Coup de tonnerre dans la librairie : le groupe Nosoli (Furet du Nord, Decitre, Générale Librest, ORB, entre autres) procéderait à la fermeture de cinq établissements. Ainsi que d’un entrepôt. Au global, plusieurs dizaines de postes supprimés : des fourches caudines obligatoires, pour maintenir l’activité. Enquête sur un séisme et ses répercussions.
Le 27/09/2024 à 13:13 par Nicolas Gary
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27/09/2024 à 13:13
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Au fil des années, Furet du Nord a grandi : l’acquisition en 2019 de Decitre, puis à la barre du tribunal de Chapitre.com en octobre 2022 et un an plus tard, La Générale Librest. Au sein de l’entreprise, coexistent ainsi cinq CSE distincts, comme autant de couches sédimentaires superposées, mais sans homogénéité.
Alors que Christophe Desbonnet a pris la direction générale de Nosoli en juin dernier, la rentrée s’accompagne de délicates perspectives : voilà une semaine, un projet de transformation était présenté aux salariés avec pour conséquence la fermeture envisagée de cinq établissements. Deux enseignes Furet sont concernées à Roubaix et Villeneuve-d’Ascq, ainsi que trois côté Decitre, à Grenoble, Annemasse et Beson.
Corollaire, sur les 649 salariés du groupe, 80 emplois sont menacés, indique à ActuaLitté Nathalie Leleu, directrice marketing et RH de Nosoli. « La difficulté tient à ce qu’au cours des différentes acquisitions, chaque société a conservé ses solutions et outils — pour le ecommerce, le service client, etc. Nous devons procéder à des transformations, qui passeront par une homogénéisation des services, pour maintenir la compétitivité du groupe. »
Franck Brunet, responsable du secteur librairie au Furet du Nord de Lille et représentant CFDT, le pointe : « Un PSE n’est pas une chose anodine : aujourd’hui, nous faisons face à des licenciements et des fermetures d’établissements annoncés aux salariés. Que la direction travaille à la renégociation des baux, à la restructuration et au maintien de l’emploi, on l’entend. Mais notre bataille, en tant que syndicats, sera de garder un maximum d’emplois et de magasins ouverts. »
Une modernisation qui répondrait aux normes du marché, mais qui inquiète : comment ces évolutions n’ont-elles pas eu cours à mesure que les nouvelles entités furent intégrées ? « Nous avons pour concurrents des mastodontes, avec des moyens d’investissements bien supérieurs. Aujourd’hui, la conclusion est de travailler sur les coûts de structure pour maintenir notre activité », poursuit Nathalie Leleu.
Une approche qui se traduira par un Plan de Sauvegarde de l’Emploi, avec quelques points incompressibles. « Nous avons cinq magasins structurellement déficitaires : nos collaborateurs font de leur mieux, mais les coûts dépassent les revenus. Pour Beson, c’est inéluctable : la librairie démarrée voilà deux ans n’a jamais décollé, car la zone n’a jamais attiré les clients attendus. »
Et de souligner que depuis juin, avec le nouveau directeur, un tour des librairies a été entamé pour évoquer avec les établissements la situation financière et les mesures à envisager. « Personne n’a découvert que tel ou tel magasin était déficient : tous les mois, les données sont communiquées, en regard du marché et du contexte », insiste-t-elle.
Un point que confirme l'un de nos interlocuteurs « Nosoli affiche une importante culture du chiffre, mais quel que soit le poste qu’on occupe, on accède aux informations économiques aussi bien qu’aux résultats des magasins. Donc non, ce n’est pas une situation que nous découvrons. »
« Beson a surtout souffert de ce que la zone d’implantation n’a pas connu l’engouement escompté. D’autant plus regrettable que nous expérimentions une modèle différent, avec une offre identique, mais réduite, et un concept plus proche de la librairie de proximité », ajoute un salarié.
« Il y a eu des erreurs de positionnements de magasins, qui arrivent à toute entreprise, bien entendu. Mais, en parallèle, le marché du livre, qui a connu des heures glorieuses durant la période Covid, vit une période de fragilité depuis deux ans », reprend Franck Brunet. « Le secteur subit un marché en régression, de même qu’une augmentation des charges. D’un côté, je défends des augmentations de salaire pour les personnels, mais de l’autre, on a un patronat qui a du mal à supporter toutes les hausses de coûts. »
En tant que négociateur de branche, il lorgne d’ailleurs comme d’autres du côté de la diffusion/distribution, considérant que les librairies nécessitent plus de ressources. « Les contrats ne sont plus assez rémunérateurs pour les libraires : le plafonnement des remises pose problème. Nous avons besoin de points de marge supplémentaires pour desserrer le nœud que l’on a autour du cou. »
Pour d’autres, des solutions existent : le Furet du Nord du centre Aushopping V2, à Villeneuve-d’Ascq souffre par exemple de dépenses trop lourdes. « Nous avons déjà pris contact avec le bailleur pour trouver une surface plus petite : le chiffre d’affaires sera maintenu, tout en réduisant les charges. » Et de reconnaître que ce commerce a perdu en CA, qui s’élevait à 10 millions € en 2014. « Mais, entre-temps, un Cultura s’est ouvert. »
Pour l’un des représentants CFDT de l’équipe support, au siège, les marges de la librairie – moins de 1 % du résultat net – ne pèsent en effet pas bien lourd face aux révisions de loyer, rarement à la baisse. « Personne ne remet en cause le boulot que fournissent les équipes. Bien entendu, les bailleurs ont eux aussi des contraintes, qui en fin de course, se répercutent sur le bilan des établissements. »
Alors oui, le bail de V2 pourrait être dénoncé en juin 2025 pour une fermeture au 31 décembre 2025 : « Nous devons respecter les échéances des différents baux mais nous sommes contraints d’en informer les représentants du personnel et donc nos salariés dès maintenant compte tenu de l’annonce du plan de transformation, sans quoi il est impossible de procéder à la résiliation durant le PSE. »
À ces problématiques s'ajoute l’inflation « qui a fait augmenter l’essence et l’électricité ». Ainsi, depuis 2023, le volet énergétique est en hausse de 40 %, quand le transport a été frappé par une hausse de 5 % pour l'essence. Chez Nosoli, cinq entrepôts se répartissent d'un côté le stock d'ouvrages d’occasions et de l'autre le neuf : « Économiquement aussi bien qu’écologiquement, c'est un non sens », reprend Nathalie Leleu.
Et le cas du centre logistique dans la Sarthe, découlant du rachat de Chapitre.com, illustre mieux encore les problématiques. Les investissements pour assurer la modernisation des lieux sont trop importants pour que Nosoli maintienne une activité sur place. « Il nous faut rationaliser, c’est impératif. Et ce stock de livres d’occasion, qui figure comme l’un des piliers de la stratégie, doit être rapproché du neuf, où l’outil industriel sera plus efficace. »
A-t-on négligé alors les négociations (ou rapports de force, c’est selon) avec les bailleurs ? « Quand un parking disparaît, au profit d’une revitalisation, la zone d’achalandage perd des clients. Or, les propriétaires s’organisent pour que leurs locataires assument ces évolutions. Une logique qui va à l’encontre de ce dont les boutiques ont besoin », conclut un observateur avisé.
Sauf que dans certains des espaces où des Furets sont implantés, la disparition de la librairie aurait de lourdes conséquences pour l’ensemble du centre commercial. Et notre interlocuteur de poursuivre : « Le centre V2, inauguré fin 1977, n’a plus le lustre de ses premières années. Et Furet y compte pourtant parmi les magasins qui attirent des clients. »
De même pour Roubaix, dont la surface est trop importante. « Jamais le bailleur du Centre commercial Espace Grand Rue ne souhaiterait que le Furet ferme… Ce serait une vraie perte pour lui. »
Remy Frey, de la CGT Livre, redoute pour sa part des « points similaires avec Gibert Joseph, où le pilotage de l’entreprise s’était montré défaillant ». On en serait loin dans le cas de Nosoli, mais le représentant syndical s’interroge sur « des sociétés de cette taille : le volume d’activité de Furet du Nord est comparable à celui de Gibert », estime-t-il.
« Je n’ai pas les données précises concernant Nosoli, mais la situation pousse à quelques interrogations sur ce modèle de grands groupes réunissant des librairies indépendantes. Et le rétrécissement de l’enseigne sur les cinq établissements nécessite un examen approfondi. »
Nosoli se défend pourtant de tout caprice d’actionnaire et joue la transparence : au total, 80 postes sont concernés par les suppressions, avec la création de 20 autres – moitié fonctions supports, moitié magasin. « Et selon les solutions qui seront trouvées, nous réduirons les postes supprimés. » De même, le service client serait reporté sur la Générale Librest – structure épargnée, parce que rentable : s'appuyer sur les forces présentes, un impératif.
Le groupe aura également souffert d’un manque de temps, pour dérouler cette homogénéisation. « Tout était prévu, mais lors que le processus a débuté, début 2020, le Covid a rebattu les cartes et impliqué des urgences », se souvient un ancien responsable. « Critiquer aujourd’hui le fait que cette simplification n’ait pas eu lieu plus tôt, c’est oublier que durant deux années, la priorité était ailleurs. »
Sauf que certains remettent en cause la stratégie globale, post-pandémie et notamment le rachat de Chapitre.com, placé en redressement judiciaire mi-juillet 2022 : « Ils auraient pu réinvestir dans des Furets qui n’allaient pas très bien et préserver la régionalisation du groupe, plutôt que ce déploiement supplémentaire. »
Quelques mois plus tard, Nosoli présentait son offre de livres d’occasion, l’un des piliers du développement à venir. Mais là encore, sans forcément convaincre. « La culture de la seconde main, c’est un autre métier… », lâche un salarié pour qui l’homogénéisation aurait dû intervenir plus tôt, plutôt que dans l’empressement.
Les interrogations ne se limitent cependant pas à la vente au public, insiste Franck Brunet. « Maintenir un chiffre d’affaires implique déjà de sérieux efforts. Mais qu’en sera-t-il des décisions politiques concernant les marchés publics ? Nous avons besoin de réponses — et cela dépasse le strict périmètre de Nosoli — concernant la dépense publique. Comment se positionnent les politiques, vis-à-vis du livre et du savoir, de l’école à l’université ? »
Voire, quel avenir pour le Pass Culture ? « Les ventes qu’il génère représentent entre 2 et 4 % de chiffre d’affaires selon la taille des établissements », rappelle le représentant CFDT, Franck Brunet. L’enjeu est de taille, ajoute-t-il : « Si ce levier disparaît, que les ventes de Noël ne se passent pas bien, quelle dynamique restera ? »
Et comme souvent, le politique traîne en embuscade : les informations exactes n’étaient pas encore communiquées que le groupe Rassemblement national des Hauts de France, dégainait un communiqué. Sébastien Chenu, député du Nord, et Patricia Plancke, conseillère régionale HdF, déploraient ces fermetures qui « vont durement affecter les travailleurs et leurs familles ».
Et de se lamenter des « conséquences pour l’économie locale, ainsi que pour l’accès à la culture qui se voit restreint. Des solutions doivent être rapidement trouvées telles qu’un Plan de Sauvegarde de l’Emploi (PSE), un accès privilégié à la formation. » Comme si Nosoli avait attendu les recommandations du RN… Le groupe interpelle même le Conseil régional pour qu’il mobilise « des ressources et des solutions qui permettraient d’atténuer les conséquences de cette situation difficile ».
« Pour l’heure, il faut insister, on parle de réorganisation. À ce jour, nous n’avons pas reçu le contenu du PSE. C’est encore un peu tôt. Cependant, on sent une véritable volonté de la direction d’accompagner les salariés. Ce n’est réjouissant pour personne, mais de ce point de vue, nous ne sommes pas inquiets sur la teneur des propositions », garantit un représentant CFDT de l’équipe support.
De fait, et cours des deux prochains mois, s’ouvriront les discussions avec les représentants du personnel — classiquement, on attend l’avis des différents CSE. « Nous avons prévu des mesures d’accompagnements, pour les licenciements économiques, ainsi que des budgets de formations, d’aide à la création d’entreprise. Un ensemble de mesures sub-légales pour ne pas abandonner les salariés », nous indique la DRH.
Elle ajoute : « Le rôle des élus est désormais de nous indiquer quels sont les profils concernés, d’apporter des recommandations sur les actions à mettre en place, quels reclassements et quels accompagnements proposer. »
Reste que le groupe dispose de véritables forces, d’une part, et ne manque pas de solutions pour aborder le futur, insiste Franck Brunet. « Nous devons rester dans notre tissu et ne pas reculer sur les territoires historiques de l’enseigne. Sinon… le marché compte quelques concurrents très puissants. »
Tant du côté e-commerce, avec une recherche d’ergonomie des sites et de simplification, que dans la globalité d’une offre incluant livre neuf et d’occasion, Nosoli disposera de ressources stratégiques à déployer. « Maintenir le parc de magasins, le maillage social qu’ils représentent, repartir sur une dimension qualitative : c’est là que nous trouverons les meilleurs projets. »
« En nous concentrant sur la connaissance des clients, avec une créativité dans l’accueil, nous comptons suffisamment de collaborateurs extrêmement professionnels pour avancer. Le livre est une matière vivante. Ne baissons pas les bras », reprend-il. Et de conclure : « Nous parlons du plus beau métier du monde et il nous revient de redonner de l’espoir aux équipes, de remettre l’humain au cœur de notre activité. »
Crédits photos : ActuaLitté, CC BY SA 2.0
5 Commentaires
Astrée
27/09/2024 à 15:00
Vous ne parlez pas de la suppression des postes au service aux professionnels.
Ce service est très rentable et les suppressions de postes incompréhensible..
Le Plumier d'Eugénie
28/09/2024 à 10:01
Bonjour
Se lancer dans la conquête de territoire est daté. Aujourd'hui il y a pléthore d'offres donc il serait raisonnable de changer de paradigme et passer au XXIème siècle !
Le livre d'occasion est aussi un leurre car il nécessite beaucoup d'espace et d'énergie en plus d'investissements.
Revenons à notre cœur de métier et travaillons le livre, la lecture et la diversité culturelle c'est déjà beaucoup.
Apprenons à connaitre les gens qui nous entourent pour leur apporter ce qu'ils peuvent attendre.
Kujawski
28/09/2024 à 10:31
Il y a les effets d'une fermeture comme celle de Roubaix, ville toujours en lutte pour sortir du marasme économique et social, où, en dehors de la Piscine, plus aucun livre (hors BD et religion) ne sera mis en vente, et où les salarié(e)s auront du mal à retrouver du travail. Et il y a le "cas" Furet du Nord. L'observation de la vente des livres au "client final" et le baromètre de santé des librairies, souvent focalisés sur les librairies indépendantes (au sens d'unités autonomes) et aux enseignes multimédia type Fnac, doivent s'ouvrir au Furet, à Gibert, à d'autres, s'il en existe d'autres de démarches semblables.
Quels sont les soutiens possibles à ces enseignes du 2ème type, une variante de l'ADELC est-elle envisageable, quel soutien public peut être mis en oeuvre, non en termes d'appel au secours, comme le fait avec tant de vertu le très innocent RN, mais en terme d'investissement de départ et de moyen terme, dans des zones économiquement à risque, menacées par la désertification sociale et culturelle, et, par là, trop aléatoires pour l'installation de librairies indépendantes ?
Des questions qu'il serait bon de se poser, avant que d'autres fermetures interviennent.
Ce sont des questions à se poser, lors
christophe aubert
28/09/2024 à 10:53
Toutes ces chaines, finissent le plus souvent par avoir des difficultés, parce qu'elles oublient la raison d'être d'une librairie, avoir des livres pour attirer et se créer des lecteurs, donc des consommateurs de livres. Il ya le plus souvent une guerre qu'y est faite aux bouquins, le fameux "stock", qui fait que les librairies et lieux de vente se vident de l'intérêt d'y aller autant qu'elles se vident de leur fond. Les centralisations excessives, c'est à dire des stocks pilotés, dirigés de loin, par des centrales, ne font qu'accentuer ce phénomène de guerres aux bouquins, c'est cela qui tue, une mauvaise gestion du réel, du plaisir, du goût pour les livres, par une soi-disant meilleure gestion comptable, financière, gestionnaire. Je l'ai vu énormément de fois en quatre décennies. Si le Furet veut se sortir de sa crise, qu'il la gère en libraire, c'est la seule solution à long terme.
Eugène Morel
01/10/2024 à 13:18
Je souscris totalement au propos de Christophe Aubert ci dessus : les chaînes réduisent les "librairies" à des terminaux de vente avec une offre réduite et standardisée, c'est Relais H partout, plus des empilements de cadres/chefs à plumes et de structures plus ou moins financiarisées. Il n'y a rien à regretter dans leur disparition en série et aucune raison de les assister. Le Furet de ma ville a mis jusque trois mois à me procurer l'intégralité d'une commande de titres en sciences humaines et sociales, tout est programmé pour vendre du Musso et du Marc Levy sur palette. Il s'est installé avec une aide conséquente de la commune qui n'avait rien fait pour sauver la dernière librairie indépendante. Parce que c'était pas une "marque" qui faisait lillois/métropolitain ? Je n'y mets plus les pieds depuis la (ré)appaprition d'une minuscule librairie indépendante imaginative et réactive qui a déjà tenu un an ...