Joe Sacco, pionnier incontournable de la BD de reportage gonzo, a déjà consacré de nombreux ouvrages à la question israélo-palestinienne : une trilogie Palestine (Vertige Graphic), et un album Gaza 1956. En marge de l'histoire (Futuropolis). Les événements du 7 octobre, et surtout la réponse militaire israélienne, l'ont poussé à prendre à nouveau son crayon pour donner sa vision des choses.
De janvier à juillet 2024, il a publié sur The Comics Journal sa chronique des événements, alimentée par ses propres opinions et expériences en la matière. 32 planches aujourd'hui réunies et traduites par Sidonie Van den Dries pour Futuropolis qui les publie pour le marché francophone.
La première est un avant-propos dans lequel le dessinateur commence par évoquer sa « paralysie » en réaction au raid du Hamas en Israël le 7 octobre. Il n'y a plus de politique au moment où l'horreur frappe, plus de camp ni d'argument à s'opposer : « Le nombre de victimes parmi les civils israéliens m'a horrifié, dit-il, et a rendu insignifiants tous les prétextes que j'aurais pu accepter pour justifier la dimension militaire de l'attaque. »
Très vite, l'horreur fut remplacée par rien d'autre que l'horreur, celle de la réplique israélienne cette fois, au point de laisser dans le flou les pensées de Joe Sacco, qui est pourtant un habitué de la question. Il attendra le 26 janvier pour publier ses premiers mots et dessins sur ce qui était en train de se passer.
Par où débuter ? Par rappeler l'impasse dans laquelle se trouve le peuple palestinien face à l'occupation dont il est victime. « Ils devraient prendre exemple sur Gandhi » pensait « il y a longtemps » Joe Sacco. Oui, ils devraient marcher tranquillement, pacifiquement jusqu'à la barrière qui les encercle, et montrer au monde l'exemplarité de leur non-violence pour tourner en ridicule la violente puissance israélienne.
« Joe, ils nous tireront dessus », répliqua un de ses amis à l'expression de cette vision naïve et utopique. En 2018 et 2019, des Gazaouis ont réalisé — plus ou moins — le voeu de Sacco, passant des semaines à manifester contre le blocus devant la barrière fortifiée qui les sépare de la seule démocratie du Moyen-Orient, majoritairement pacifiques — certains d'entre-eux lançaient des pierres, on leur a massivement tiré dessus : environ 200 morts et des milliers de blessés furent faits. « Le monde a baillé et est passé à autre chose », constate Sacco, découragé.
Si telle fut la réponse à une manifestation pacifiste, quelques jets de pierres mis à part, demandant le respect des résolutions de l'ONU, quelle sera celle face aux atrocités du 7 octobre ? La règle de trois de l'horreur donne son résultat au bout de seulement 10 mois de conflit : 40.000 personnes mortes à Gaza, dont 14.100 enfants, et près de 100.000 blessés (chiffres de l'UNICEF).
Pas de ligne rouge, aurait déclaré la Maison-Blanche, Israël semble avoir appliqué la consigne à la lettre. Pour cela, Joe Sacco accuse en partie les « hallucinations » de Joe Biden qui disait les 11 octobre avoir vu, parmi tous les horribles actes avérés du 7 octobre, des images d'enfants décapités par les terroristes. Sa déclaration fut désavouée dès le lendemain par son administration, ce qui ne l'empêcha pas de la répéter le 16 novembre et le 12 décembre, rapporte Sacco. Le journaliste et dessinateur met en avant le « bonus d'atrocités » dont a bénéficié l'armée israélienne du fait de ces fausses informations.
Il dénonce également l'hypocrisie et le double discours du pouvoir américain, qui appuie les actions militaires de Tel-Aviv, mais préfère mettre en lumière les « quelques camions d'aide humanitaire » pour lesquels le président insiste qu'on les laisse passer. « Citez-moi une autre nation aussi impliquée pour soulager la douleur et la souffrance du peuple de Gaza », provoquait John Kirby, porte-parole de la Maison-Blanche. Fournir les armes qui détruisent Gaza tout en revendiquant « le titre de principal bienfaiteur humanitaire », telle est la position des USA, selon Sacco.
Comme souvent avec les intellectuels états-uniens, même les plus critiques d'entre eux, on pourrait reprocher à Joe Sacco son américano-centrisme. C'est la même remarque violente qu'a adressé l'écrivain ukrainien Artem Chapeye a Noam Chomsky, dont il a traduit les textes gratuitement étant plus jeune. Dans les colonnes du dernier numéro de la revue Kometa, l'auteur pointe notamment le fait qu'à chaque fois qu'un penseur « pacifiste privilégié » du style Chomsky parle de l'Ukraine, ce n'est pas par l'Ukraine qu'il débute, ni même par la Russie, mais par les États-Unis — même s'il s'agit de les critiquer.
Mais là où Joe Sacco échappe à cette logique, c'est qu'il ne trouve aucune excuse à l'agresseur — là où dans la situation russo-ukrainienne, certains avancent, regrette Chapeye, que les rapprochements entre l'OTAN et l'Ukraine ont poussé la Russie à agir. Sacco ne présente pas le conflit qu'il traite comme une simple partie d'échecs géopolitiques, mais aussi comme une guerre quotidienne qui affecte directement les corps et les esprits palestiniens.
Pour cela, il fait un détour par son histoire personnelle, et celle de sa mère plus précisément, qui a subit, à Malte pendant la Seconde Guerre mondiale, d'implacables bombardement lui laissant à jamais un souvenir traumatisant, provoquant en elle une réaction immédiate et épidermique lorsque la guerre à Gaza est évoquée lors d'une discussion entre Sacco et sa soeur.
Alors lorsque May Golan, ministre de l’Egalité sociale et de la Promotion du statut des femmes d’Israël, déclare : « Je suis personnellement fière des ruines de Gaza, et de penser que chaque bébé, même dans 80 ans, racontera à ses petits-enfants ce que les Juifs ont fait. », le dessinateur rassure la ministre israélienne : vu ce qui occupe l'esprit de sa mère, son rêve a de bonnes chances de se réaliser.
Même s'il s'en tient aux faits et déclarations qu'il a récolté, le récit de Joe Sacco est nécessairement personnel, sentimental et partisan. Doit-il réellement en être autrement ? La violence de son propos et de ses dessins ne fait que répondre à l'urgence qu'il perçoit dans la situation gazaouis. Sur les planches de Guerre à Gaza, ce sont ses propres cauchemars que le journaliste-dessinateur a posé.
Dans l'une de ces visions d'horreurs, on voit Netanyahu dicter ses volontés à Biden. Le président américain, dans un premier temps, tente de le tempérer en invoquant les cinquante, cinq mille, cinq-cent mille, le million peut-être de justes, enfants compris, qui peuplent Gaza. Avant de se raviser avec ironie « Si tu voyais ta tête bibi ! Je te faisais marcher ! Tiens, au fait, la dernière offrande », conclue-t-il en lui tendant 6 bombes lisses et pointues que Netanyahu fera pleuvoir du ciel de Gaza.
Dans un autre cauchemar, Sacco marche dans une rue américaine, il y voit des gens vivre sous une tente, avec presque rien à manger, sans avenir ni nulle part où se laver ou faire leurs besoins immédiats. Il se rend devant une boîte aux lettres dans laquelle il dépose un chèque au service des impôts. Il pense alors rendre au commun le bien qu'il a reçu en lui vendant ses bandes dessinées.
Mais voilà ses espérances trahies lorsque son enveloppe est directement récupérée par des agents belliqueux de l’Oncle Sam. Ils utilisent son tribut pour financer le fragment manquant d’un obus qui sera largué par Netanyahu lui-même, dès le lendemain matin, sur une famille gazaouie.
Pour finir, Joe Sacco prend l'occident — et les États-Unis en premier lieu — à son propre jeu. Nos idéaux, nos principes, nos valeurs, bafouées en Orient par un gouvernement qu'on présente comme celui de la seule démocratie de la région : « L'Occident est venu mourir à Gaza ».
Mais déjà, rappelle-t-il, la démocratie athénienne était un régime de privilégiés, qui excluait les femmes et reposait sur l'exploitation des esclaves. Et au Vème siècle avant J.-C., la population de Mélos, après avoir refusé de s'allier à Athènes, ne fut-elle pas massacrée, réduite en esclavage et son territoire occupé par des colons ?
L'auteur questionne alors nos sociétés libérales : « La réponse aux discours qui vous déplaisent n'est pas la censure. C'est davantage de discours ! Et la réponse à davantage de discours est une charge de police ». Et ses frontières ensanglantées, rappelant que le mot « démocratie » n'a jamais empêché les atrocités, de la Grèce Antique au Vietnam en passant par le Kenya britannique, l'Algérie française ou la Tasmanie australienne : « Civiliser a toujours été le fardeau par défaut de l'Occident, et le massacre de masse, l'outil le plus brillant de sa boîte ».
Enfin, une question résonne : quelle valeur donner à la démocratie lorsque 39 % des Israéliens estiment que les actions de son armée sur Gaza ont été appropriées, et que 34 % vont jusqu’à dire que tout ça n’est pas allé assez loin.
Paru le 11/09/2024
32 pages
Futuropolis Gallisol Editions
6,90 €
Commenter cet article