Sous ses dehors de thriller, Billy Summers, publié en 2022 par Albin Michel et traduit par Jean Esch, est un roman réflexif. Il est possible d’y lire un art de la composition, et même mieux : la poétique globale de celui qu’on appelle « le maître de l’horreur ».
Le 02/09/2024 à 12:26 par Galien Sarde
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02/09/2024 à 12:26
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Laquelle est d’autant plus visible que Billy Summers, grâce à son héros, mêle à son intrigue un traité de littérature en action. Tueur à gages, Billy se cache en effet derrière d’autres identités pour commettre son ultime meurtre puis pour s’enfuir, dont celle d’un auteur défrayé pour écrire par son agent littéraire. Par là même, par le biais d’allégories plus ou moins poussées, c’est la vision créatrice de Stephen King que l’on voit mise en abyme dans ce roman prenant.
Une hiérarchie limpide ordonne cette vision : le Bien et le Vrai priment le Beau, et de loin. La Bible infiltre le livre, qui « raconte une histoire capable de démonter tous les faux-fuyants et toutes les formes de déni », selon le narrateur. Et Thérèse Raquin accompagne le héros éponyme dans son road-trip chaotique, emblème d’un style tutélaire pour King, créé par Zola dans le cadre du naturalisme pour éclairer les mœurs humaines.
Une évidence : King est l’ennemi déclaré des afféteries littéraires — de ce qu’il juge comme telles, pour le moins. Il les traque sans merci, suivant sa ligne de mire. « Droit au but, c’est ma devise. Pas de baratin », cite un personnage du livre, en arguant d’un auteur qui l’aurait écrite. Car le pouvoir de l’écriture s’apparente à celui d’une arme à feu, nous dit le texte, et que sa fin, comme elle, est de toucher, dans les deux sens du terme.
Tel un tueur à gages, l’écrivain doit tirer dans le mille, ne pas se disperser. Il lui faut écrire vite, au gré d’un récit « semblable à l’eau qui dévale la colline à travers les bois quand la neige fond » — autrement dit, aller au plus direct, au plus naturel possible.
Au préalable, il s’agit de visualiser sa cible : la fin du livre en cours, ses scènes clés, liées organiquement entre elles. En outre, au cours de son travail, l’écrivain doit faire preuve d’inventivité, se montrer ouvert à tous les imprévus. Faire preuve de courage, également, vertu cardinale pour King, étant donné que « [l]' écriture […] est une forme de guerre, qu’on livre contre soi-même. L’histoire, c’est ce qu’on porte, et chaque fois qu’on y ajoute quelque chose, elle devient plus lourde ».
Enfin, toujours à l’image d’un tueur à gages, un romancier est amené à jouer plusieurs rôles, à rentrer dans la peau de plusieurs personnages en vue de les faire vivre aux yeux des autres. Le héros du livre en question jongle ainsi entre quatre identités différentes, dont l’une est celle, au début, du narrateur de son livre, Benjy Compson, clin d’œil à Faulkner.
Pour finir, tel ce dernier et tel Billy, à qui il délègue comme ailleurs son point de vue, King ne croit pas qu’on puisse éclairer l’écriture, « processus mystérieux » qui résiste aux explications humaines, au même titre que ce qui pousse un individu à en tuer un autre de sang-froid, fût-ce pour tout l’argent du monde, et même plus.
Pour être précis, l’esthétique appelée par la vision ciblée sert une éthique, qui sert elle-même un lyrisme romanesque — un soulèvement des sentiments. Car le but est là, en fin de compte : atteindre des gouffres affectifs, des points d’orgue nostalgiques indélébiles. L’amour et l’enfance en forment les vecteurs premiers, avec l’amitié — soit les attachements les plus forts.
Dans Billy Summers, comme dans les autres livres de King, les émois criblent, crus, purs, justes ou déchirants. Cela d’autant plus que la morale le hante, qui divise, selon son héros, le monde en trois catégories inégales : celle des « méchants », celle des « gentils » et celle de ceux qui sont les deux à la fois, un « concept troublant » pour le protagoniste.
Ou encore : celle des bons (des blancs), celles des bad (des noirs) et celle des « gens gris », « qui sont d’accord avec tout le monde » et qui « ne vous feront pas de mal (volontairement du moins), mais [qui] ne vous aideront pas non plus ». Or le dessein du roman, en tant que genre littéraire, est de questionner cette troisième catégorie, ainsi qu’un outil d’approche de la complexité morale, de l’ambivalence qu’elle génère : « La complexité, c’est bon pour les romans, pas pour les reportages », note le héros, tandis qu’une chaîne télévisée commente les faits de son assassinat.
Au cœur du roman, Billy Summers cristallise les échanges entre éthique et lyrisme. Doté d’une honnêteté profonde, viscérale, il incarne la complexité mentionnée à titre de « méchant » qui tue des « méchants », et rien qu’eux, à titre de tueur à gages qui possède des « antécédents glorieux », ayant été un sniper irréprochable lors de la seconde bataille de Falloujah, de sombre mémoire. Dans un monde où règne la violence et le lucre, il manœuvre du mieux qu’il peut — jusqu’à se créer un double imbécile — pour tirer son épingle du jeu, le moins salement possible.
Pour que le roman fasse mouche, il est nécessaire que son héros soit attachant et même mieux : admirable. L’épique rentre alors en ligne de compte. Le lecteur doit pouvoir s’identifier à Billy sans réserve pour que la fin prévue l’émeuve pleinement. Rien ne sera de trop qui prouvera la valeur foncière du héros.
Dans cette optique, King a doté ce dernier d’une enfance terrible, puis d’une adolescence difficile, passée dans un foyer d’accueil convenable. Il les lui fait raconter par lui-même, du reste, à la première personne du singulier, à travers le filtre de « Billy l’Idiot », le rôle joué pour donner le change à ceux qu’il côtoie en tant que tueur à gages, et qu’il renomme « Benjy Compson » pour qu’il devienne le narrateur dont il a besoin. Par là même, ses émois touchent directement le lecteur, sans médiation distincte.
Ce début de vie douloureux trouve son extension quand Billy, qui rejoint les Marines, se voit posté à Falloujah, le temps de deux missions extrêmes. À l’occasion de la seconde, il se comporte en héros lors du carnage annoncé de la « Baraque de Foire », pendant l’opération Phantom Fury, en novembre 2004. Là encore, l’essentiel de cet épisode militaire est narré par le personnage et laisse entendre sa voix qui appelle l’empathie, l’engouement.
Un autre procédé concourt à rendre le héros prestigieux : le personnage d’Alice Maxwell, qui opère comme un amplificateur de Billy, en même temps qu’elle en est un double, un prolongement harmonieux.
Outre qu’elle figure une lectrice idéale, faisant écho par sa sensibilité et son sens moral à la poétique transposée par King dans le récit de Billy, elle s’éprend de lui en dépit de leur écart d’âge flagrant, exhaussant la grandeur de celui qui lui a sauvé la vie après qu’elle eut été droguée puis violée grièvement. Son importance est telle qu’elle ouvre le second pan du roman, qui forme un diptyque.
Par elle, la fin du livre s’envole après l’intervention de la némésis de Billy — à l’instar du refoulé, la morale fait boomerang, Thérèse Raquin l’indique crûment. Le roman trouve sa ligne de fuite bouleversante, entre fiction et réalité. Billy est mort, vive Billy : Alice devient, de fait, écrivaine grâce à lui — symbole de la littérature qui survit à ses auteurs successifs.
Paru le 21/09/2022
550 pages
Albin Michel
24,90 €
Paru le 07/02/2024
722 pages
LGF/Le Livre de Poche
10,90 €
2 Commentaires
Pierre
05/09/2024 à 18:44
Merci pour cette critique si juste et tellement pertinente.
Quand j'ai lu Billy Summers l'été 2023 sa lecture, je me suis dit que King ne prenait plus directement la voie du fantastique mais qu'il se... naturalisait il se "Zolifiait" pour garder la référence à Zola. Mais je n'arrivais pas vraiment à me formuler clairement les chiens qu'il empruntait vous avez éclairé mon chemin merci.
PS il y a quand même une auto référence à Shining... indécrottable Stephen 😉
Galien Sarde
05/09/2024 à 19:18
De rien !