Ecrivain, animateur d’ateliers d’écriture, Christophe Fourvel est également directeur de la collection Le club des écrivains aux éditions MédiaPop. Dans cet entretien, il nous parle de son dernier livre Stig Dagerman, 31, c’est peu, paru en 2023, et qu’il a consacré à l’écrivain suédois né en 1923 et qui s'est donné la mort en 1954. Fourvel y évoque la place de l’œuvre dagermanienne en France et en Suède. Propos recueillis par Karim El Haddady.
Le 03/09/2024 à 10:14 par Auteur invité
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03/09/2024 à 10:14
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Karim El Haddady : Vous êtes l’un des rares écrivains qui se sont intéressés à l’œuvre et à la vie de Stig Dagerman. 31, C’est peu, (Stig Dagerman, 1923-1954), éditions La Fosse aux ours, 2023), est le titre d’un livre que vous avez consacré à l’auteur. Que faut-il apprendre sur Dagerman et son œuvre ?
Christophe Fourvel : Commençons par évoquer ici, si vous le voulez bien, l’histoire personnelle de Stig Dagerman. De l’enfant Stig Dagerman. Car L’auteur suédois a eu une enfance particulièrement cruelle, puisqu’il fut abandonné par sa mère tout de suite après sa naissance et qu’il n’a connu son père qu’à l’âge de 6 ans. Ce sont ses grands-parents qui l’ont élevé jusqu’à l’âge de 11 ans.
Mais ceux-ci décèdent brutalement six ans plus tard, et son grand-père dans des circonstances particulièrement cruelles puisqu’il est tué de plusieurs coups de couteau par un illuminé. Sa grand-mère ne lui survit que quelques mois. Cela veut dire qu’à 17 ans, Dagerman a perdu, comme il l’écrit lui-même « les personnes qu’il a le plus aimées et dont il a le plus appris ». Certains auteurs européens ont construit leur œuvre entière, quelquefois avec un immense talent, sur les drames infantiles qu’ils ont subis. Les librairies occidentales regorgent de livres qui racontent des enfances malheureuses, des abandons, de traumatismes précoces et la souffrance névrotique est une invitation à un repli narcissique sur soi.
Mais rien de cela chez Stig Dagerman ! Si la mort d’êtres chers fut le déclencheur de l’acte d’écrire, toute sa courte vie, l’auteur suédois n’a eu de cesse de se soucier des autres et du monde. Toute sa courte vie est un combat contre les injustices sociales et politiques ! Pas un jour ou presque sans sa contribution au journal Arbetaren (Le travailleur) dont l’objectif était de lutter en faveur des plus démunis. Quant à la confession autobiographique, elle tient en quelques pages, publiées au cœur d’un recueil de nouvelles (Les Mémoires d’un enfant, en français).
Je dirai donc, en premier lieu, que Dagerman nous donne une magnifique leçon d’altruisme ! Citons ici, comme un exemple emblématique de cette personnalité généreuse, ses chroniques réunies sous le titre Automne Allemand (Actes Sud, trad. Philippe Bouquet) et que Dagerman a ramené d’un voyage effectué en 1946 dans les ruines de l’Allemagne juste après la défaite nazie. Ce livre traduit une véritable attention aux drames vécus par les vaincus de la guerre, par le peuple, les gens qui ont tout perdu, fussent-ils désignés comme des ennemis ! Ensuite, l’œuvre et la vie de Dagerman nous racontent quelque chose d’essentiel sur le fait d’être ce que l’on appelle en France « un transfuge de classe », soit le fait de vivre une vie d’adulte dans un milieu différent de celui de l’enfance.
Dagerman a grandi dans un village situé dans une région rurale, l’Uppland, dans une ferme au confort et à la production très archaïque (il est né en 1923 et l’on vivait probablement encore, dans son village natal, comme au siècle précédent). À l’âge de 11 ans, il a rejoint son père à Stockholm. C’est-à-dire la grande ville ! La capitale !
Puis, très jeune, il est célébré comme un écrivain majeur et ainsi amené à rencontrer l’intelligentsia suédoise. Mais au fond de lui, bien sûr, il reste un « petit paysan » et n’est jamais à l’aise dans les milieux qu’ils côtoient par la suite. Cela constitue un destin assez banal en Europe (magnifiquement incarnée en France par la récente lauréate du prix Nobel, Annie Ernaux), mais la manière dont cela est dit et décrit, dans les livres de Dagerman, est très sensible, très touchante.
Je crois qu’il existe une solitude propre aux transfuges de classe. Et Dagerman est un magnifique écrivain de nos solitudes. Je mets volontiers ce terme au pluriel, car il en existe beaucoup : solitude de celui qui est emmené à évoluer dans un environnement qui n’est pas celui de ses origines ; solitude de celui qui est célèbre et qui pense ne pas le mériter (les deux, vont d’ailleurs souvent de pair) et surtout, à mes yeux, solitude de l’enfance et de l’adolescence conduites à se construire contre un père ou un milieu familial toxique. C’est là, à mon sens, que Dagerman est le plus précieux. Quand il fait parler l’enfant ou l’adolescent, impuissants et seuls face à l’alcoolisme d’un père, la dépression d’une mère, la violence des rapports humains des adultes qui l’entourent.
Quelle importance revêt son œuvre aujourd’hui en France ?
La réponse est peut-être contenue dans votre première question puisque vous rappelez, très justement, que je suis « l’un des rares écrivains qui se soient intéressés à l’œuvre et à la vie de Stig Dagerman ». Cela veut dire, malheureusement, que l’on ne peut pas parler d’un engouement des médias et des écrivains français pour Dagerman…
Cela étant dit, combien d’écrivains étrangers, morts depuis soixante-dix ans, bénéficient encore d’un engouement supérieur au sien ? Difficile de juger ce qui relève du cas « Dagerman » de ce qui est propre à une époque, incapable d’ingérer la quantité phénoménale de livres publiés chaque année… et donc devenue indifférente aux chefs-d’œuvre du passé !
La plupart des livres de Dagerman sont disponibles en France et quelquefois dans un format de poche. Des pièces de théâtre continuent à être montées et certains acteurs aiment lire sur scène Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. Contentons-nous de cela ! L’œuvre vit, circule, atteint de nouvelles générations. Beaucoup d’écrivains m’ont dit, au moment de la sortie de mon livre, être ou avoir été des lecteurs admiratifs de Dagerman.
Cela ne touche pas un nombre extraordinaire de personnes mais la littérature ne touche plus, hélas, un nombre extraordinaire de personnes. Et les écrivains étrangers, morts il y a bientôt un trois-quarts de siècle, sont très peu nombreux à connaître une actualité éditoriale et théâtrale. Donc, disons que Dagerman existe aujourd’hui presque autant qu’il est possible qu’une œuvre aussi « ancienne » puisse continuer à exister…
Est-il vrai que Dagerman est beaucoup plus connu en France qu’en Suède. Comment expliquer ce paradoxe ?
Je ne peux guère répondre précisément à cette question, n’ayant pas une connaissance très grande de la Suède et des Suédois. Mais je sais, depuis mon dernier séjour à Stockholm (j’ai travaillé un mois sur place à l’écriture de mon livre grâce à une bourse de l’Institut français) que les gens de plus de cinquante ans ont tous étudié Dagerman au lycée. Les plus jeunes, ne savent pas forcément qui il est ou le rattachent à un monde passé et donc… poussiéreux.
Pour les personnes de plus de cinquante ans, l’œuvre la plus connue parce que, justement, étudiée au lycée est Tuer un enfant… Soit, l’histoire absolument bouleversante d’un homme au volant de sa voiture et d’un enfant, à pied, qui s’apprête à aller chercher du sucre pour sa maman. La nouvelle raconte comment le destin va faire se rencontrer la voiture et l’enfant et provoquer la mort de ce dernier.
On peut comprendre que beaucoup de lycéens suédois n’aient pas eu forcément grande envie de poursuivre plus loin la lecture de cet auteur qui les a possiblement traumatisés… et n’aient pas non plus eu envie de le conseiller à leurs propres enfants…
En France, il faut être honnête et je pense que les chiffres de ventes doivent être assez révélateurs à ce propos…, un seul livre de Dagerman assure, à lui tout seul sa notoriété et peut sûrement être considéré comme un best-seller. Il s’agit, bien sûr, du court texte, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier (Actes Sud, trad. Philippe Bouquet). Au départ, ce n’est qu’un article pour un magazine de la presse féminine.
C’est devenu une sorte de manifeste en faveur d’une implacable lucidité. Voilà un texte qui met à nu l’absolu désespoir de la condition humaine, lorsque celle-ci n’est plus guidée ni par la foi ni par la confiance dans les systèmes politiques. Rajouter à cela qu’il fut écrit quelques mois avant le suicide de son auteur et vous tenez-là un texte chargé d’une incommensurable émotion.
A travers ses œuvres, Dagerman donne à lire et même à voir l’état d’un monde chaotique, dépourvu de liberté, un monde en ruine sur tous les plans. Outre les circonstances politiques, sociales et économiques de l’Europe de l’après-guerre, la littérature scandinave, suédoise comprise, a toujours été associée à la mélancolie et à la dépression. Qu’en est-il de la véracité de ce « cliché » ? n’a- t-il pas impacté la réputation et la diffusion de cette littérature dans les autres coins du globe ?
Les clichés ont toujours un fond de vrai. On dit que les livres, dans le monde oriental, sont écrits au Caire, imprimés à Beyrouth et lus à Bagdad ? Qu’en pensez-vous ? Est-ce un simple cliché, un bris de vérité qui reflète une réalité pas forcément éternelle mais d’une certaine époque ? Quand je pense aux artistes scandinaves, qui sont essentiels pour moi, les premiers noms qui me viennent à l’esprit sont Stig Dagerman, Tarjei Vesass, Torgny Lindgren, Göran Tunström, Jón Kalman Stefánsson, le peintre Edvard Munch, les cinéastes Ingmar Bergman et Joachim Trier…
A LIRE — “Stig Dagerman va plus loin que Camus : il supprime l’espoir”
Et c’est vrai qu’une nappe de mélancolie couvre l’ensemble de leurs chefs-d’œuvres. Mais, je dirais, au moins pour la partie du monde dans laquelle j’habite et pour paraphraser Dagerman, que notre besoin de mélancolie est impossible à rassasier… La mélancolie, je ne parle pas du désespoir, est la compagne de celui qui a renoncé à croire, une sorte d’amie fidèle et bienveillante…
C’est à travers elle que l’homme qui ne croit pas en Dieu (pour reprendre encore une phrase de Dagerman) considère sa condition sur terre, les bonheurs enfuis, l’horloge du temps qui le rapproche de la mort… Pour celui qui possède la foi, peut-être, cette mélancolie est parfois excessive. Cette considération peut-elle expliquer la carte du monde actuelle des lecteurs de Dagerman ?
L’on peut, aujourd’hui, lire Dagerman -non seulement- en français, en italien, en anglais, en hébreu… mais rares sont ses textes accessibles en arabe. Dans quelle mesure la traduction pourrait-elle être à la fois une fenêtre sur d’autres cultures et un indice d’iniquité linguistique ?
D’abord, et pardonnez-moi de mettre encore en avant mon ignorance, mais qu’en est-il des chefs-œuvres des littératures arabe et maghrébine ? Sont-ils tous traduits et accessibles au public suédois ? Au public français ? Je n’ai pas la réponse mais peut-être que ceux qui liront ces lignes la possèdent et leur lecture sera plus riche que la mienne sur cette question de la traduction et de l’iniquité.
Ce que je crois savoir, parce que des gens bilingues me l’ont dit, c’est que l’arabe – et notamment sa poésie – est quasiment impossible à rendre dans nos langues occidentales, je veux dire à restituer dans toute sa subtilité et sa beauté. Il est courant de dire que « traduire, c’est toujours trahir ». Et pourtant, même lorsque nous sommes d’accord avec cette sentence, nous sommes curieux du monde et nous avons besoin, pour construire une conscience qui soit libre, de nourrir notre esprit à d’autres cultures, d’autres pensées…
C’est du moins, là encore, un point de vue occidental ! Il est incontestable que l’accès au plus grand nombre de traductions et donc de livres, participe de mon émancipation. Pour finir sur ma relation avec Dagerman, je crois que la lecture de ses livres a eu une importance essentielle sur ma vie d’homme et d’écrivain. Il est évident que je dois cette rencontre autant à l’auteur suédois qu’à ses traducteurs français ! Alors disons que si traduire, c’est trahir, nous avons besoin de gens capables d’assumer ces trahisons ! Continuez ! Quel bonheur de se savoir lu dans des pays qui ne sont pas les nôtres, par des gens pétris d’autres cultures. Quel bonheur d’être lu à Bagdad !
Un mot libre ?
J’ai cherché dans mes notes une phrase de Dagerman qui pourrait parler à l’humanité entière. Qui a vocation à le faire, au-delà de nos différences, de la dissemblance de nos cultures et de nos vécus. Une phrase pour dire que l’on appartient à une histoire commune. Elle est très simple et très forte. Je vous la livre :
« Je crois que la solidarité, la sympathie et l’amour sont les dernières chemises blanches de l’humanité. » Stig Dagerman, Le destin de l’homme se joue partout et tout le temps.
Crédits image : Auteur inconnu, Domaine public
Paru le 03/09/2004
164 pages
Actes Sud
7,10 €
Paru le 29/09/2008
21 pages
Actes Sud
4,90 €
3 Commentaires
Jacques Lèbre
03/09/2024 à 12:09
Un dossier Stig Dagerman dans la revue "Europe", n° 1129, mai 2023;
TM
04/09/2024 à 09:27
Bravo pour cette interview sur le bon bouquin de Christophe Fourvel. ll existe une bio de l'écrivain, par Georges Ueberschlag (éd. L'Elan/Ginkgo), et deux titres récents de Claude Le Manchec. La presse libertaire française parle régulièrement de Stig Dagerman. Notamment la revue trimestrielle Chroniques noir et rouge (75, avenue de Flandre, 75019 Paris). Comparer SD à Annie Ernaux ? Aïe ! A quand le prix Nobel de littérature à Salman Rushdie, plutôt ?
Pernin
08/09/2024 à 21:17
Une autre très belle proposition autour de Stig Dagerman, créée et produite par Christophe Fourvel à écouter sur le site de France Culture, émission "L'Expérience - Mon ami Stig Dagerman" : https://www.radiofrance.fr/personnes/christophe-fourvel