Romancier, auteur d’une quinzaine d’ouvrages dont La Fleur qui chante, chroniqué pour Les Ensablés par François Ouellet, André Beucler est un homme aux multiples talents. Il s’intéresse ainsi au cinéma, pour lequel il écrit plusieurs scénarios et même réalise quelques films. Mais Beucler brille aussi dans un tout autre exercice, le journalisme. De par ses contraintes notamment en termes de longueur et de style, l’article de journal s’apparente à l’art de la nouvelle ou du découpage en scènes du cinéma, un art dans lequel Beucler s’épanouit avec une aisance et un brio remarquables. Par Carl Aderhold.
Vu d’Allemagne, reportage 1931-1939, présenté par François Ouellet, regroupe ainsi une quarantaine d’articles de Beucler. Tous ces textes, publiés avant-guerre, ont pour point commun la situation de l’Allemagne des années trente, à un moment particulièrement charnière de son histoire, à savoir la montée du nazisme et son installation au pouvoir.
Le journaliste Beucler, qui collabore avec différents hebdomadaires et quotidiens français, effectue de nombreux séjours outre-Rhin durant cette période. Son analyse précise et fourmillant de nombreux instantanés pris sur le vif en fait un témoin particulièrement intéressant. Il est en quelque sorte au premier rang pour assister à l’émergence du nazisme et à la manière dont Hitler peu à peu transforme en profondeur la société.
Beucler est loin d’être le seul à alerter l’opinion française des dangers du nazisme. Contrairement à une légende tenace, plusieurs écrivains et intellectuels français ont fait le voyage en Allemagne pour voir de plus près le nouveau régime qui se met en place en Allemagne. Le journaliste Georges Jouve ou bien encore l’écrivain Jacques Decour pour ne citer qu’eux ont aussi laissé des témoignages sur la catastrophe en germe.
Par rapport à ces ouvrages, ce qui fait l’originalité de Beucler est double. D’une part une présence régulière et continue en Allemagne tout au long des années trente qui lui permet d’avoir une connaissance intime du pays et d’autre part la qualité littéraire de ses articles. On retrouve en effet dans ses papiers ce qui fait le charme et l’attrait de ses romans. Une capacité à saisir l’anecdote, le détail, le personnage en quelques mots, comme dans sa description de la noblesse allemande après-guerre, teintée d’une ironie discrète.
Et un sens de la mise en scène. Le bal des poisses à Berlin est un modèle du genre. Beucler se rend à la fête organisée par la fédération des voleurs de la capitale allemande, en février 1933.
« Deux orchestres faisaient danser la voyoucratie. Ceux qui ne savaient pas mettre un pied devant l’autre restaient assis et gardaient les bannières, car chaque groupe a son enseigne ou son étendard orné d’inscriptions hardies et d’agréments ridicules. »
Les voleurs organisent même un loto dont le gagnant repart avec « une corbeille contenant un faisan, un fromage de Roquefort, des œufs durs, une boîte de harengs “Bismarck”, une assiette de petits fours et sept bouteilles de vermouth italien ».
Il y a un véritable plaisir à lire ses chroniques qui le conduisent dans différents milieux, depuis les ouvriers des chantiers navals de Hambourg jusqu’aux hautes sphères de l’appareil nazi en passant par la bourgeoisie de Dantzig ou les SA… Une véritable radioscopie de la société allemande pour tenter de saisir la nature profonde de « l’homo nazicus ».
Il établit ainsi un portrait sans concession de cette Allemagne cédant aux charmes d’Hitler. Dès octobre 1933, dans un article paru dans Le Petit Parisien, il esquisse une analyse du succès du futur Führer.
« On votait à tort et à travers, car on ne sait pas, en Allemagne, ce que c’est qu’une idée personnelle […]. Un beau jour, les citoyens allemands, gens de brasserie, employés des postes, instituteurs, crémiers, médecins de campagne entendirent parler d’un nommé Hitler qui promettait du travail, de l’ordre, de l’orgueil et de l’autorité : tout ce qui est nécessaire à un Allemand. Peu à peu, les chômeurs, les gymnastes, les notaires et leurs clercs, les petits patrons et les dactylos, les hommes de la rue devinrent hitlériens. »
En quelques traits, Beucler dessine la mise en place de l’univers nazi, pointe le ralliement à l’idéologie hitlérienne des classes moyennes, touchées par la crise économique.
Surtout plus qu’aucun autre, il a su alerter sur le réarmement de l’Allemagne, malgré les dénégations officielles des autorités nazies. Il n’a eu de cesse de souligner leurs mensonges en la matière, apportant les preuves de la mise en place de la machine de guerre hitlérienne, telles que la mobilisation d’une grande partie de la jeunesse via les groupes paramilitaires ou bien encore l’organisation de l’industrie d’armement...
La plupart de ses articles à partir de 1934 tournent autour de ce sujet. Tout est vu sous le prisme de la militarisation progressive de la société. L’exclusion, les lois raciales, les premiers camps de concentration passent au second plan dans son analyse, car il est avant tout un journaliste français qui tente d’alerter son gouvernement des dangers d’une puissance militaire allemande renaissante.
Ce prisme fait à la fois la force et la limite de la vision de Beucler. L’Allemagne est pour lui, même du temps de Weimar une menace pour la France qu’il faut sans cesse étudier, mesurer, surveiller. Ce qu’il voit dans le nazisme, ce n’est pas tant la nature profonde, raciale et exterminatrice de son idéologie, que sa capacité grandissante de nuisance envers la France.
En ce sens, Beucler se situe dans la tradition de pensée classique de la droite nationaliste française, qui voit dans l’Allemagne l’ennemi historique de la France et se méfie comme de la peste du pangermanisme.
Ce n’est pas un hasard qu’il écrive dans les journaux représentants cette ligne de pensée. Mis à part Marianne, hebdomadaire de gauche qui constitue une exception à l’époque en ouvrant ses colonnes aux intellectuels de tous bords dans l’espoir de créer un véritable lieu de débat, les autres magazines et journaux avec lesquels travaille Beucler sont tous de droite, voire d’extrême-droite : l’Intransigeant, le Petit Parisien, Candide…
Nombre de ses articles véhiculent la vision classique de l’Allemand incapable d’opinions personnelles, obligé de se fondre dans le collectif, sensible plus que tout au prestige de l’uniforme… Ce sont-là les caractéristiques que les nationalistes français prêtent volontiers à leurs voisins d’outre-Rhin, y voyant la cause du pangermanisme.
Les premiers articles de ce recueil sont à cet égard particulièrement intéressants. Ils ont été écrits durant la République de Weimar. Leurs thèmes portent essentiellement sur les mœurs. Beucler y apparaît ici comme un moraliste mettant en avant les turpitudes allemandes. Défenseur d’une morale bourgeoise traditionnelle, il s’en prend notamment à l’Institut für Sexualwissenschaft (institut de sexologie) fondé en 1919 par Magnus Hirschfeld, ce médecin allemand qui fut l’un des premiers à défendre les droits des homosexuels, en voulant la dépénaliser et en ne la considérant pas comme une maladie.
Beucler ne manque pas de railler les méthodes d’Hirschfeld, dressant de lui le portrait d’un charlatan, mais surtout, en véhiculant les clichés habituels sur les « invertis », il reprend à son compte l’accusation habituelle des nationalistes français qui associent homosexuels et allemands pour souligner la perversité de ce peuple.
« Comment s’étonner après qu’il y ait en Allemagne un million d’invertis environ et qu’à Berlin seulement, d’après les déclarations des docteurs de l’Institut, on soit arrivé à dénombrer plus de vingt mille ménages exclusivement féminins et près de quatre mille citoyens portant robes, jarretières et talons Louis XV ? »
Rappelons que dès le mois de mai 1933, les nazis détruisirent et pillèrent l’Institut de sexologie perçu comme un des « déchets intellectuels du passé ». De la même manière, Beucler se fait le chroniqueur caustique des Berlinoises revendiquant l’égalité sexuelle et la même liberté que les hommes.
C’est sans doute ce qui fait l’intérêt de ce recueil. L’acuité de son avertissement sur les dangers pour la France de l’arrivée au pouvoir d’Hitler est contrebalancée par son prisme ancien pour en saisir l’originalité. Entre clairvoyance et cécité, cet ouvrage porté par sa qualité littéraire est tout autant un portrait de l’Allemagne des années trente que celui des milieux de la droite nationaliste française, impuissants à saisir la spécificité nazie, une impuissance qui se révélera tragique au moment où la guerre éclatera en 1939.
Paru le 05/10/2023
434 pages
La Thébaïde
25,00 €
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