Deux ans après Mustapha s’en va-t-en guerre, David Hury, journaliste photographe, continue son travail de mémoire sur sa famille en nous livrant un magnifique roman, Sans nouvelles depuis Drancy, chronique d’une famille juive française pendant la guerre. Propos recueillis par Christian Dorsan.
Trois ans de recherches et de travail lui ont été nécessaires pour retracer le quotidien des Français dans cette période sombre où chacun peut devenir héros ou salaud, ou simplement conforme aux lois de Vichy. L’Histoire racontée à hauteur des histoires humaines, familiales, est un outil indispensable pour comprendre l’occupation.
On suit donc la famille de la grand-mère de l’auteur, fuyant Paris pour la Normandie pensant trouver un refuge contre le nazisme. C’est sans compter sur la défaite de la France puis le régime de Vichy avec ses lois iniques jusqu’aux rafles et déportations.
Le roman s’ouvre sur l’attente d’Andrée qui espère le retour de Maurice, nous sommes en 1945 et elle n’a toujours pas de ses nouvelles depuis son incarcération dans le camp de Drancy.
Rencontre avec l’auteur :
Christian Dorsan : Quelles ont été vos motivations pour continuer ce travail autour de votre famille ?
David Hury : En 2015, quand je me suis réinstallé en France après 18 ans passés au Liban, je suis d’abord tombé sur le personnage de Mustapha, figure énigmatique du côté normando-marocain de ma famille. Il s’est imposé à moi comme personnage de roman, avec ses failles.
Au cours des 3 ans de recherche consacrés à cet homme, je me suis évidemment intéressé à tous les membres de ma famille, dont les plus proches comme ma grand-mère paternelle, mon père et ma tante, qui apparaissaient rapidement dans Mustapha s’en va-t-en guerre. L’histoire de ces personnages secondaires avait elle aussi la force nécessaire pour nourrir un autre roman, lui aussi inspiré de faits réels.
L’une de mes sources principales d’informations, pour les deux romans, est essentielle : ma tante Josette, aujourd’hui âgée de 93 ans mais qui a une mémoire prodigieuse. J’ai passé beaucoup de temps avec elle, à l’enregistrer, à consulter les documents en sa possession… Cela m’est alors apparu comme une évidence : je devais écrire l’histoire de cette famille. Celle de ma grand-mère Andrée, une Normande, et de son mari Maurice, un Juif parisien arrêté par le Gestapo et déporté à Auschwitz. Aujourd’hui, pour moi, la boucle est bouclée.
Vous a-t-on facilité vos recherches ?
Sans fausse modestie, personne n’a facilité mes recherches. En tout, ces deux romans m’ont demandé 7 ans de travail et des centaines de kilomètres parcourus. J’ai épuisé toutes les sources possibles de renseignements : les archives de l’armée, de la police et de la gendarmerie, les fonds comme celui du Mémorial de la Shoah, les journaux d’époque, les archives départementales, la liste est très longue…
Et comme pour toute enquête, le « renseignement humain » a lui aussi pris du temps. J’ai rencontré toutes les personnes que j’ai pu identifier. Pour Sans nouvelles depuis Drancy, les derniers survivants étaient des enfants et des adolescents à l’époque, mais ils ont été de précieuses sources d’informations.
Donc, personne n’a « facilité » mes recherches, mais j’ai eu la chance que les gens s’ouvrent à moi et me racontent leurs histoires. Depuis, certains de mes témoins ont disparu, comme mon père qui est décédé en janvier dernier. Il avait « fêté » ses 9 ans à la prison d’Évreux, suite à son arrestation par le Gestapo en janvier 1944. Juste avant son transfert au camp de transit de Drancy… Ces arrestations – celle de mon grand-père et de ses enfants – et la réaction de ma grand-mère Andrée sont le cœur de mon nouveau roman.
Votre famille n’est pas pratiquante, les enfants ne savent même pas qu’ils sont juifs, ils sont avant tout français et pourtant, ils sont inquiétés par les lois de Vichy.
En réalité, ils ne sont pas juifs ! Selon la loi de Vichy, était « juive » toute personne ayant au moins 3 grands-parents israélites, ce qui n’était pas le cas des enfants du roman. Mais leur père – mon grand-père Maurice – et tous les autres membres de cette famille l’étaient. Pendant la guerre, les Allemands et Vichy appliquaient les lois à la lettre, mais localement, en janvier 1944 par exemple, la Gestapo d’Évreux faisait parfois du zèle et arrêtait aussi des « demi-juifs » parce qu’il fallait remplir les trains en partance pour la Pologne.
Par ailleurs c’est vrai, dans ma famille, les générations précédentes – qu’elles soient catholique ou juive – n’étaient pas pratiquantes. Du côté de mon grand-père, la famille Hury-Beer venait d’Alsace, ils se sentaient laïcs et Français avant tout, depuis la Révolution. Ma grand-mère quant à elle n’avait même pas été baptisée, tout comme ses enfants.
Ce qui, évidemment, a posé un problème inextricable pendant la guerre et l’occupation, suite aux ordonnances allemandes et aux lois des gouvernements français sous Pétain. En y réfléchissant, c’est peut-être aussi pour cela que mon frère et moi avons été baptisés, même si nous ne faisons pas partie d’une famille croyante et pratiquante : pour ne pas réitérer les erreurs du passé.
Entre résistants déclarés et collabos notoires, il y a toute une frange de la population « neutre » dont il faut soit se méfier ou faire confiance. Comment fait-on pour faire la différence ?
Pour mon roman Sans nouvelles depuis Drancy, j’ai mis beaucoup de temps, à force de recoupements, à tisser la toile de fond du tissu social des villages normands que j’évoque. J’ai voulu comprendre qui faisait quoi, qui pensait quoi. Cela a été très difficile, et je n’ai évidemment pas mis certaines choses ou accusations que je n’ai pas pu vérifier.
Je me suis souvent posé la question moi-même : qu’aurais-je fait pendant cette période ? C’est impossible de répondre vraiment à cette question. Certains ont collaboré pour tirer profit de la situation, d’autres pour protéger les leurs. Certains ont résisté – ils étaient rares, et souvent très jeunes ! – de manière très active, ou plus passive. Résister, cela pouvait se limiter à donner un jerrican d’essence à ceux qui en avaient besoin pour mener une mission de la plus haute importance…
Et la majorité, je crois, a courbé l’échine en attendant de voir l’évolution des choses et en affrontant le quotidien qui était très dur, entre restrictions alimentaires et restrictions de libertés. Qu’aurions-nous fait à leur place ? Impossible à dire.
Vivre à la campagne sous l’occupation semble plus facile qu’en ville ? Et pourtant ce n’est pas le cas.
Pendant l’occupation, beaucoup de citadins se sont réfugiés à la campagne. Vivre en milieu rural permettait d’avoir un petit lopin de terre, de braconner, d’être moins dépendants des tickets de rationnement. Donc oui, la vie à la campagne a pu être moins compliquée que la vie à la ville. Sans compter les bombardements – allemands au début, puis alliés – qui ciblaient en particulier les infrastructures (ponts, voies de chemin de fer, etc.) en bordure des grandes agglomérations.
Ma famille – qui habitait à Levallois-Perret – a fait ce choix, en s’installant à 60km de Paris chez mon arrière-grand-père. Si elle était restée en région parisienne, que serait-il arrivé ? Là aussi, impossible à dire. Dans un cas comme dans l’autre, un seul événement a tout changé : le choix forcé d’obéir à la loi française en octobre 1940, et de se déclarer « juifs » à la sous-préfecture des Andelys. Beaucoup l’ont fait – comme mon grand-père et mes arrière-grands-parents –, et ont ainsi alimenté un fichier dans lequel Vichy allait piocher plus tard pour déporter les Juifs français ; d’autres ont misé sur la clandestinité.
Vous sentez-vous dépositaire de l’histoire de votre famille ?
Dans toutes les familles, je crois, certains membres s’intéressent plus que d’autres à l’histoire des générations passées. C’est donc par goût que j’ai creusé, et creusé encore, pour comprendre la psychologie des membres de ma famille. Le fruit de mes recherches, ce sont des dizaines – peut-être des centaines – de fichiers pdf d’archives et des heures d’enregistrement qui ont constitué les pièces de mon puzzle familial. Je dispose d’une masse d’informations gigantesque. Elle est aujourd’hui à la disposition de celles et ceux qui voudront mettre le nez dedans. L’Histoire ne m’appartient pas.
Qu’est-ce que l’Histoire peut nous aider à comprendre du présent ?
En relisant certaines phrases au printemps dernier avant de passer sous presse, une évidence m’a sauté aux yeux : remplacez le mot « juif » par le mot « étranger » ou « musulman », vous verrez ce que ça donne ! L’Histoire des années 30-40 n’est évidemment pas la même que celle d’aujourd’hui, mais la société française a toujours tendance à rejeter la faute sur l’autre, sur l’étranger. C’est un mécanisme de défense contre lequel il faut se battre inlassablement. Et ce combat passe en premier lieu par l’école et l’éducation.
Ce qui est arrivé à cette époque pourrait évidemment se reproduire, sous une autre forme, mais avec la même intentionnalité. Écoutez les discours des tribuns de 2024, regardez le retour en arrière que proposent certaines forces politiques comme le Front national (j’utilise sciemment son nom d’origine malgré son ripolinage, nom qui est lui-même une insulte à la Résistance puisque l’un des réseaux communistes les plus importants pendant la guerre s’appelait ainsi).
Connaître l’Histoire doit permettre de ne pas commettre les mêmes erreurs que nos aînés. Mais les médias généralistes et les réseaux sociaux – que je consomme comme tout le monde – abrutissent les citoyens à longueur de temps, en particulier les plus jeunes. Ça, c’est le plus grand danger à mes yeux. J’ai longtemps été journaliste, et je me reconnais de moins en moins dans la manière de pratiquer ce métier : j’ai donc choisi le roman et la fiction inspirée de faits réels pour transmettre mes idées.
Crédits image : Joëlle Touma
Paru le 29/08/2024
348 pages
Riveneuve éditions
22,00 €
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