Début août, le lèche-vitrine a pris des allures littéraires à Paris et dans une vingtaine d’autres villes de France. Tiens donc : les marques de vêtements catégorisées “fast-fashion” (ou mode jetable) redorent leur image à grand renfort de romans ? Et pour cause : une sélection de new romance chez Jennyfer et côté Zara Home, des oeuvres de la maison Gallimard, incluant la rentrée littéraire de l'éditeur.
Le 25/09/2024 à 16:15 par Louella Boulland
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25/09/2024 à 16:15
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Trouver ses prochaines lectures dans des boutiques de décoration ou de fringues, qui l’aurait cru ? Le livre, ce produit pas comme les autres, complète et s’intègre dans des boutiques comme la branche décoration de la société espagnole — entre les étagères et le linge de lit. Et derechef à travers la vingtaine d’établissements Jennyfer : on passe du crop-top aux derniers best-sellers de new romance.
La tendance ne date pas d’hier : des prestataires fournissent les musées en livres d’art et autres, tandis que les magasins jardinage disposent de leur petit espace dédié avec un choix éditorial très ciblé main verte.
Pourquoi diable le prêt-à-porter se pique-t-il à son tour de bouquins ? Et quid d’une boutique de déco ? Aucun contrôleur de gestion n’y croirait : le secteur de la librairie affiche moins de 1 % de résultat net en moyenne. Et dans le livre, pas de soldes à - 50 % sur la collection Rentrée littéraire d’automne. Ainsi, de l’une à l’autre enseigne, la question se pose : quel drôle de chapitre la fast-fashion écrit-elle ?
Le cas de Jennyfer se comprend facilement : diversifier l’offre pour ratisser une clientèle plus large. Une étude Kantar de 2019 plaçait la chaîne comme leader auprès des consommateurs de 10-14 ans : entre temps, la concurrence a imposé une cadence trop forte. Résultat : en juin 2023, malgré 250 millions € de chiffre d’affaires, Jennyfer passe en redressement judiciaire.
Après une année de brainstorming, un plan de continuation se dessine, aboutissant à un « rebranding » total. Objectif : modifier en profondeur l’identité afin d’attirer les 15-24 ans. Changement de logo, révision de la stratégie commerciale, travaux en magasins : une transformation radicale pour ne pas couler.
De son côté, la firme espagnole, propriété du groupe Inditex, adopte une tout autre posture — son partenaire en atteste. Rompre avec la vilaine réputation qui colle à la peau de ces entreprises vendant à pas cher, des produits fabriqués dans des conditions douteuses. Dernier épisode en date, un rapport de 2023 commandé par l’eurodéputé Raphaël Glucksmann, montrant que Zara profitait du recours au travail forcé des Ouïghours en Chine.
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Médiatiquement, le coup est sévère, avec l’urgence pour la marque de repenser son modèle autant que de redorer son blason. Et au passage, adopter une approche plus respectueuse des enjeux sociaux, économiques et environnementaux. Plus discrètement que chez Jennyfer, Zara procédait ainsi à quelques retouches indispensables : l’habit ne fait pas le moine, mais un prêtre en smoking, ça change une messe.
Logo retaillé, épuration visuelle dans les magasins, nouveau braquet en communication : désormais, Zara incarnera « le luxe accessible ». Pratique, cette méthode justifie en plus une hausse des prix, du fait de matériaux plus qualitatifs. Ne manquait donc que le vernis culturel.
Depuis le 6 septembre, le Zara Home, situé rue du Bac à Paris (proche du littéraire quartier de Saint-Germain-des-Prés) installait des tables étonnantes. L’enseigne a noué un partenariat avec les éditions Gallimard et vend des titres de La Blanche — rentrée littéraire et auteurs plus classiques.
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Sous une lumière tamisée, Albert Camus et Jean Giono côtoient David Foenkinos, Daniel Pennac, ou Carole Martinez et son dernier roman : Dors ton sommeil de brute. La présentation est ordonnée, simple et minimaliste, ainsi qu’on souhaite le véhiculer. Sur le mur est détaillée la démarche à l’attention des clients, à la manière d’un cartel de musée. Tout y est pensé pour créer une mise en valeur de cette littérature « à la française », pour les fidèles aussi bien que les quelques touristes épatés.
Plus qu’un complément de chiffre d’affaires, Zara Home s’achète un capital culturel et le décorum qui entoure la maison française mondialement connue pour ses auteurs – de Proust à Claudel en passant par Malraux, Camus et Sartre… Les écrits traversent les âges et Zara devient intellectuel. Ne manque plus que son rond de serviette au Flore.
À quelques kilomètres, au Forum des Halles (Châtelet), Jennyfer arbore aussi une vitrine peuplée de livres. Sur ses 400 points de vente dans le monde, vingt établissements jouent les cobayes en France et en Belgique. Ce test grandeur nature a débuté fin août : sur les étagères trônent fièrement les best-sellers du moment, catégorie Romance et ses déclinaisons.
En tête de file, Morgane Moncomble, dont les quatre tomes de Seasons (Hugo Roman, près de 668 000 ventes) et non loin Hannah Grace et sa série Maple Hills (trad. Madeleine Petit, 150 000 exemplaires en 2 tomes). On retrouve aussi Mille baisers pour un garçon de Tillie Cole (trad. Charlotte Faraday, Le Livre de Poche), avec ses 384 600 ventes. Et d’autres encore, tirés de chez le Livre de poche, Hachette Romans, BMR, maison de romance du groupe Hachette Livre… chacun fort de leur succès. (données : Edistat)
En dépit de nos multiples sollicitations, Jennyfer n’a pas daigné expliquer sa démarche. De toute évidence, la sélection repose donc sur des succès commerciaux, tout en surfant sur un autre argument : la popularité des romans sur TikTok. Jennyfer drague les utilisateurs du réseau chinois, surfant sur les tendances du moment — comme lors d’une précédente opération, quelques mois plus tôt avec des produits cosmétiques coréens.
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Précision : tous les bouquins ne sont pas publiés chez Hachette ou ses maisons, leur distribution est assurée par la filiale du groupe. À ce titre, difficile d’obtenir des précisions des acteurs concernés, par « manque de connaissance du sujet », nous assure-t-on. Voire, nous répond-on plus franchement : « Ça n’a pas assez d’importance pour que nous communiquions à ce sujet. » Nous avons même eu droit à l’étonnant : « Les informations demandées demeurent confidentielles. » Sujet tabou ou prophétie autoréalisatrice d’un échec commercial ?
« Élargir le périmètre de sa clientèle avec des livres, autant attirer des mouches avec du vinaigre », s’amuse un éditeur. De fait, une étude du Centre national du Livre de 2024 révélait que les 16-19 ans passent en moyenne plus de cinq heures par jour les yeux rivés sur un écran — contre à peine une quinzaine de minutes pour lire. Zara jouerait donc sur un effet bulle algorithmique : fournir ses espaces en livres déjà populaires sur les réseaux fréquentés.
À LIRE —Lecture : oubliez les influenceurs, les jeunes écoutent leur... mère
Une stratégie d’autant plus pertinente que la romance domine largement les plateformes sociales. Une étude Babelio dévoilée cette année démontrait que 92 % des jeunes femmes âgées de 15 à 24 ans sont adeptes du genre. Autrement dit, le cœur de la cible que convoite Jennyfer : hasard ? Faites vos propres recherches.
Contrairement à Jennyfer, Zara puise dans l’inconscient collectif et la vision que l’on se fait d’un livre — connaissance, savoir, on en passe et on en oublie — afin de consolider l’image de luxe. En outre, le mot même de « livre » véhicule quelque chose quand il est prononcé : alors que la langue française n’a pas vraiment d’accentuation, une sorte d’ascenseur phonique s’applique sur le « i » : écoutez bien, journalistes, écrivains, éditeurs prononcent en accentuant la voyelle.
C’est que l’objet bénéficie d’une aura particulière : entrer dans un appartement dont la bibliothèque est remplie, voilà qui exerce une certaine influence sociale. Au point que des stars américaines, comme l’actrice Gwyneth Paltrow, confient à une coach spécialisée le soin de meubler leur bibliothèque — quitte à la remplir d’ouvrages factices ou des vrais, avant tout destinés à prendre la poussière.
En outre, depuis que les milliardaires s’intéressent à l’édition — en tant qu’industrie —, le volet économique attire l’attention. On ne devient millionnaire dans l’édition qu’en commençant milliardaire, certes, mais posséder une maison, voire un groupe, devient une coquetterie que les grandes fortunes ne se refusent pas.
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Hachette Livre ou Editis viennent à l’esprit immédiatement, sans la dimension luxe. Or, Madrigall (Gallimard, Flammarion, Casterman, etc.), compte parmi ses actionnaires une figure internationale de ce secteur : Bernard Arnault, patron de LVMH, détient près de 10 % de la holding familiale. Zara marcherait, dans une bien moindre mesure, dans les traces de cet homme d’affaires qui investit dans l’édition ?
Reste que si « textile » et « texte » partagent une étymologie latine commune, on ne s’improvise pas libraire en déposant des pavés sur une table — de même qu’un libraire ne prétendrait pas repérer au premier coup d’œil la bonne taille de pantalon pour une cliente.
Alors oui, cruels, nous avons demandé conseil aux vendeurs de Jennyfer pour nos lectures : immédiatement, les vendeuses affirment n’avoir « reçu aucune formation ». À Toulouse, on « ne sait pas du tout de quoi parlent les livres », bien qu’avec un brin d’audace, on imagine « que c’est des romans ». Et sans conviction, de lancer : « Je pense qu’il s’agit d’histoires d’amour. »
Même topo à Strasbourg, Rennes ou Montpellier : on nous renvoie vers « le collègue qui a lu pas mal de livres et pourra vous conseiller ». Toujours une brebis galeuse dans le commerce. D’ailleurs, l’immense soupir de soulagement, on le pousse en voyant que les clients « se dirigent d’eux-mêmes vers les livres qu’ils ont vus sur TikTok ».
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Une expérience guère plus reluisante Rue du Bac, où les conseillers de vente se font plus discrets, presque gênés de côtoyer ces montagnes de livres… Plutôt que de n’avoir rien à répondre pour orienter vers l’un ou l’autre des titres, on botte en touche : « Vous devriez lire le résumé. ». Au fil de la conversation, on nous fera même part de l’étonnement « à se mettre à vendre des livres ». Ambiance, ambiance.
Les librairies aux alentours ont découvert ces confrères improvisés, sans s’inquiéter outre mesure. « Je suis surprise, mais cela ne représente pas une véritable concurrence à notre travail », nous assure Mandy Hab, libraire à La Nuit des temps, voisin du Jennyfer de Rennes.
« On offre bien plus de choix, et le conseil est irremplaçable », insiste Aurore Raou, responsable du rayon New Adult chez Grangier (Dijon). Cependant, elle y relève « un danger pour les lecteurs. [Jennyfer] vend de bons titres, mais leur contenu n’est pas adapté à tout le monde. Il y a beaucoup de passages sexuels très explicites. Sans bon accompagnement pour ce genre littéraire, ça devient problématique ».
Une situation à laquelle fut confrontée la vendeuse Jennyfer à Châtelet : « Un jour, une mère m’a interpellé pour me dire de faire attention à l’âge des lectrices et m’a expliqué que ces romans n’étaient pas adaptés à tout le monde », se souvient-elle. Depuis, elle se réfère aux indications fournies par les éditeurs... sur la quatrième de couverture.
« Je suis étonnée que les éditeurs et distributeurs se tournent vers ce genre de point de vente », reprend Aurore Raou. Là encore, Hachette Livre n’a pas donné suite à nos demandes de précisions. Surtout qu’occuper des espaces insolites et diversifier les points de vente fait partie de l’ADN de Hachette. Le fondateur, Louis Hachette installa en 1852, la première Bibliothèques de gare et finira par convaincre différentes compagnies ferroviaires du bien-fondé de ces corners.
L’initiative fit enrager toute la profession scandalisée que l’on sorte la lecture des librairies — ou jalouse de n’y avoir pas pensé. Depuis, les Relay (Lagardère Travel Retail) ont fleuri et fournissent une offre multiéditeur dans les gares… et les aéroports : preuve que la diversification des lieux est salutaire.
Dans une autre approche, la filiale Hachette/Albin Michel, Le Livre de poche lançait sur les routes des côtes françaises son Camion qui livre : chaque été, depuis, le véhicule se rend à la rencontre des lecteurs, avec à son bord des autrices et leurs ouvrages proposés, ainsi que des animations pour les curieux. Une librairie ambulante, dont la mission d’évangélisation est simple : chercher le lectorat sur les lieux de vacances : l’idée qu’impulsa sa directrice d’alors, Véronique Cardi, a amplement inspiré les confrères depuis...
Avec ces partenariats Hachette et Gallimard tentent-ils d’élargir leur périmètre de vente ? Pour le premier, l’idée fait sens nous pointe un directeur commercial : « Les résultats des Grandes Surfaces Alimentaires plongent chaque année un peu plus. Or, les acheteurs ont un profil de lecteur très occasionnel — le prix Goncourt, ou Musso et consorts, pour schématiser. Autrement dit, un public nettement plus âgé que chez Jennyfer. »
Données à l’appui, les ventes ont en effet chuté : les GSA affichaient 19 % de parts de marché en 2019 (face aux librairies et grandes surfaces spécialisées), pour tomber à 15 %, l’année passée. En valeur, les résultats suivent une tendance similaire : 14 % de PdM en 2019 et 2021 contre 12 % en 2023. Moins de livres, moins de chiffre d’affaires, certes, tout en considérant la hausse du prix des livres, estimée à 2,6 % par l’Insee en 2024. Sans cet ajustement des prix, le marché aurait connu un recul encore plus prononcé.
Alors certes, du luxe sur du luxe, pour Zara, l’opération tient plus de l’anecdote, façon librairie éphémère. Mais chez Jennyfer, la stratégie tient la route, au moins sur le papier : pour les éditeurs, l’enjeu est de maintenir le lien avec un lectorat qui se détourne des livres aux alentours de la fin du collège. Profiter de leur obsession pour TikTok et de la promotion qui s’y retrouve pour certains types de livres, en leur mettant sous le nez dans des boutiques qu’ils fréquentent… l’idée se tient.
En revanche, la marque de prêt-à-porter imagine-t-elle disposer d’un relais de croissance significatif ? Même en déployant sur l’ensemble des boutiques du territoire, il y a loin de la coupe aux lèvres. En l’absence de commentaires des partenaires, impossible de savoir comment la réussite sera évaluée et sur quelle base.
Comme disent encore les romanciers américains, Winter is Coming : peut-être qu’alors, les librairies se mettront à vendre des doudounes ?
Crédits photos : ActuaLitté CC BY SA 2.0
5 Commentaires
Chris Torrans
25/09/2024 à 19:52
De plus en plus communiste chez Gallimard
Edco
26/09/2024 à 14:55
Ah! Original....Cela dit , " qu importe le flacon ......Et puis , " si Mahomet ne va pas à la montagne, ben la montagne......On voit aussi des tableaux et sculptures ds les cafés, chez les coiffeurs, des boîtes à livres ds les pressings, les restaus, les piscines....etc...Si ça peut faire lire.....et que ça remplace les écrans, why not ....?
Edco
26/09/2024 à 15:21
Du coup , si comme en Italie ( voir article ds Actuallité) des vitrines sont dévalisées, on saura que .....c est pas pour les livres ....🤣🤣🤣🤣
Raynal
30/09/2024 à 20:55
Zara tout s'trade.... Alors là, je m'incline ! Bravo ! Que celui qui a des oreilles entendent !
Edco
01/10/2024 à 18:39
Oui , extra .... Zara tout strade de Jennietzsche... 🫣
Tant qu à faire , lire le livre de
Jennifer Richard , la vie infinie 👍