« Le souvenir révoquait la couleur et le noir et blanc, il ondulait sur un fond plus ou moins gris, de la couleur de la matière du système nerveux central. Un souvenir avait plus à voir avec une pensée qu’avec une image. On regardait une photographie, on pensait un souvenir. »
Avec Jean-Marc Parisis, pas de place pour la mascarade. Il lui semble fondamental de s’inscrire dans une démarche assez inactuelle, guidée par une soif d’absolu et une exigence de netteté, comme s’il était convoqué par l’urgence de dire et d’écrire. L’arborescence de son nouveau texte, inouï, et son esthétisme savant, sortent complètement du lot. Tout est dépeint dans « Prescriptions » avec beaucoup de concision, de profondeur. Impossible de passer outre l’aspect incisif des démonstrations guidées par un sens de l’observation poussée à son paroxysme. Ce nouveau roman fera date. Encore.
Dans « Prescriptions », on retrouve un éclatement du mot, solitaire et multiple propre à René Char dans « Le chant ou danse du langage ». Avec cette ébullition assumée de mots qui chantent et dansent entre eux, Jean-Marc Parisis donne une leçon de littérature. Par l’efficacité de sa trame, et l’agencement de ses épisodes, le roman lié, délié, incarné, habité par des fantômes, est extraordinaire. Coruscant. Son originalité, fort rare. De quoi s’agit-il ?
Pierre Vernier, iconographe au sein du journal « Le Nouveau » voit sa vie menacée en raison de malaises à répétition survenus en extérieur. Au sortir d’une consultation chez un spécialiste, il reçoit deux messages d’ex-petites amies sur son portable. Sont-ce des signes du destin ? Des hasards heureux/malheureux ?
Avec beaucoup de sang-froid, de pudeur, une certaine retenue face à l’éloquence de la déclaration abrupte qui précède, le narrateur s’interroge et, avec une certaine effronterie, prend le temps à rebrousse-poil. La finalité de cette action précise ?
Ne pas surseoir la menace existante de la maladie. Le tour de force de l’écrivain Parisis est de produire à la fois un roman philosophique qui bifurque un temps vers le roman d’espionnage et qui évolue définitivement vers le roman à suspense autour de deux révélations majeures : la première explore une affaire de polaroïd daté accompagné d’un mot qui lui est raccordé et dont le mystère de l’usage qui l’entoure se révèle peu à peu dans un entrelac d’indications, de situations et d’enchevêtrement de détails incroyables.
Vernier plonge dans des mini-enquêtes qu’il esquisse et dessine au fil du récit épiphanique, et où se perdent les Gnossiennes de Satie. Je fus très sensible aux rappels de ces amours de jeunesse, de ses feux d’artifice que furent nos insouciantes années 70/80, de ses souvenirs éperdus que Parisis fait remonter à la surface dans un silence tonitruant.
Comme dans la plupart de ses romans (« Avant, pendant, après », « La recherche de la vérité »), l’auteur insiste sur les rapports spatio-temporels. Qu’il s’agisse de preuves temporelles et matérielles (passé, présent, jour, souvenir, regard) ou de l’espace dans lequel s’éprouvent les descriptions des corps des hommes et des femmes, l’excellente cave aux souvenirs a tout d’une synthèse d’existence et d’une photographie XXL fixée à la mémoire du narrateur.
Surtout, face à la clandestinité de cette maladie secrète, face à cette impression intangible de mener une double vie, le héros Vernier se souvient à la fois des corps vivants, des corps morts, et des corps qui ont muté. C’est une vie en kaléidoscope d’où émergent une rétrospective sentimentale et des dialogues percutants.
Page 112 : « À quel moment précis se levait une aube ou descendait un crépuscule ? À la seconde ou au milliardième de seconde près, c’était impossible à déterminer. L’aube se levait avant l’aube et le crépuscule mordait le jour comme la nuit, au point que naître, c’était toujours voir le jour, même quand on sortait d’un ventre à minuit. Il avait vécu environ vingt mille jours. Et tous ou presque avaient disparu de sa mémoire, en y étant à peine entrés. Il les avait oubliés le soir même ou le lendemain, il ne les avait pas vus passer. »
La seconde démonstration tient à la remise en cause d’un savoir médical et des diagnostics erronés appuyés par une connaissance vaniteuse des logiciels numériques. Toutes les pistes d’investigation portant sur les fausses croyances scientifiques dont on abreuve les patients sont très intéressantes.
Dans sa démarche intellectuelle, Prescriptions fait très fort quant à l’histoire des syndromes qui portent le nom de leurs créateurs, ainsi que sur ce qui en découle : la remise en cause de certains diktats médicaux. (Maladie auto-immune. Le Telstar est un joyau de la technologie IRM). Par cet axiome, il me semble que Jean-Marc Parisis cherche à opposer une résistance à une certaine bien-pensance.
On notera un clin d’œil amical et tendre à Roland Jaccard que j’ai reconnu sans peine. Dans son encart plus sombre, apparaissent aussi des marqueurs « deloniens », des symboles approximatifs, mais très recherchés. D’ailleurs, au petit jeu des coïncidences, n’en est-ce pas une, formidable, que ce livre soit paru trois jours après la mort d’Alain Delon à qui Jean-Marc Parisis a consacré l’un de ses meilleurs livres ?
Aucun reproche à formuler à ce livre dont la lecture fut jubilatoire si ce n’est peut-être ce dernier chapitre quelque peu étrange, où la superposition des états morts et vivants du chat de Schrödinger est racontée de façon très élaborée par une fille de 15 ans.
À moins que le projet du roman Prescriptions de Jean-Marc Parisis soit tout entier contenu dans cette phrase de Valère Novarina. « Nous sommes sur terre pour nous libérer de la stupeur. Rien que par notre parole. Car la parole délivre toute chose de sa présence stupide, renverse la matière de la mort. Celui qui parle, c’est pour renverser les idoles de la mort. »
Très beau roman, à lire de toute urgence.
Page 47 : « La coïncidence de ces événements survenus en l’espace d’une heure le troublait, rien ne les liait, mais tous les concernaient intimement ; c’étaient affaire de corps, de passé, de devenir, de secret. Je pensais aux eccéités, avait-il répondu à Anne sans mentir tout à fait, aucun jour n’est pareil, aucun jour n’a la même couleur, les nuages ne forment jamais les mêmes dessins dans le ciel, quand je pense à tous ces jours que j’ai oubliés alors qu’ils m’embrassaient en me réveillant, quand je pense à tous des jours que je n’ai pas écouté quand ils me parlaient à l’oreille. »
Paru le 21/08/2024
229 pages
Stock
20,00 €
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