Du 2 au 4 octobre prochains se dérouleront à Strasbourg, capitale mondiale du livre, des Rencontres européennes de la traduction littéraire. Organisées par le Conseil européen des associations de traducteurs littéraires (CEATL), elles constituent une opportunité unique de mettre en avant le travail des professionnels, tout en interrogeant les pratiques et le cadre en vigueur. Cécile Deniard, la coordinatrice de ces Rencontres européennes de la traduction littéraire, revient pour nous sur les enjeux de cet événement et sur la situation des traducteurs européens.
Le 20/09/2024 à 09:19 par Antoine Oury
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20/09/2024 à 09:19
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ActuaLitté : Pourquoi proposer des Rencontres européennes de la traduction littéraire ? Cet événement a-t-il vocation à perdurer au-delà de Strasbourg Capitale mondiale du livre ?
Cécile Deniard : L’idée de ces Rencontres européennes est née il y a deux ans d’une double envie. D’abord, celle de donner un prolongement au rapport européen Les Traducteurs en couverture (2022) publié dans le cadre de la présidence française de l’Union européenne ; fruit du travail de vingt-six experts représentant toute l’Europe, ce rapport rédigé sous la houlette de Xavier North est une mine d’informations et de préconisations concrètes qu’il aurait été dommage de laisser finir dans un tiroir !
Celle ensuite (alors que nous sortions de l’enfermement des années Covid) d’offrir pour la première fois à tous les acteurs de la traduction et de la circulation des œuvres en Europe l’occasion de se rencontrer physiquement et de dialoguer : traducteurs, mais aussi écrivains, éditeurs, libraires, établissements de formation, organismes de soutien, festivals, etc.
La désignation de Strasbourg comme Capitale mondiale du livre et le bon accueil qui a été fait à notre proposition a achevé de donner corps à ce projet, qui permettra d’aborder tous les enjeux essentiels pour le présent et l’avenir de la profession : formation, dispositifs de soutien et marchés de la traduction, visibilité du traducteur et de la traduction, intelligence artificielle, défense de la diversité linguistique, atteintes à la liberté d’expression… La diffusion en direct et en trois langues de ces échanges sur la plateforme du Parlement européen permettra aussi de toucher un large public en Europe et au-delà.
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L’avenir dira ce qu’il sortira de ces Rencontres, mais le travail en amont a déjà permis de mobiliser les partenaires et de renforcer les dynamiques de réseaux. Réunir pendant trois jours trois cents cinquante personnes passionnées par la traduction pour apprendre à mieux se connaître et échanger sur les bonnes pratiques ne peut qu’être bénéfique à toute la filière et à la diffusion des œuvres (à l’heure qu’il est, les Européens ne se traduisent pas assez entre eux !).
Comment, selon le CEATL, l'Union européenne peut-elle agir en faveur des traducteurs et traductrices européens ?
Cécile Deniard : Historiquement, la culture n’occupait pas une place très importante dans les politiques européennes (ce n’était qu’une « compétence d’appui », les États gardant la haute main), mais ces dix dernières années ont vu un intérêt accru des autorités européennes pour cette question, avec la montée en puissance du programme Europe Créative et le vote de la nouvelle directive dite DSM sur le droit d’auteur en 2019.
Cette directive formule pour la première fois les grands principes qu’il est indispensable de respecter pour rééquilibrer la relation contractuelle entre auteurs et diffuseurs, parmi lesquels on peut citer la rémunération appropriée et proportionnelle des auteurs ou l’obligation de transparence (reddition de compte).
La Commission et le Parlement européens nous aident chaque fois qu’ils réaffirment (et ils le font régulièrement) que ces principes doivent trouver leur application dans le droit et dans les pratiques des États membres.
L’agence Europe Créative, très consciente du rôle des traducteurs littéraires pour remplir son objectif de diffusion de la culture, exige que les traducteurs soient justement rémunérés et mis en avant lorsqu’un éditeur obtient une aide à la traduction.
En 2022, la Commission européenne a explicitement confirmé que les artistes-auteurs avaient le droit de mener des négociations collectives et de signer des accords avec les diffuseurs en matière de rémunération sans que cela contrevienne au droit de la concurrence.
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En 2023, le rapport parlementaire sur « l’avenir du secteur européen du livre » (rapport Frankowski) a fait une belle place aux traducteurs et à leur juste rémunération, pour qu’ils puissent vivre dignement de leur métier. Une bonne partie du travail du CEATL consiste à faire en sorte que cette volonté claire des pouvoirs publics européens se traduise par des avancées au niveau national.
Quel regard porte le CEATL sur l'IA Act ? Ce règlement représente-t-il une avancée importante ?
Cécile Deniard : Nous saluons naturellement la première avancée que représente cette législation, mais il est maintenant essentiel d’établir une réglementation qui permette de protéger les artistes-auteurs de la fouille de textes et de données en définissant de manière plus précise la portée de l’exception.
Comme le dit l’étude de Tim Dorbis et Sebastian Stober qui vient d’être présentée au Parlement européen, cette exception ne devrait pas s’appliquer à l’entraînement des outils d’intelligence artificielle, et rien ne justifie les infractions massives au droit d’auteur qui se produisent au cours du processus d’exploitation des données.
Sur ces questions, le CEATL collabore étroitement avec les autres représentants d’auteurs européens, à commencer par la Fédération des associations européennes d’écrivains (European Writers' Council, EWC), pour faire valoir nos positions communes dans le cadre des consultations menées par les autorités européennes. S’appuyant sur les études et les prises de position de ses membres (au premier rang desquelles l’Association des traducteurs littéraires de France, ATLF), le CEATL a par ailleurs publié une déclaration sur l’utilisation de l’IA à des fins de traduction. Pour nous, les machines ne sont pas des traducteurs, mais des « traductoïdes » : elles ne traduisent pas, elles génèrent du matériau textuel. Nuance.
Comment le CEATL travaille-t-il à améliorer la visibilité de la traduction et de ceux et celles qui la font ? D'où viennent les résistances et les réticences à accorder de justes reconnaissance et rémunération aux traducteurs et traductrices ?
Cécile Deniard : Le combat pour une juste rémunération de notre travail est une lutte commune à toutes les catégories d’auteurs, à ceci près que les traducteurs souffrent encore parfois d’un déficit de connaissance et de reconnaissance de leurs compétences (non seulement linguistiques mais aussi culturelles) et de ce qu’ils apportent à la filière, eux qui font souvent connaître des textes aux éditeurs, dialoguent avec les auteurs, connaissent les œuvres en profondeur et peuvent en être de formidables promoteurs.
Le CEATL est un efficace lieu d’échanges de bonnes pratiques : c’est par ce biais, par exemple, que s’est répandue l’idée des joutes de traduction, pratiquées en festival et ailleurs. À Strasbourg, nous allons remettre en lumière la campagne #TranslatorsOnTheCover initiée par la Société des auteurs britannique et aussitôt signée par nombre d’écrivains aussi prestigieux que Bernardine Evaristo, Mark Haddon ou Olga Tokarczuk.
Une table ronde réunissant tous les maillons de la chaîne du livre sera consacrée à cette question de la visibilité durant nos Rencontres, et une exposition de la photographe allemande Anja Kapunkt donnera à voir des portraits de traducteurs devant l’hôtel de ville à partir du 30 septembre (Journée mondiale de la traduction).
Un statut européen du traducteur serait-il souhaitable, selon le CEATL ?
Cécile Deniard : La crise du Covid a plus que jamais démontré la précarité des artistes-auteurs (dont font partie les traducteurs littéraires) et nous savons par le biais de nos enquêtes professionnelles que les cadres sociaux dans lesquels nous évoluons sont très hétérogènes d’un pays à l’autre.
Dans certains, des droits nous sont théoriquement reconnus, mais il reste difficile d’y accéder dans les faits (voir les arrêts maladie, les congés maternité ou les prestations de la CAF en France) ; dans d’autres (comme en Italie pour les congés maladie, les congés maternité ou la retraite), ils n’existent tout simplement pas. Toutes les initiatives qui tendraient à une harmonisation vers le haut des droits des artistes-auteurs européens sont donc les bienvenues.
Photographie : Matrices originales du Romain de l'Université de Jean Jannon (illustration, ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
1 Commentaire
Michèle Gendreau-Massaloux
21/09/2024 à 13:29
Essentiel: l'Europe peut (et doit) encore progresser en la matière. Dans la Russie de Gorbachev, les traducteurs ( et les Académiciens des Sciences) étaient parfois mieux traités que les ministres!