Vinícius de Moraes, principalement connu pour avoir inventé la bossa nova avec son ami Antônio Carlos Jobim, était également poète, un des plus grands du Brésil même. Les éditions Seghers lui rendent hommage avec ce recueil titré Je te demande pardon pour t'aimer tout à coup (trad. Jean-Georges Rueff).
Né en 1913 à Rio de Janeiro, Vinícius de Moraes est entré dans les annales de l'histoire de la culture en co-inventant la bossa nova avec son ami Antônio Carlos Jobim. La magnifique Chega de Saudade, écrite en 1958 par les deux hommes, avec les arrangements du jeune guitariste Jõao Gilberto, est considérée comme le premier titre d'un genre qui bercera les décennies à suivre.
Sa réputation sera définitivement faite dans les années 60 lorsqu'il écrira, toujours avec Jobim, Garota de Ipanema, qui est reprise par le saxophoniste Stan Getz avec la voix d'Astrud Gilberto sous le nom mythique de The Girl from Ipanema. Reprise plus de 300 fois, dont une par Frank Sinatra, la chanson deviendra une des plus légendaire du XXe siècle, irriguant le monde entier de la saudade propre à la culture brésilienne.
À ce moment-là, Vinícius de Moraes a la cinquantaine et n'a signé sa première musique que 10 ans auparavant. Avant cela, il fut à la fois poète et diplomate. On dit qu'il commença à écrire ses premiers poèmes à 7 ans dans le quartier de Botafogo, où il vivait et étudiait. Quelques années plus tard, il s'inscrit à la faculté de droit de Rio et rencontre l'écrivain Otávio de Faria qui l'influence dans sa découverte intellectuelle et culturelle, et le pousse dans sa carrière littéraire.
À partir de 19 ans, il publie ses premiers recueils et se fait rapidement remarquer comme étant un des jeunes poètes brésiliens les plus remarquables du moment. Après un passage à Oxford, il revient au dans son pays au début de la Seconde Guerre mondiale et devient journaliste et critique de cinéma.
Au même moment, et alors qu'il avait dans sa première jeunesse des opinions conservatrices voire aristocratique, il devient un homme de gauche et anti-fasciste convaincu. Ceci se fait notamment sous le compagnonnage de Waldo Frank, écrivain américain, ex-communiste, avec qui il entreprend un voyage à travers le Brésil durant lequel il sera le témoin de la grande pauvreté qui touche certains de ses compatriotes.
Il commence dans la foulée une carrière diplomatique. En tant que vice-consul à Los Angeles, il plonge dans la culture américaine, approfondit sa culture cinématographique, fréquente critiques, acteurs et cinéastes, et s'imprègne de jazz, notamment lors de ses aller-retours à New York et à la Nouvelle-Orléans.
En 1950, de retour pour un temps au Brésil, il redécouvre la vie nocturne carioca. La samba, la MPB (Musique Populaire Brésilienne), puis la bossa nova, donc, prendront à partir de là une place centrale dans sa vie. En 1968, la junte militaire au pouvoir depuis 1964 l'exclut du corps diplomatique, ce qui le pousse à se consacrer pleinement à sa carrière musicale et littéraire qu'il n'a entre-temps jamais abandonnée.
En effet, à ce moment de sa vie, le poetinha (petit poète) comme on l'appelle chez lui, a publié une multitude de recueil qui sont pour certains traduits en France, et en Argentine ou au Chili par son ami Pablo Neruda. Il fut également dramaturge, et signa entre autres Orfeu da Conceição, une transcription moderne du mythe d'Orphée et Eurydice dans les favelas brésiliennes.
C'est d'ailleurs en cherchant à concevoir la musique de cette pièce qu'il rencontra Antônio Carlos Jobim. Orfeu Negro, l'adaptation en film de Orfeu da Conceição par Marcel Camus remporta la palme d'or à Cannes en 1959, et l'Oscar du meilleur film étranger en 1960.
La saudade est un mot portugais intraduisible qui renvoie à un sentiment paradoxal, celui du manque et de l'espoir à la fois, une nostalgie délicieuse comme le définit le Larousse. Pierre Barouh, musicien qui fut un des premiers importateurs de la bossa nova en France, et qui se définissait lui-même comme « le français le plus brésilien de France », traduisait saudade par « manque habité ».
Ce sentiment particulier est né avec la langue portugaise et a trouvé au Brésil un territoire entier où s'exprimer — le pays célèbre tous les 30 janvier le jour de saudade. Au Brésil, la saudade a été sublimée par la musique et, plus particulièrement, par la bossa nova. Et dans la bossa nova, c'est la poésie de Vinícius de Moraes qui résonne derrière chaque note. Car, comme le résume Carlos Alberto Afonso, spécialiste de la bossa nova, « de la même façon que João Gilberto et Tom Jobim ont formulé l'attitude musicale de la bossa nova, Vinícius de Moraes en a formulé l'attitude existentielle ».
Cette attitude existentielle transpire de chaque ver du recueil que propose ici les éditions Seghers, délicieusement titré Je te demande pardon pour t'aimer tout à coup, d'après le début du poème « Tendresse ». Cet ouvrage permet de rappeler ce que fut avant toute chose Vinícius de Moraes : un poète, et de le replacer dans le panthéon de la poésie mondiale du 20e siècle.
Le poetinha y traine sa saudade au fil des mots. Elle traverse la vie nocturne carioca, les rues de Rio, les routes du Brésil, ses relations charnelles et, bien sûr, l'amour — il fut marié 9 fois. Ou, plus précisément, l'absence de l'être aimé auprès de soi, qui se manifeste dans ses textes avec l'intimité et l'intensité d'une présence pure.
Tu es si profondément
Que tu précises les choses, même de la pensée.
La chaise est chaise, et le tableau est tableau
Parce qu'ils participent de toi. Dehors, le jardin
Modeste comme toi toi, flétrit en anthuriums
Ton absence. Les feuilles t'automnent, le gazon te
Veut. Tu es végétale, amie...
Extrait de « Conjugaison de l'absente »
Paru le 05/09/2024
158 pages
Seghers
15,00 €
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