Noire de plumage. Le bec gros et un peu agressif. Un cri puissant et rauque. La corneille noire à tous les attributs de l’animal susceptible d’attirer sur lui les foudres d’Homo sapiens qui supporte mal les trésors d’ingéniosité dont elle peut faire preuve pour assurer sa pitance.
Car que ce soit à la campagne ou à la ville, la corneille noire s’est forgé une réputation qui focalise sur elle toutes les vindictes au point de faire l’objet d’une véritable lutte génocidaire puisque, selon Frédéric Jiguet, « entre l’automne 2019 et l’été 2012, plus de 5 millions de corbeaux, corneilles et pies ont été tués en France sous couvert de régulation, pour lutter contre les dégâts qu’ils sont censés causer aux cultures et aux petits gibiers » ! Cette régulation a été mise en œuvre par la Ville de Paris qui missionnait à cet effet, avec constance et pendant des années, un louvetier dûment accrédité « sans jamais que l’efficacité de ces vies avortées soit évaluée ni même contestée », précise-t-il !
Chercheur en Écologie de la Conservation et professeur au Muséum National d’Histoire Naturelle, Frédéric Jiguet a été contacté, un jour de 2015, par un des services de la Direction des Espaces Verts et de l’Environnement de la Ville de Paris en vue de « déterminer la meilleure réponse à apporter aux nuisances subies par les Parisiens » parmi lesquelles le vidage des poubelles, l’arrachage des plantes et des pelouses ou encore l’attaque (parfois) des passants !…
Signe des temps : la Mairie de Paris voulait « évaluer si la destruction de quelques corvidés dans un parc peut réduire leur nombre localement [et durablement ?] et par ricochet les nuisances associées ». Et ne voulait plus, en revanche, « donner de blanc-seing pour tuer des corneilles sans savoir si cela est efficace pour réduire les nuisances » ! Un appel téléphonique qui sonne donc comme un rayon de soleil pour un scientifique dont les travaux ont vocation à « orienter et conseiller les politiques de gestion de la nature et stopper les hérésies ».
Et voilà notre ornithologue « confirmé et passionné [... mais] pas, à l’époque, un spécialiste des corvidés » prêt à se « lancer un nouveau défi, un projet où tout est à construire, au service des oiseaux ».
Ce livre est une sorte de compte-rendu vulgarisant toute la démarche entreprise, les opérations engagées, les études comportementales décryptées, les protocoles employés, les questions sans réponse et les réponses qui appellent de nouvelles questions... bref, tout ce qui a pu être observé, compilé, compris, constaté, au cours de huit années de collaborations.
Avec pour première étape, bien sûr, des opérations de capture, baguage, identification et enfin de remise en liberté pour pouvoir poser le problème et systématiser l’acquisition de connaissance.
Là, il me semble qu’il y a un gros oubli dans le livre : alors que l’auteur incite tous les lecteurs/ornithologues-amateurs à l’observation de ces oiseaux, à leur identification par la lecture des bagues accrochées à leurs pattes et à la transmission de ces informations au Muséum via le site internet dédié, il n’en propose aucune présentation explicite graphique !... Dommage !
Mais, en revanche, j’ai été complètement bluffé par des anecdotes qui m’ont beaucoup interpellé ! Certes on évoque souvent l’intelligence des corneilles (quand ce n’est pas leur ruse…) ! Mais j’ai été sidéré de découvrir que certains individus avaient découvert, seuls, comment s’échapper des cages de capture malgré la difficulté !
Que d’autres n’avaient jamais pu être re-capturés (malgré leur évidente présence sur le site) car se défiant de ces installations où ils avaient été piégés une première fois ! Et surtout que d’autres enfin, certainement le fin du fin, étaient parvenus à corréler si parfaitement le piège et le « tortionnaire » qu’ils s’éloignaient ostensiblement à son arrivée en lançant des cris d’alarme (comportement corroboré par le fait que, leurrés par des vêtements qui le rendaient méconnaissable et les laissaient de marbre, ils s’enfuyaient à tire d’aile et avec force cris dès le « déguisement » tombé !) !
Autant de comportements contribuant à confirmer sans réserve le qualificatif d’« intelligents » aux membres de cette espèce !
L’auteur décrit comment sont décryptées les attitudes de surveillance et de protection, autour du nid, par les parents, ou encore les comportements des jeunes vis-à-vis de leur territoire de naissance, mais aussi les déplacements diurnes vers des lieux de nourrissage dans un réseau de Parcs plus ou moins proches les uns des autres, puis les stationnements nocturnes...
Bref grâce à l’acquisition progressive d’une connaissance des comportements tant individuels que collectifs l’auteur dévoile les clés qui permettent de comprendre notamment pourquoi les corneilles arrachent, avec une belle constance, plantes d’ornement fraîchement mises en terre ou parterres de gazon fraîchement tondus (sans compter la possibilité de suivre l’état sanitaire des individus capturés afin d’évaluer les risques d’épizooties, voire de zoonoses, susceptibles d’être véhiculés par les corneilles puis de combattre rumeurs et fausses informations sur ces sujets).
Toutes ces observations ont contribué, bien sûr, à proposer progressivement des solutions permettant de répondre aux nuisances constatées en tentant « d’utiliser » l’intelligence remarquable de ces oiseaux (pas sûr cependant que je sois très favorable à une généralisation de ce protocole expérimental qui a permis de les « utiliser » pour ramasser des mégots de cigarettes : les fumeurs devraient être les premiers impliqués dans cette démarche…!!!) : des liens avec des séquences vidéo permettent de découvrir quelques exemples de leurs capacités ! Époustouflant !
Enfin, compte tenu des lacunes largement mises en évidence sur le sujet, l’auteur détaille également une évaluation préliminaire du rapport coût/bénéfice de la régulation destructrice (qui n’avait jamais été seulement esquissée !) : je vous laisse découvrir les conclusions de cette démarche qui a, au minimum, le mérite de débroussailler la méthodologie à appliquer…
A l’issue de cette lecture, vous allez assurément vous promener avec un autre regard pour les corneilles noires qui nous entourent, vous procurer des jumelles pour lire les bagues (à l’œil nu c’est difficile) et faire un autre pas en direction de ces « autres qu’humains » avec lesquels nous partageons cette terre empruntée à nos enfants !
Paru le 10/01/2024
159 pages
Actes Sud Editions
21,00 €
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