Les philosophes grecs anciens étaient passés maîtres dans la manipulation du langage – donc la création de paradoxes. Ces jeux de l'esprit avaient plusieurs fonctions : affiner les compétences dialectiques, démontrer l'inéptie d'un raisonnement ou au contraire, procéder à de véritables réflexions... philosophiques. Mais qui reculerait devant un bon mot ?
Le 17/08/2024 à 12:44 par Victor De Sepausy
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Publié le :
17/08/2024 à 12:44
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Certains paradoxes étaient tellement déstabilisants qu’ils en devenaient "mortels". Par exemple, l'épitaphe de Philetas de Cos raconte qu’il est mort, torturé par le "paradoxe du menteur". Et selon un biographe, Diodore Cronos se serait suicidé en 284 avant J.-C., après avoir échoué à résoudre un paradoxe que lui avait soumis son confrère Stilpon de Mégare.
Ces histoires sont sans doute un peu exagérées, mais elles soulignent une vérité agaçante à propos des paradoxes : il n'existe pas de solution simple et évidente. Parfois, il n'y a tout simplement pas de bonne solution. Et parfois, il y en a trop. Les paradoxes mettent en lumière des bogues ou des erreurs conceptuelles. Savoir comment corriger ces bogues, ou même s'ils peuvent être corrigés, est rarement évident.
Voici quelques exemples, repris par The Conversation, et enrichis par nos soins, pour se faire plaisir durant l'été.
"Tous les Crétois sont des menteurs", affirme un Crétois. Dois-je alors croire cette déclaration ? Si je le fais, il ment, donc tous les Crétois ne sont pas des menteurs. Mais s’il dit la vérité, alors il est lui-même un menteur, et sa déclaration est donc fausse ! Ce paradoxe, une variante du paradoxe du menteur, nous rappelle qu'il faut se méfier des généralisations, surtout quand elles viennent de quelqu'un impliqué dans la situation. Moralité : méfiez-vous des Crétois portant des cadeaux, et des crétois parlant des Crétois !
En bref, il y a de bonnes raisons de dire à la fois que la phrase est vraie et qu'elle est fausse. Pourtant, de même qu'une porte doit être ouverte ou fermée, une phrase ne peut dire une chose et son contraire ? Ce paradoxe a été inventé par le philosophe Eubulide de Milet, célèbre pour ses paradoxes, au IVe siècle avant J.-C. Sa formulation originale a été perdue, et ce que je vous propose ici est une reconstitution.
Le paradoxe du menteur nous éloigne des notions quotidiennes comme la vérité, le mensonge et le langage autoréférentiel. Mais il remet également en question l'idée, présupposée par le dialogue philosophique, selon laquelle chaque question peut être répondue par "oui" ou par "non". Il semble en effet que certaines questions méritent à la fois un "oui" et un "non".
Certains philosophes en ont conclu que "oui" et "non" sont tous deux de bonnes réponses à la question "la phrase du menteur est-elle vraie ?". Ils appellent cela une "surcharge" de bonnes réponses. Pour appliquer ce paradoxe à votre vie, lorsque vous posez ou répondez à des questions, demandez-vous : y a-t-il plus d'une bonne réponse ?
Avez-vous perdu vos cornes ? Si vous répondez "oui", vous deviez donc avoir des cornes que vous avez maintenant perdues. Si vous dites "non", alors vous avez des cornes que vous n'avez pas perdues. Quelle que soit votre réponse, vous semblez suggérer que vous aviez des cornes – ce qui est manifestement faux.
Les questions sont un élément clé de la philosophie. Mais elles sont également essentielles pour obtenir des informations d'autres personnes. Le paradoxe du menteur montre que certaines questions ont plus d'une bonne réponse. Le paradoxe des cornes met en lumière un autre problème : les questions ont des présupposés.
Si je vous demande "avez-vous arrêté de manger de la viande ?", je présuppose que vous ne mangez plus de viande, mais que vous en mangiez auparavant. Ces questions semblent appeler une réponse par "oui" ou "non", mais en réalité, il y a un piège, car nous pourrions rejeter le présupposé.
Lorsque vous posez ou recevez des questions, commencez par vous demander : qu'est-ce qui est présupposé ici ?
Voici 10 000 grains de sable. Est-ce que j’ai un tas ? Oui, bien sûr. J’enlève un grain, donc maintenant j’ai 9 999 grains. Est-ce que j’ai toujours un tas ? Oui. J’enlève encore un grain, donc j’en ai 9 998. Est-ce que j’ai toujours un tas ? Oui.
Perdre un seul grain n'affecte pas le fait d'avoir un tas. Mais si l'on répète cela 9 997 fois de plus, il ne reste qu'un seul grain. Cela devrait toujours être un tas, mais bien sûr, ce n’en est plus un. Vous pourriez argumenter à la fois que ce seul grain est un tas, et qu'il ne l'est pas. Mais rien ne peut être à la fois un tas et ne pas l'être.
Un autre des grands succès d'Eubulide, le paradoxe du sorite (le "tas"), utilise un tas comme exemple. Mais il accumule aussi question sur question.
Ce paradoxe nous met au défi car certains concepts ont des limites floues. Lorsque nous insérons ces concepts flous dans un dialogue de questions-réponses, il y a des réponses claires au début et à la fin de la séquence. Dix mille grains forment clairement un tas, et un grain clairement non. Mais il n'y a pas de réponses claires dans une certaine zone intermédiaire.
Dans cette course mythique, Achille, le héros grec, défie une tortue. Étant magnanime, Achille donne une avance à la tortue. Mais chaque fois qu'Achille atteint l'endroit où se trouvait la tortue, celle-ci a avancé un peu plus. Ainsi, selon ce raisonnement, Achille ne rattrapera jamais la tortue. Bien sûr, nous savons qu’Achille la dépasse sans problème.
Ce paradoxe nous enseigne que parfois, la logique semble jouer des tours à notre bon sens. Alors, la prochaine fois que vous courez après quelque chose (ou quelqu’un), ne vous inquiétez pas trop des détails mathématiques !
Imaginons un navire. Si, au fil du temps, chaque planche de ce navire est remplacée par une nouvelle planche, est-ce toujours le même navire ? Et si l’on reconstruisait un autre navire avec les vieilles planches, lequel des deux est le véritable navire de Thésée ? Ce paradoxe pose la question de l'identité et du changement.
En d’autres termes, si vous changez de coiffure, de vêtements et même de style de vie, restez-vous toujours vous-même ? Et si oui, quelle version est la vraie ? Rappelons par ailleurs que la maison d'édition italienne La Nave di Teseo a justement pris pour nom ce paradoxe, à l'initiative d'Umberto Eco qui avait participé à sa fondation. Cette référence directe à Plutarque et ses Vies parallèles, Thésée, 23,1, devait marquer l'identité de la structure, composée de passé et de devenir.
À LIRE - Italie : une maison d'édition portée par Umberto Eco et Elisabetta Sgarbi
« L’image et le symbole, c’est signé Umberto Eco », nous assurait Jean-Claude Fasquelle, ancien directeur général des éditions Grasset-Fasquelle. Avec son épouse, il comptait parmi les financeurs de cette nouvelle société.
Pour autant, la prochaine fois que vous êtes confronté à un dilemme philosophique ou à une question délicate, souvenez-vous de ces anciens Grecs qui, bien que perplexes, n'ont jamais manqué de sens de l'humour.
Crédits photo : DALL•E
4 Commentaires
jujube
17/08/2024 à 21:07
Bravo! C'est très amusant et souvent loufoque. Sacré Grecs, tout de même!
Marie
19/08/2024 à 08:49
Drôlissime, merci!
Marcus
20/08/2024 à 17:53
Transcrire une pensée avec des mots n’est pas toujours évident (...les mots me manquent...) . D’autre part, et c’est le cas ici, les mots sont capables de brouiller les pensées. Ici le fond de la réflexion est ludique, on est amusé par la petite tortue de l’esprit .
Mais méfions-nous : certains savent très bien utiliser les mots pour entortiller nos pensées; je pense aux politiques, aux gourous de tout poil, aux grands pontes des marchés à l'origine de krach boursiers ... créer l’ébullition dans nos crânes est leur lot quotidien... et c’est nettement moins ludique . Soyez sur vos gardes.
Logan Lebars
29/08/2024 à 19:41
Yann Moix est-il plus lyrique que Platon ? Si vous répondez à cette question, le monde risque de changer à jamais. Piège ?