Paru en 1925, puis réédité dans une édition illustrée en 1930, La Revanche d’André Thérive (de son vrai nom Roger Puthoste) est un livre qui parle de la vieillesse, de la sénilité, de la mort, et surtout de la mesquinerie des vivants… Rien qui puisse a priori attirer le lecteur « feel good » Mais le style est magnifique, avec, l’air de rien, une musique enchanteresse. Quant à la fin du roman, autant le dire, elle est sublime. Soudain, après le crépuscule, c’est la lumière qui surgit, d’autant plus incandescente qu’elle est environnée d’ombres..
Par Hervé BEL.
Malheureusement l’œuvre romanesque de Thérive (par ailleurs spécialiste de Huysmans, découvreur de Simenon, érudit, grammairien et j’en passe) n’est quasiment plus rééditée, malgré sa richesse et son originalité. Seules les éditions La Thébaïde ont eu le courage de republier récemment « Anna » dont nous nous sommes fait l’écho dans ces colonnes.
On a par ailleurs oublié qu’il fut un brillant critique littéraire. Une réédition de ses principales contributions jetterait sans aucun doute une lumière passionnante sur la littérature d’avant-guerre.
Pourquoi Thérive est-il oublié ? Ses romans seraient « datés », dit-on. Il est vrai qu’ils explorent des milieux populaires ou bourgeois qui ont bien changé, et que les thématiques pourtant éternelles, la faute (Les souffrances perdues, Anna), le pardon (La revanche), le mal (Le plus grand péché), la souffrance morale, n’enchantent plus guère, à tort, les lecteurs avides de sensationnel et de nouveautés.
Nul doute, par ailleurs, que la Seconde Guerre mondiale a favorisé l’oubli de Thérive, et cela à double titre. Au niveau littéraire, d’abord : ses romans n’ont plus intéressé grand monde alors qu’une nouvelle génération d’écrivains (Sartre, Camus…) voyait le jour dès 1945 (tout nouveau tout beau). Quant à sa réputation, elle a été injustement salie : on lui a reproché d’avoir continué à publier ses critiques littéraires dans les journaux sous l’occupation. Crime « gravississime » pourtant aisément pardonné à Sartre ou Beauvoir (publication de pièces de théâtre et de romans)... Thérive bénéficia certes d’un non-lieu. Mais le mal était fait. Il continua jusqu’à sa mort à publier de temps à autre sans soulever beaucoup d’émois. On nous permettra de ne pas comprendre cet abandon.
La Revanche est son quatrième roman, après Le plus grand péché qui avait recueilli le Grand Prix Balzac de 1924 (en même temps que Paule Régnier pour La vivante paix). Nous n’en avions pas dit grand bien dans un précédent article, estimant le roman raté à cause d’une érudition trop étalée.
Mais s’agissant de La revanche, c’est tout autre chose. On le lit d’une traite, le cœur serré, ébloui certaines fois par la beauté du style. Comme toujours, Thérive sait intriguer le lecteur, donner des pistes, les confirmer ou non.
Monsieur Blacherie, un des héros principaux du roman, achève son existence dans une petite ville de province, logé chez sa sœur et son beau-frère, les Antheaume, après qu’il a été ruiné et a commis une faute qui semble grave. Dans la maison, on ne lui adresse que rarement la parole. C’est un paria, et sa famille le lui fait bien sentir. Seule lumière dans sa vie, sa nièce Cécile, âgée de 13 ans, qui, régulièrement, vient lui parler et le soigne. La petite est orpheline et a été recueillie par ses grands-parents. Blacherie éprouve pour elle une affection retenue qui suscite la curiosité du lecteur :
Il regarda enfin Cécile ; il se persuada de nouveau qu’il l’aimait, qu’elle était un peu de son sang ; la petite-fille de Mme Antheaume, sa sœur, qu’il craignait et détestait pourtant, de l’âme la plus étrangère à la sienne… Pauvre Cécile ! Elle ne comble même pas le cœur de M. Blacherie, desséché et timide, où il y a sans doute un coin vide, une place béante… Peut-être ne le saura-t-elle jamais ; puisqu’il y a un secret que seuls détiennent ses ennemis.
Ce secret, cette place béante, c’est sa faute passée. On imagine un crime, quelque chose d’épouvantable. Tout est relatif. À notre époque, on n’y ferait même pas attention, mais, en province, à la fin du XIXe, ce qu’a fait Monsieur Blacherie est d’une horreur sans nom. Il est déchu. Pensez, lui, homme riche dans sa jeunesse, devenu professeur, à qui le destin réservait la place enviable et inéluctable de notable, ce monsieur a décidé un jour de connaître le bonheur.
Il s’est collé à une créature, est devenu républicain acharné contre l’empire de Napoléon III… Et a eu un enfant, un garçon. La chute donc. L’école où il enseignait l’a renvoyé. Sans revenus, il a dépensé tout son argent, tandis que le beau-frère et sa sœur lui rachetaient au fur et à mesure ses propriétés. Puis la «créature », celle qu’il aimait, est morte. Alors, sa sœur est venue le voir et lui a racheté aussi la moitié du manoir qu’il possédait encore.
Avec cet argent, il a payé l’éducation fort réduite de son fils envoyé bien loin. Et il s’est installé avec sa sœur et son beau-frère. Nulle bonté de leur part. Ils l’ont fait à cause du « qu’en-dira-t-on ». Leur but ? Que la ville admire leur grandeur d’âme, et que Blacherie cesse de se faire remarquer et se repente. Qu’il cesse de narguer l’église, et qu’il meurt dans la religion.
Chez les Antheaume, M. Blancherie cessa de s’adonner aux vices du corps et de l’esprit. Il cessa de lire, ou presque. Il cessa de parler, n’ayant point d’interlocuteur (…) Les Antheaume avaient l’art de fermer les yeux, de fermer la bouche ; aucune scène n’éclata jamais entre eux et leur beau-frère. On le traita, on le guérit par la gravité, par le silence.
Homme brisé, Blacherie ne va pas tarder à mourir, hanté par cette question : qu’est devenu son fils ? Par lâcheté, veulerie, fatigue, il l’a abandonné et, pour échapper au remords, s’est plongé dans la soumission. Il subit sans mot dire le mépris de sa famille médiocre, si médiocre ! Il faut lire les descriptions à l’acide de M. Antheaume ou de sa bigote de femme. On rit jaune, on rit pourtant.
Hasard romanesque, le fils de Blacherie du nom d’Armand Garat, devenu soldat, a retrouvé en Indochine, le neveu de M. Antheaume, Dominique. Celui-ci, avant de mourir des fièvres, lui a remis une petite boîte avec ses souvenirs. Alors Armand, à son retour en France, écrit une lettre aux Antheaume pour leur proposer d’aller les voir pour leur remettre la boîte aux souvenirs. Il sait qui est son père et que celui-ci vit avec eux. Pourtant, le ton de sa lettre n’est pas acrimonieux. On sent tout simplement qu’il a le désir de bien faire et qui sait ? De renouer avec sa famille. Après tout les Antheaume sont son oncle et sa tante.
Évidemment, il n’est pas question de recevoir le fils du péché et même d’en parler au père. Quand Armand arrive sans prévenir, on lui fait dire que l’on refuse de le recevoir. Par hasard, il aperçoit la petite Cécile en pleurs.
Il se tut devant cette enfant qui pleurait. Il tira de sa capote un paquet cousu dans une toile cirée. — Ah bon, dit-il brusquement. Voilà, tenez. Et sans merci sans paroles… Voilà. De la part du lieutenant Antheaume, qui est mort (…) en se retournant, il remarqua qu’au premier étage de la maison Antheaume, on fermait tous les volets… L’Angelus se mit à sonner à l’église, avec la lenteur du glas (…) — ah bon, Dieu, tout de même, grognait-il en marchant, puisque c’est ainsi, ils me reverront.
Sans le savoir, il est venu le jour de la mort de son père.
Ainsi va commencer La revanche. Il reviendra quelques années plus tard, le cœur étreint par la haine. La petite Cécile, victime elle aussi, s’est mariée avec un médiocre que lui destinaient ses grands-parents. Eux, ils sont morts ou presque. Sorte d’Edmond Dantès, il va s’installer dans la bourgade, ivre de vengeance, peut-être (et tout est sans ce « peut-être ») décidé à déshonorer sa cousine.
Ce désir de faire le mal vient de celui qu’on lui a fait ; serpent qui se mord la queue. C’est irraisonné. La petite n’a rien fait. Au contraire. Elle aimait son oncle Blacherie. C’était la seule à l’aimer. Le personnage de Cécile, on le lira, est extraordinaire, prêt au sacrifice, en souvenir de son oncle, pourvu qu’Armand s’apaise. Victime consentante, elle pense qu’en acceptant le mal qu’on lui fera, la faute des siens sera pardonnée (toujours chez Thérive, cette idée de la réversibilité du mal).
Que fera Armand ? Non, il ne la violera pas. Il ne l’épousera pas, non plus. Mais trouvera la paix. La bonté de Cécile est si écrasante, si merveilleuse, que toute sa rancœur disparaîtra.
Chers lecteurs, avides d’émotions, lisez ce roman jusqu’à la fin. Elle est sublime, disais-je au début de cet article…
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