Carlos Diaz Dufoo est invisible, à peine un portrait stylisé en clair-obscur, d'où se démarquent des lunettes bien rondes, un gros front et un air pensif et goguenard. Le Méxicain, suicidé à l'âge de 43 ans le 30 avril 1932, n'a publié qu'un ouvrage de son vivant, pas bien épais, Épigrammes. Pas un grand bavard le Dufoo, rien que de la forme brève, et une manière de cultiver l'ambiguïté.
Le 23/08/2024 à 18:25 par Hocine Bouhadjera
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23/08/2024 à 18:25
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Ce qu'on sait de ce fils d'un écrivain, dramaturge, journaliste et économiste, qui portait le même nom que lui ? Un diplôme en droit à l'École Libre de Droit de Mexico, quelques années à officier pour la compagnie pétrolière El Águila de Tampico, puis dans le cabinet d'avocats Gancino y Riba, à Mexico. Un mariage dans les années 1920, et enfin l'enseignement de l'histoire ancienne et la philosophie, à l'École Nationale Préparatoire et à la Faculté de Droit. Une lente bifurcation de la rigueur du droit aux fantasmagoriques rivages de Délos.
Il n'a jamais mis les pieds en Europe en revanche, et n'a jamais été associé à un groupe littéraire ni impliqué dans aucun projet culturel qui fit date. Il aurait volontiers repris cette punchline de Groucho Marx : « Jamais je ne voudrais faire partie d'un club qui accepterait de m'avoir pour membre. » Seules exceptions néanmoins : sa contribution à la fondation de La Nave en 1914, et sa collaboration avec diverses revues de l'époque, comme Contemporáneos et México Moderno.
Quelques essais, poèmes, dialogues et textes dramatiques, mais surtout la publication d'Epigramas en 1927, qui lui a valu les compliments de ses amis Alfonso Reyes et Julio Torri, peu connus dans nos contrées. L'Espagnol Enrique Vila-Matas, plus identifiable, est formel : « Un génie des lettres mexicaines. » Comme le nom du recueil l'indique, il ne s'agit de lancer des vérités universelles de manière sentencieuse, mais de se placer du côté des satyres, qui protègent leurs secrets derrière la provocation.
On se marre pas non plus en lisant ses aphorismes, dialogues et autres micro-récits et pensées, ça philosophe chez « l'aphoriste inconnu ».
Voici 22 épigrammes pour s'en faire une idée. Et pour tous les découvrir, il faudra se rendre en librairie, acquérir l'édition bilingue d'Allia, qui paraît aujourd'hui, dans une traduction d'Antonio Werli.
1. Le naïf. L'art, c'est pleurer à douces larmes.
2. Pris d'un désespoir tragique, il arrachait, brutalement, les cheveux de sa perruque.
3. Il lit avec une sage lenteur, une indignation dionysiaque, une âme prosélyte et un esprit ennemi. Il lit sans cesse en quête d'un complément à sa vie et pour prolonger en elle ses lectures.
4. La raison l'abandonne quand il doit penser.
5. Il commença une fois, puis commença à nouveau. Il commença encore, il commença à mille occasions, il commença toujours. Quand d'autres arrivaient, lui commençait. Il n'arriva jamais. - Continuer n'est pas la conséquence de commencer. Continuer est une perspective humaine forcée. On commence en soi, on continue au-dehors.
6. L'incohérence n'est qu'un défaut pour les esprits qui ne savent sauter. Naturellement, seuls peuvent la pratiquer les esprits qui savent sauter.
7. FACE À LA MER
Excuse de la vie : la monotonie du mouvement empêche le suicide.
8. Il vit dans une inquiétude et une attente perpétuelle, ardemment, des choses qui n'arriveront jamais. Des paysages sans perspective, des essais fugaces et des rythmes brisés peuplent son esprit. Il n'atteindra jamais la maturité ni la sérénité, car c'est un homme naïf qui n'a pas su faire le choix d'un chemin, qui traite la volonté comme une contemplation, qui respecte par trop son moi, qui ignore que l'esprit vit la mort de l'esprit.
9. Il marche sans repos. Ses pieds saignent. Les vents ouvrent des sillons dans ses chairs flétries. Il cherche son pays, où il n'a jamais été.
10. - On mesure les hommes à leurs œuvres.
- Aucune œuvre ne renferme plus que la suggestion d'un homme. Une œuvre est une approximation lointaine de l'impulsion créatrice. D'ailleurs, il est des œuvres où l'auteur n'intervient pas.
- Si la volonté n'est pas la mesure humaine, à quoi peut-on mesurer l'homme ?
- Mesurer est une chose sociale, non une chose humaine. Les mathématiques ont pour objet une équation sociale. On ne pourra jamais expliquer avec elles un acte personnel. L'équation de l'humain est a égale a, sans substitution possible. Et ne pas substituer est la négation des mathématiques.
- Sans la volonté, comment expliquerait-on l'humanité ?
- Avec la pensée, avec la sensation et même avec la non pensée et avec la non sensation. La philosophie a connu toutes ces réductions et d'autres encore.
- La philosophie n'est-elle pas une nécessité ?
- La philosophie n'est autre qu'un désir.
11. Docte optimiste, docte du petit savoir, docte d'un monde sans musique, docte d'un monde sans orage.
12. LE MONDE EXTÉRIEUR
Une explication : certains états de conscience, c'est moi qui les produit; d'autres sont produits par d'autres choses.
13. On lui a interdit une vocation à une époque où on les a toutes. On a exigé de lui une vocation à une époque où on n'en a aucune.
14. UN PAYS.
Le dessein occulte d'une âme collective. Mouvements mécaniques, selon un plan anonyme et fatal. Émotions artificielles, coupées grossièrement. Valeurs humaines désolées qu'une génération privée de sens transmet à une autre génération privée de sens. Une scolastique d'idées communes, que le hasard combine, de jugements élimés et d'affirmations truculentes. Vanités minuscules et suffisances lilliputiennes.
15. Le ciel et l'enfer sont des concepts féminins. Le purgatoire est un concept masculin.
16. Il voulut être d'une seule pièce, sans concessions, refuges, limitations ni duperies. Il résista aux tentations les plus suggestives pour y parvenir. Il ferma les yeux aux milliers d'avantages d'une vie congruente. Il préféra ne pas être totalement qu'être morcelé. Il poursuivait l'impossibilité de combler, avec une volonté d'homme, une âme de femme.
17. S'accommoder, c'est à la fois triompher et périr.
18. La nécessité ne consiste pas dans le fait d'être, mais de ne pouvoir être quelque chose.
19. LE MAUVAIS LECTEUR
Il lisait sans buts, selon l'attitude humaine normale devant les concepts et devant les images, sans comprendre complètement les premiers ni finir de comprendre entièrement les secondes. Il comprenait mal. Il comprenait parfois. Il ne comprenait pas la plupart du temps. C'était un lecteur commun.
20. Le bien chez les hommes est affaire de métaphysique; chez les femmes, c'est affaire de morale.
21. - J'ai vendu mon âme pour un grand amour.
- J'ai vendu mon âme pour une attitude irréprochable.
- J'ai vendu mon âme pour ne pas être ce que les autres étaient.
- J'ai vendu mon âme pour ne pas savoir que j'avais une âme.
- J'ai vendu mon âme pour savoir si j'avais une âme.
22. ÉPITAPHE
Étranger, je n'ai pas eu un nom glorieux. Mes aïeux n'ont pas combattu à Troie. Peut-être ont-ils vendu aux vignerons, dans les demos rustiques de l'Attique, au cours des fêtes dionysiaques, des lampes à bec court, noires et brillantes, et, peints de lie de vin, ont-ils suivi dans la ferveur la procession d'Éleuthère, fils de Sémélé.
Ma voix n'a pas résonné dans l'assemblée pour déterminer les destins de la république, ni dans les symposia pour créer des mondes nouveaux et subtiles. Mes actions ont été obscures et mes paroles insignifiantes. Imite-moi, fuis Mnémosyne, ennemi des hommes, et tandis que la feuille tombe, tu vivras la vie des dieux.
Paru le 23/08/2024
128 pages
Editions Allia
7,00 €
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