de cette immersion dans ce monde si proche et si différent, lˊhistoire devient presque indifférente, voire gênante, tant elle est un mélange de situations improbables et — sous des apparences contenues et dignes — véritablement larmoyantes, offrant un Eugène Sue en version distinguée.
On lit donc Feuillet pour l’atmosphère, les bons mots, certaines situations piquantes et rendues de façon agréablement nerveuse, et aussi pour l’absence radicale de ce qu’on appellerait aujourd’hui de « prise de tête ». Aucune madame Bovary ne viendra ici agiter nos consciences pures.
Aussi, sˊil ne nous imposait pas des dénouements toujours lourds, édifiants et invraisemblables, notre reconnaissance pour la fraîcheur que sa lecture nous procure serait quasiment sans mélange.
Finalement Octave Feuillet, dont la célébrité remonte à presque deux siècles, serait un Oublié plutôt qu’un Ensablé, un passager vaguement clandestin de cette rubrique. Oublié à juste titre, comme le seront peut-être dans quelques dizaines dˊannées nos auteurs à très grands tirages, dont les héroïnes ont échangé lˊhôtel parisien ou le château de province contre un toujours luxueux loft new-yorkais. Ils chatouillent intelligemment et aux bons endroits leurs lectrices et lecteurs, à qui leur gazouillis convenu offre plus dˊattraits que les trop vraisemblables Mesdames Bovary contemporaines.
Peut-être devrions-nous sortir Octave Feuillet de son statut d’Oublié/Ensablé, ne serait-ce qu’un instant de raison, le temps de le comparer à ses équivalents contemporains, et sans doute de le rejeter pour ceux qui n’auront que le souci de la correcte chose littéraire. Pour les autres, les indécis, les nostalgiques, il sera peut être le point de départ de longues rêveries, de réminiscences confuses, et pourquoi pas, d’un plaisir naïf devant lˊenchaînement rocambolesque et moral de situations compliquées.
Biographie : né en Normandie en 1821, Octave Feuillet fut un écrivain célébré sous le Second Empire avec, notamment, La petite comtesse, Le roman d’un jeune pauvre, et Monsieur de Camors. Élu à l’Académie française en 1862, il resta toute sa vie bonapartiste, sombrant peu à peu dans la dépression et la surdité. Il meurt à Paris en 1890, relativement oublié du public, lui, dont le succès avait été si éclatant.
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