Quelques jours après son couronnement du Grand Prix Assia Djebar, le 9 juillet 2024, pour son roman Houaria, une offensive ultra-réactionnaire, national-conservatrice et intégriste religieuse, a été orchestrée contre l’écrivaine In‘âm Bayoud, son éditrice et « leurs soutiens académiques et institutionnels ».
Le 19/09/2024 à 16:24 par Faris Lounis
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19/09/2024 à 16:24
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La raison ? Un club d’« hommes de lettres » algériens estiment que les femmes doivent encore, en 2024, écrire sous la tutelle du conservatisme national et religieux qu’ils promeuvent, sous l’œil, et même sous la dictée, de tartuffes troublés de la simple évocation du désir, du sexe et de la colère dans un roman.
Selon eux, prêter le langage ordinaire, celui de l’Algérie réelle, aux personnages d’un roman reviendrait à porter « atteintes aux constantes nationales et aux mœurs islamiques ». Voilà qui serait une grave et impardonnable « promotion de la pornographie et la prostitution » qui mériterait le lancement d’un « appel à Monsieur le Président », d’après l’annonce d’un « journaliste », dans le dessein d’« assainir la Culture en Algérie du dévergondage » — et des « spermatozoïdes laissés par la France », ajoute un « imam » censé pourtant répandre la vertu et la raison parmi les êtres humains.
Professeur de lettres arabes et anglaises à l’université de Boumerdès en Algérie, intellectuel critique maîtrisant parfaitement la langue française à l’oral comme à l’écrit, Faycel Lahmeur est l’un des écrivains (romans, poésies, critique et théorie littéraire, etc.) algériens de langue arabe les plus créatifs et prolifiques. Il a accepté de répondre aux questions de ActuaLitté à propos de ce qu’on pourrait appeler désormais « L’affaire In‘âm Bayoud ».
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ActuaLitté : En tant qu’universitaire et écrivain, quelle interprétation donnez-vous à la risible et dangereuse offensive ultra-réactionnaire dirigée par de prétendus « journalistes », « écrivains » et « professeurs d’université » contre le roman d’In‘âm Bayoud et sa personne ?
Faycel Lahmeur : L’offensive réactionnaire menée contre le roman et la personne d’In‘âm Bayoud s’explique sur plusieurs niveaux, notamment par le fait que le roman a transgressé un système de règles morales éminemment conservatrices que d’aucuns considèrent comme intouchables, intangibles, l’essence de la moralité même. De ce point de vue là, la confusion est totale.
Le droit à la littérature est confondu avec un moralisme religieux qu’on souhaite ériger en norme artistique indépassable ; la moralité dans l’espace intime et public avec celle dans le champ littéraire ; le discours vulgaire contenant des insultes proférées par des êtres de fiction avec la personne de l’écrivaine. Les attaques misogynes dirigées contre Houaria et son autrice ne trouvent de justification que dans les paniques morales et identitaires de certains « professeurs », « écrivains » et « intellectuels » algériens.
Dans la littérature arabe et dans le patrimoine culturel islamique, la chose est très claire, bien connue : le langage et le lexique sexuel sont fortement présents au point d’être banal. N’en déplaise à certains écrivains algériens de langue française (comme Kamel Daoud, Boualem Sansal et beaucoup d’autres), la langue arabe dit le sexe et le corps, comme toutes les langues du monde. Je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi tout ce fatras idéel autour de notions et de concepts qui sont de l’ordre de l’évidence en littérature, à savoir l’utilisation de grossièretés et d’insultes dans la création fictionnelle.
J’ajouterais seulement que cette agitation est due au fait que le Grand Prix Assia Djebar est financé par des fonds publics, et que la personne distinguée est une femme. Le même roman écrit par un homme hétérosexuel n’aurait pas suscité le moindre froncement de sourcils. Il faut le reconnaître, les « hommes de lettres » algériens ne veulent pas des écrivaines qui créent par-delà leur « consentement » éminemment conservateur.
Y a-t-il réellement matière à « polémique » dans Houaria ?
Faycel Lahmeur : Personnellement, je pense que c’est un roman ordinaire, et peut-être même moins que cela. Son sujet est connu, c’est la guerre civile algérienne (1990-2002). La bibliothèque littéraire algérienne contient énormément de romans et de récits qui traitent de ce moment historique. Houaria peut se lire comme une contribution salutaire à l’enrichissement de cette bibliothèque, une contribution qui propose un regard féminin totalement émancipé du regard masculin.
Les violentes polémiques suscitées autour de ce roman par des personnes censées répandre la raison et le savoir parmi les êtres humains (des « professeurs » et des « artistes ») sont une malheureuse actualisation d’inutiles débats idéologiques vieux de trente ans. Je les pensais derrière nous, mais le réel m’a violemment rappelé que les cellules dormantes de la pensée obscurantiste peuvent reprendre leurs vénéneuses activités à n’importe quel moment.
Prétextant « la défense des constantes nationales et des valeurs islamiques », des « universitaires » et des « écrivains » algériens, des hommes majoritairement, se sont livrés à une entreprise jubilatoire d’insultes et de diffamations contre une écrivaine plus que jamais isolée. Comment expliquez-vous cette haine des femmes en littérature, cette confusion entre la « critique » et « la défense de la suprématie patriarcale » ?
Faycel Lahmeur : La levée de bouclier face à la distinction de Houaria du Grand Prix Assia Djebar dénote un refus assumé par certains milieux universitaires et culturels de la parole savante et créative aux femmes. Le fait qu’une femme puisse acquérir un important capital symbolique par une telle distinction a ébranlé le colosse de la domination masculine en Algérie.
Je suis navré d’admettre que nombre d’hommes algériens ne sont pas encore prêts à accepter le fait qu’une femme puisse exposer, dans une œuvre scientifique, artistique, fictionnelle ou même documentaire, ses visions de la réalité sociale, la situation scandaleuse de la condition et des droits des femmes dans notre pays.
La domination masculine est encore trop fragile pour tenir entre ses mains un livre décrivant le ravage des hommes sur les femmes avec des mots crus, subversifs. Même dans les universités, on refuse aux femmes qu’elles soient meneuses et leadeurs de mouvements sociaux, qu’elles soient à l’origine de nouvelles propositions philosophiques, de nouvelles idées politiques.
Mais ce conservatisme n’est pas exclusivement masculin. Des femmes, diplômées ou non, participent aussi de la domination d’autres femmes. J’en veux preuve toutes celles qui ont accusé In‘âm Bayoud de « promouvoir la pornographie » dans son roman. La fabrique de la subalternité prend plusieurs visages, plusieurs chemins sinueux.
Voyez-vous dans cette panique morale et identitaire un resurgissement de clivages politiques et idéologiques inhérents à la fondation de l’État algérien ?
Faycel Lahmeur : Je vois plutôt dans cette polémique la réémergence de certains conflits idéologiques restés longtemps suspendus, et qui n’ont pas été résolus en raison du choix de certaines politiques culturelles au lendemain de l’Indépendance. Ces conflits investissant avec force les thématiques de l’identité, de la langue et du féminisme sont une usine à fabriquer des problèmes derrière lesquels les politiques se cachent pour éviter de prendre en charge les sujets cruciaux qui préoccupent les Algériens.
Par ailleurs, et c’est peut-être la seule chose positive au sein de ce tintamarre réactionnaire, je vois l’émergence d’une certaine conscience, d’une identité politique algérienne défendant le droit d’In‘âm Bayoud à la fiction en recourant aux arguments de la citoyenneté, de la liberté d’expression et de l’individualité. Cela m’enchante et nous oblige, nous autres écrivains et artistes, à repenser l’espace culturel algérien à nouveau frais.
Mais pour revenir à votre question, l’intellectuel critique en Algérie doit battre en brèche les procès rétrogrades faits aux écrivains en fonction de la langue qu’ils utilisent : être « pour l’islam » quand on écrit en arabe ; être « contre l’islam » quand on écrit en français ; être « contre la nation » quand on écrit en tamazight. Cela n’a absolument aucun sens et la fragmentation regrettable du champ littéraire algérien en trois langues qui communiquent peu entre elles ne sert nullement le travail des écrivains. Une critique sérieuse doit s’intéresser à toutes les productions romanesques d’Algérie, dans toutes les langues du pays.
Que pouvez-vous nous dire à propos des auteurs algériens de langue arabe, femmes et hommes confondus, qui ont pris la défense d’In‘âm Bayoud tout en appelant à renouer avec l’héritage ouvert et pluraliste de la civilisation arabe ?
Faycel Lahmeur : Il est à noter que les écrivains algériens d’expression arabe ayant attisé le feu de la haine et de la misogynie autour de Houaria sont dans leur grande majorité des poètes, des critiques de poésie, des linguistes et des grammairiens traditionalistes, mais aucunement des romanciers, sauf quelques rares exceptions. Le bagage intellectuel et scientifique dont ils disposent est trop faible, pour ne pas dire inexistant, et c’est pour cette raison qu’ils n’ont pas pu engager un débat argumenté et constructif avec ce qu’ils appellent les « ennemis de la nation et de la religion ».
S’agissant des écrivains de langue arabe qui ont défendu le droit d’In‘âm Bayoud à la fiction, certains d’entre eux ont critiqué certaines faiblesses formelles, stylistiques et même linguistiques, mais par-delà toute référence aux fameuses « constantes nationales et principes religieux ». Ces critiques étaient entièrement profanes, et je me réjouis grandement de l’existence de telles plumes en Algérie.
Je l’ai dit précédemment, mais je me permets de le répéter en rajoutant un détail majeur : les classiques de l’érotologie arabe étaient l’œuvre de religieux, de juges et de fins connaisseurs du Coran et de la tradition islamique. L’ignorance des doctes qui dénoncent Houaria en se basant sur des motifs religieux me font doucement rire.
Comment avez-vous vécu la fermeture des éditions Mîm, votre éditeur ?
Faycel Lahmeur : Je pense que c’est ce qu’il y a de plus triste et grave dans tout ce vain tumulte. Les éditions Mîm sont une maison sérieuse et très respectée pour la qualité de ses publications. De nombreux spécialistes du livre, des libraires, des écrivains et des critiques littéraires la considèrent comme la meilleure maison d’édition d’Algérie. Son catalogue et ses prix parlent d’eux-mêmes.
La décision de fermeture à laquelle nous avons assisté impuissants m’a profondément attristé. J’aimerais que la grande vague de soutien à l’éditrice puisse la convaincre de reprendre son travail, rouvrir les portes de la maison Mîm. Pour nous, nous autres écrivains séculiers de langue arabe, mais aussi bilingue, la disparition d’une telle maison dans les brumes de l’obscurantisme est une véritable catastrophe. En dépit de tout, je reste convaincu du fait que Mîm et ses écrivains pourront dépasser cette crise.
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Propos recueillis et présentés par Faris LOUNIS
Journaliste
Bibliographie sélective de Faycel Lahmeur (romans non traduits) :
Amine al — « Alawâni [أمينالعلواني], Alexandrie, Dar al — “Ayan, 2017, 105 pages.
Voix et voies de parleurs [ضميرالمتكلِّم], Alger, Dar Mîm, 2021, 336 pages.
Le dernier repas de Karl Marx [العشاء الأخير لكارل ماركس], Alexandrie, Dar al — ‘Ayan, 2024, 192 pages.
La Cité de saint Augustin [مدينة القديس أوغسطين], Bagdad, Dar al-Madâ, 2024, 192 pages.
Crédits photo : Denis Chupau, CC BY SA 2.0
3 Commentaires
Jean F.
19/09/2024 à 19:20
Extraits du Coran...
"Celles de qui vous craignez l’insoumission, faite-leur la morale, désertez leur couche, corrigez-les. Mais une fois ramenées à l’obéissance, ne leur cherchez pas prétexte"
"Allah vous commande, dans le partage de vos biens entre vos enfants, de donner au fils la portion de deux filles"
Faycal Lameur fait mine d'être surpris et de vouloir renvoyer Daoud et Sansal dans leurs buts, en prétextant que la langue arabe dit "le sexe et le corps", c'est sa surprise qui moi me surprend !
Tout ceci me paraît parfaitement cohérent avec la société algérienne - où l'islam est bien sûr religion d'Etat - dont même l'élite est loin d'avoir adopté les valeurs du progressisme occidental.
Alors, un "regard féminin totalement émancipé du regard masculin"... faut pas croire aux miracles !
Frédérique
20/09/2024 à 08:33
Merci pour cet article qui éclaire la réalité pour de nombreuses femmes dans de trop nombreux pays.
Mon vœu est que ce livre soit très vite traduit et édité dans d’autres lieux plus ouverts et respectueux des femmes.
J’ ai hâte de le lire.
Profond respect à celles et ceux qui osent...
Lamine Sriti
20/09/2024 à 13:36
Beaucoup n'ont même pas lu le roman. Intellectuel est un qualificatif usurpé et galvaudé par nombre d'auteurs et d'universitaires. Fahrenheit 451 est toujours vivace.