« La question de la légitimité de la bande dessinée, que cela soit au sein de la société française ou des bibliothèques, est désormais derrière nous. » En quelques mots, l’essentiel est dit : restent les véritables enjeux. Médiation, valorisation, partenariats : comment faire vivre le 9e Art dans les établissements de prêt ?
L’ouvrage collectif Valoriser les bandes dessinées et les mangas en bibliothèque, que publiera l’ENSSIB fin septembre relève tout autant du vade-mecum que de la compilation tant d'analyses que de témoignages : on ne se retrouve pas dans la collection La Boîte à outils par hasard.
Il fournit aux professionnels de la lecture publique des clefs, pour les uns, des pistes, pour les autres, qui aboutissent toutes à un trésor : améliorer les relations avec les publics en nourrissant des collections au mieux. Avec une louable tentative de n’exclure aucun des segments éditoriaux qui constituent aujourd’hui le volet bande dessinée en France.
Avec 466,8 millions € de chiffre d’affaires en 2023, malgré les 4,33 % de recul (du fait d’un repli observé sur le manga), la BD dans toutes ses acceptions représente le deuxième segment éditorial en valeur pour l’industrie du livre française.
Et pourtant, cette idée semble solidement accrochée que s’il y a des images, c’est pour les enfants. Un schéma de pensée qui se retrouve en jeunesse — un enfant serait un semi-adulte, donc la littérature pour les jeunes une semi-littérature. Soit.
On retrouverait presque toute l’histoire du manga — genre qui a connu une légitimation tardive, mais dont l’impact est indéniable avec la part croissante dans les ventes de bandes dessinées — dans cette approche. Et l’ouvrage ne manque pas de le souligner. Et les comics, et les romans graphiques, et la BD franco-belge, et j’en passe et j’en oublie, jusqu’au webtoon : difficilement accessible dans sa version numérique, ce format fait pourtant des émules chez les lecteurs — au point que les éditeurs alignent les partenariats pour imprimer ces œuvres consultées sur smartphone.
Sous la direction de Benjamin Caraco (Conservateur des bibliothèques, docteur en histoire à l’Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne et chercheur associé au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains), cette somme dresse un panorama exhaustif des pratiques autour des bandes dessinées et des mangas dans les bibliothèques.
Elle met en lumière l’importance croissante de ces formes d’art dans le champ culturel et académique, tout en relevant les défis spécifiques auxquels font face les bibliothécaires dans la gestion de ces collections. Et principalement pour ce qui a trait tant aux pratiques de médiation qu’à la nécessaire adaptation des bibliothèques à un public de plus en plus intéressé par des supports variés, notamment numériques. Finalement, les deux facettes d’une même pièce.
La question du numérique apparaît comme un point central, avec des défis en termes de gestion des droits d’auteur et de sélection des œuvres. De plus, l’importance des partenariats est soulignée à plusieurs reprises, qu’il s’agisse de librairies spécialisées, d’auteurs ou de festivals. Ces collaborations sont essentielles pour renouveler l’offre et renforcer l’ancrage de la bande dessinée comme objet légitime dans les collections.
Au fil des 200 pages (vexation suprême : ActuaLitté n’apparaît nulle part), chacune et chacun puisera selon ses besoins, attentes ou envie. Pour autant, plusieurs éléments majeurs émergent au fil des contributions, soulignant l’importance d’une meilleure intégration de ces œuvres dans les institutions culturelles et éducatives. Nous avons, au risque de trahir le message de leurs auteurs, tenté de les synthétiser ci-dessous, de sorte que les professionnelles et professionnels mesurent combien l'ouvrage leur apporterait.
L'un des premiers enjeux soulevés porte en effet sur la reconnaissance progressive du genre (et de ses déclinaisons) en tant qu'objets culturels ayant pleinement leur place. Comme le souligne Benjamin Caraco dans le « Mode d’emploi » du livre, « la question de la légitimité de la bande dessinée, que cela soit au sein de la société française ou des bibliothèques, est désormais derrière nous » (p. 10).
Il rappelle, à toute fins utiles, que la reconnaissance de ce médium a été lente, mais décisive, avec une progression visible depuis les années 1960. L’ouvrage inscrit donc son objet dans une perspective où la bande dessinée n’est plus perçue comme un simple divertissement, mais comme un art à part entière, au même titre que la littérature ou le cinéma.
C'est à Nicolas Labarre qu'il revient d'insister sur ce point, dans son chapitre intitulé « La bande dessinée ? » : « Les 6000 ou 7000 titres publiés chaque année [...] imposent une logique de distinction : un marché proliférant tend à se segmenter, et puisque la plupart des titres bénéficient d’une exposition minimale dans les librairies, ils sont amenés à se singulariser. » (p. 20). Il explique que l’essor des formats comme le roman graphique et le manga a bousculé les conventions éditoriales et transformé la perception de la bande dessinée en tant qu’objet de lecture.
Or, cette diversification pose un défi aux établissements de prêts, qui adaptent leurs pratiques de sélection et de valorisation pour répondre à cette multiplicité. Les bibliothèques sont désormais confrontées à une offre éditoriale pléthorique et variée, ce qui nécessite une expertise accrue pour sélectionner des œuvres pertinentes et diversifiées.
Le rôle éducatif ne fait (ou ne devrait plus faire) plus débat, souligne Marie Latour, dans son chapitre sur les bandes dessinées didactiques. Elle écrit : « L’écriture de bandes dessinées didactiques pour la formation et la médiation scientifique a pris une ampleur considérable, notamment à destination des doctorants et chercheurs. » (p. 84). Elle montre comment ce médium, longtemps cantonné à un rôle de loisir, devient un outil précieux pour vulgariser des savoirs complexes.
Et Sarah Gauthé souligne également que « la bande dessinée devient de plus en plus un objet de médiation, en particulier via des expositions » (p. 76). Pour des lieux dédiés à l'accueil et l'accès à l'information, l'utilisation des bandes dessinées prend toute sa mesure : support de divertissement, certes, mais également vecteur de connaissances.
Fut un temps, les éditeurs disaient que le livre numérique représentait 99 % de temps de réflexion pour moins de 1 % de chiffre d'affaires. Sauf que les missions d'accessibilité des bibliothèques diffèrent des problématiques économiques des maisons. Nicolas Thimon explique ains que la bande dessinée numérique, bien que moins lue que les versions imprimées, pose des défis spécifiques en termes de visibilité et de médiation : « La bande dessinée numérique recouvre ainsi des objets documentaires différents, qu’il s’agisse de transpositions de versions imprimées ou de celles créées spécialement pour le Web. » (p. 59). Ce nouveau support interroge le rôle des bibliothèques dans la diffusion et la médiation de ces œuvres.
Le numérique implique également une reconfiguration de l’accès aux œuvres, et les bibliothèques doivent s’adapter à cette mutation en explorant de nouvelles formes de médiation numérique.
Le dernier point abordé porte sur l’importance des partenariats afin de valoriser la BD. Que ce soit avec des librairies, des auteurs ou des festivals, ces collaborations enrichissent les collections, en commençant une autre approche des animations.
Marc Szyjowicz, libraire spécialisé, évoque ainsi la relation étroite entre les bibliothèques et les librairies spécialisées, soulignant que « le circuit des commandes en librairie spécialisée pour les bibliothèques est devenu un pilier de l’approvisionnement en bandes dessinées » (p. 124). Des partenariats indispensables en ce qu'ils diversifient les acquisitions et proposeront des événements culturels autour du neuvième art.
Maintenant que le combat pour la reconnaissance est derrière les professionnels — sauf à accorder la moindre importance à des bastions de résistants qui déjà à l’époque du livre de poche avaient chaussé leurs bottes de réactionnaires —, la question est bien d’accorder une place pleine et entière aux bandes dessinées.
Valoriser les bandes dessinées et les mangas en bibliothèque ne fournit évidemment pas une solution clef en main, qui équivaudrait à un formatage (ou une uniformisation détestable). En revanche, il éclaire les pratiques autant qu’il explore les mutations de l’industrie du livre, en remettant les bibliothécaires au cœur des échanges avec les publics — les usagers.
En plaçant la collaboration avec des acteurs du secteur au cœur de cette réflexion, l’ouvrage invite à une approche proactive et innovante de la gestion des bandes dessinées en bibliothèque. Révolutionnaire ?
Un extrait de l'ouvrage est proposé en fin d'article.
Crédits photo : ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Paru le 26/09/2024
201 pages
Ecole Nationale Supérieure Sciences Information et Bibliothèques
22,00 €
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