Créée en 2021, La Revue Dessinée Italia s’inspire directement du trimestriel français. Dans cet entretien, son fondateur et président, Massimo Colella, revient sur cette aventure éditoriale et propose une analyse éclairée de la bande dessinée italienne, tant dans son pays qu’en France.
Le 19/09/2024 à 08:30 par Federica Malinverno
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19/09/2024 à 08:30
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Federica Malinverno : Quel est votre parcours et comment est né le projet de la Revue Dessinée Italia ?
Massimo Colella : Je suis diplômée de l’Accademia di Comunicazione de Milan, et j’ai commencé à travailler dans la publicité, d’abord à Milan, puis à Londres et ensuite à Paris. Dans l’une des agences où je travaillais, j’ai rencontré un collègue qui est devenu mon associé. En 2007, nous avons fondé La Bande Destinée, une agence de communication spécialisée dans la bande dessinée, notre passion cachée. Nous avons été l’une des premières agences du secteur, puis nous nous sommes ouverts à l’animation.
L’agence est toujours active aujourd’hui, mais je l’ai quittée pour créer la Revue Dessinée Italia. J’étais un fan du magazine français et j’avais ce projet en tête depuis des années. Il y a trois ans, la pandémie m’a donné le déclic pour me lancer.
J’ai voulu, avec trois autres partenaires, amener le projet en Italie parce que je sentais qu’il manquait une telle revue et qu’il y avait vraiment un vide en termes d’offre de Graphic Journalism [BD journalisme, NdR] bien fait, avec soin et lentement, du Slow Journalism [journalisme “lent”], pour le dire autrement. La Revue Dessinée Italia est un pari gagné : le fait de réussir à passer le cap de la première année était déjà important.
Quelles sont vos perspectives et vos objectifs pour les années à venir ?
Massimo Colella : Nous voulons nous faire connaître davantage, car nous sommes un produit de niche, et pour l’instant nous ne pouvons pas participer à tous les salons et festivals pour des questions de capital humain, car nous avons tous en parallèle d’autres activités. Pour l’avenir, nous aimerions entrer dans les bibliothèques et les écoles autant que possible, parce que nous pensons qu’en Italie il y a une marge de diffusion importante.
Au cœur de votre projet se trouve l’idée d’indépendance : vous n’envisagez donc pas de vous appuyer sur des structures plus importantes ?
Massimo Colella : Il est très difficile de continuer sans s’associer à qui que ce soit : nous restons trop petits pour pouvoir faire les choses comme nous le voudrions. Nous envisageons de nous associer à quelques grands éditeurs, tout en conservant l’indépendance de notre ligne éditoriale. Être totalement indépendant est très difficile sur le plan financier, logistique, organisationnel, promotionnel : autant d’aspects que nous ne pouvons pas gérer, notamment parce que ce n’est pas notre métier.
Nous sommes des dessinateurs, ou des journalistes, comme Andrea Coccia : nous ne sommes pas de vrais éditeurs, et il nous manque donc certaines compétences pour développer le projet comme nous le souhaiterions.
En termes de présence et de placement dans les librairies, quelle est la situation de la Revue Dessinée Italia ?
Massimo Colella : Notre revue sort tous les trimestres et il est encore difficile de trouver notre positionnement en librairie. Par exemple, les librairies Feltrinelli nous placent dans la géopolitique. Nous sommes un magazine de BD, donc nous devrions aller dans le rayon bande dessinée, mais en Italie, à part Linus, il n’y a pas beaucoup de magazines de bande dessinée.
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Nous sommes donc une publication assez hybride. En général, les libraires indépendants connaissent notre projet et l’apprécient. Nous concentrons nos efforts sur la production, mais nous devons également améliorer la distribution.
L’offre de ces produits hybrides entre le magazine et le livre en Italie me semble sous-développée par rapport à la France. Avez-vous la même impression ?
Massimo Colella : En ce qui concerne le monde de la BD, je considère que le marché italien a une vingtaine d’années de retard par rapport à la France. À mon avis, quand on regarde la France, on voit l’avenir. Par exemple, nous n’avons pas le système d’aides et de contributions qui existe en France pour le développement de la bande dessinée. De même, en général, la considération du produit culturel de la bande dessinée en Italie est très en retard par rapport à la France.
Depuis la naissance de la Revue en France, de nombreux autres produits similaires ont vu le jour, même chez les grands éditeurs de Graphic Journalism, alors qu’en Italie, on parle peu de Graphic Journalism. Pour nous, le Graphic Journalism consiste en des reportages réalisés conjointement par des journalistes et des dessinateurs : le journalisme de bande dessinée réalisé par l’association de deux professions solides n’est pas très répandu en Italie aujourd’hui. C’est une nouvelle voie que nous essayons d’ouvrir et je suis sûr que nous y parviendrons peu à peu.
Ensuite, par rapport à la France, en termes de taille du marché de la bande dessinée, il n’y a pas de comparaison possible. Il suffit d’aller à la Fnac à Paris et de regarder les rayons des librairies Feltrinelli ou Mondadori en Italie. Nous voulons essayer de pénétrer un marché qui reste à développer.
Cependant, selon les données de l’Associazione Italiana Editori, en 2021, les bandes dessinées ont connu une croissance significative en Italie...
Massimo Colella : La croissance de la bande dessinée en Italie est relative, car elle dépend principalement des mangas. Si le manga est important en France, parmi les meilleures ventes de BD francophones, on trouve beaucoup de Graphic Journalism : Le monde sans fin (Jean-Marc Jancovici, Christophe Blain, Dargaud, 2021) ou Capital et Idéologie (Claire Alet, Benjamin Adam, 2022, Le Seuil), par exemple.
Ces bandes dessinées se vendent à des centaines de milliers d’exemplaires, ce qui est inimaginable en Italie, si l’on exclut Zerocalcare. De nombreux éditeurs italiens indépendants se concentrent aujourd’hui sur les mangas et les bandes dessinées qui se vendent vraiment beaucoup sont peu nombreuses.
À votre avis, y a-t-il des raisons historiques et culturelles derrière deux situations aussi différentes, l’Italienne et la Française ?
Massimo Colella : La réputation de la bande dessinée en Italie est encore à construire. Elle a toujours été considérée comme un produit pour enfants, elle n’est toujours pas prise au sérieux, contrairement à ce qui se passe en France depuis des décennies. La bande dessinée « engagée » n’existe que depuis une dizaine d’années, avant il y avait surtout la culture de la bande dessinée populaire et de kiosque, comme Topolino [Mickey Mouse, NdR] et les séries Bonelli.
À mon avis, il faut encore beaucoup de temps pour que les gens découvrent que la bande dessinée peut aussi servir à raconter des histoires pour adultes, sur des sujets sérieux et approfondis comme nous le faisons. Il y a donc, à mon avis, un retard culturel et aussi politique, car en France la bande dessinée est valorisée par le Ministère de la Culture, en Italie non.
La nôtre est un peu une mission : nous essayons de contribuer à la diffusion de la bande dessinée dans les écoles en tant qu’outil pédagogique, ce qui se fait de plus en plus. Mais pour l’instant, il n’y a pas d’aide de la part des politiques. Il y a tant à faire et l’initiative ne viendra pas d’en haut. Elle doit certainement venir d’en bas.
Selon vous, quelques grands succès en Italie peuvent-ils contribuer à attirer l’attention sur le secteur de la bande dessinée ou à inciter les éditeurs à investir ?
Massimo Colella : Je ne crois pas que le succès de quelques bandes dessinées contribue à la croissance de l’ensemble du secteur. En France, il n’y a pas de phénomènes de type Zerocalcare, mais il y a parfois des livres particuliers qui émergent. Par exemple, il y a quelques années, il y a eu le succès d’Algues Vertes, L’histoire Interdite (Inès Léraud, Pierre Van Hove, La Revue Dessinée Delcourt, 2019). Mais dans ce cas, la force réside dans l’histoire, pas tellement dans le nom des auteurs.
Les éditeurs essaient donc de trouver l’histoire la plus forte. En Italie, en revanche, le succès d’une bande dessinée est beaucoup plus personnalisé, il me semble davantage basé sur un personnage (il suffit de penser à Gipi). Pour moi, la solution consiste à se concentrer sur les histoires, sur les histoires fortes. Ensuite, il faut s’orienter vers des thèmes d’investigation et d’actualité. Mais pour l’instant, je ne pense pas que les éditeurs italiens soient très intéressés par cette direction.
Par exemple, la traduction d’Un monde sans fin en Italie a été un échec, car il s’agit d’un produit très français. Ces histoires doivent donc être conçues comme italiennes, sur des thèmes liés à la culture, à l’histoire et au territoire italiens. En fait, notre idée est de travailler sur des histoires italiennes parce que nous savons qu’il y a une demande et un intérêt pour ce type d’informations qui ne sont pas traitées par les médias classiques pour des raisons de temps.
Crédits image : Massimo Colella / La Revue Dessinée Italia
Paru le 18/11/2022
176 pages
Seuil
22,90 €
Paru le 29/10/2021
192 pages
Dargaud
30,00 €
Paru le 12/06/2019
160 pages
Delcourt
22,50 €
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