On célèbre cette année les 100 ans du Premier Manifeste du Surréalisme, mais qui connaît ce petit ouvrage de 1916, Le Dessin Automatique, publié six ans plus tôt ? Il est signé d’un certain Austin Osman Spare, un drôle de zig au talent monstr(ueux)…
Le 14/08/2024 à 18:15 par Hocine Bouhadjera
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« Mais les explorateurs des choses infinies et merveilleuses relevant du plus profond de l'âme - ce qui existe avant l'apparition de la pensée , bien qu'ils soient peu, il est plus important de les connaître; ce sont des créateurs d'images, des êtres à la recherche de Dieu. » - A.O.S.
Austin Osman Spare n’est pas une figure commune, mais il est quasi inconnu en France. C’est un peu de sa faute, à vivre en reclus une grande partie de sa vie, c’est aussi celle du pays de Descartes, à aimer rire des gens comme lui : qui se prennent pour des magiciens... Alan Moore, John Zorn, Grant Morrison ou John Balance du groupe Coil se revendiquent du peintre mystique et virtuose, en revanche, même si on reste, avec ces derniers, dans la catégorie des bizarroïdes, c’est certain…
Au départ, plutôt de quoi s’émerveiller, quel que soit le climat de sa sensibilité : celui qui naît le 30 décembre 1886 est repéré dès 18 ans par la Royal Academy de Londres, qui l’intègre dans son exposition annuelle. Ce fils de populo se distingue rapidement par la virtuosité de son trait, la largesse de sa palette technique. À 21 ans, il expose ses dessins à la Bruton Gallery de Londres.
Il se passionne en parallèle très tôt pour l’occultisme, recherche qui nourrira son art jusqu’au bout. À côté de sa pratique académique, il se passionne pour l’automatisme et les strates subconscient, avant André Breton et sa clique, sans rien inventer par ailleurs. Le dessinateur a aussi écrit, ce dont rend compte le second volume de ses Oeuvres, traduit par le spécialiste d'Aleister Crowley et de quelques autres de cet acabit, Philippe Pissier, et porté par le sacerdotal Vincent Capes des éditions Anima (le premier tome est en rupture de stock). Son ”ésotérisme” a résolument intégré les théories psychanalytiques nouvelles, elles en sont même le sel.
Il a apporté sa propre technique à ce monde des occultistes, « la sigillisation », appuyée sur les « sigils » - symboles dessinés ou inscrits, utilisés en magie pour représenter et manifester des intentions ou des désirs spécifiques - détachés des entités surnaturelles pour les ancrer dans le concept d’inconscient. Il transformait une intention en un glyphe unique, pour insérer un désir directement dans l'inconscient. Des héritiers comme le proche de William Burroughs, Brion Gysin, reprendront sa technique, à leur sauce.
Vous appréhendez à présent un peu mieux le profil de l’Anglais, aussi profondément marqué par la Première Guerre mondiale, où il sert comme médecin sur le front. Rejetant de plus en plus les conventions sociales et artistiques, et face à l’échec de son mariage comme celui de son magazine, The Golden Hind, l’anarchiste dans l'âme retourne dans un quartier populaire de Londres à partir des années 20. Il vit alors - comme il l'a dit à une amie -, tel « un porc parmi les porcs ». Fini le « Chouchou de Mayfair » des jeunes années. Des œuvres plus classiques servent à subvenir à ses besoins, en parallèle de ses recherches occultes. Il s'adonne au portrait de célébrités comme Judy Garland ou Bette Davis, initiant un style anamorphosé qui préfigure le Pop Art.
Petite anecdote : selon son biographe Phil Baker, la peinture Self Portrait As Hitler de Spare, datée de 1936, aurait incité Adolf Hitler à demander un portrait par l'artiste. L’Anglais refusa, repoussant le dictateur avec les mots : « Si tu es le surhomme, laisse-moi être à jamais un animal. » Quand son atelier à domicile fut bombardé en 1941, Austin Osman Spare y vit une « revanche de Hitler ». Devenu veuf, il déménagea dans le quartier de Brixton, où il s'occupa d'un groupe de chats errants, et vécut grâce à des dons de nourriture, jusqu'à sa mort en 1956…
Ce second tome - une bien belle édition, richement illustrée -, réunit son texte de 1916 sur Le Dessin automatique et quatre livres publiés dans l’après-guerre : un texte d’initiation magique Le Foyer de la Vie (1921) et le furieux Anathème de Zos (1927), et deux ouvrages entièrement faits d'illustrations : Le Livre de l'Extase Hideuse et La Vallée de la Peur, de 1924.
Trois ans avant Les Champs magnétiques d’André Breton et Philippe Soupault, et six avant le Premier Manifeste du Surréalisme, où l'écriture automatique est méthode révolutionnaire pour exploiter l'inconscient dans le processus créatif, Austin Osman Spare souffle : « Renonce à ta propre volonté afin que la loi de Dieu puisse t'habiter. » En d’autres termes, dessine sans l'intervention de la critique consciente, sans aucun contrôle exercé par la raison et en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.
Le Londonien, comme Breton, voit un moyen puissant de libérer l'esprit des contraintes traditionnelles de la pensée logique et des normes sociales, de quoi faire remonter des désirs ou souhaits latents.
Pratiquement, ce que tout le monde peut expérimenter, le « griffonnage automatique, fait de lignes s'entrelaçant et s'entortillant », qui « permet au germe d'une idée dans le conscient de s'exprimer, ou d'au moins se suggérer d'elle-même à la conscience ». Et de développer, dans son style tortillant comme certains de ses dessins : « De cette masse de formes procréatrices, pleines de fausseté, un faible embryon d'idée peut être choisi et travaillé par l'artiste jusqu'à pleine expansion, sa pleine puissance. Par ce moyen, l'on peut s'aventurer dans les plus grandes profondeurs de la mémoire et l'on peut puiser aux sources de l'instinct. »
L’art devient alors, toujours selon l’Anglais, « par l'illuminisme ou puissance extatique, une activité fonctionnelle exprimant en langage symbolique l'inaltéré désir de la joie - la conscience de la Mère de toutes choses - pas de l'expérience ». Dans ce texte, comme dans les autres du volume, Austin Osman Spare s’inscrit dans plusieurs traditions mystiques, avec un langage de sa modernité. Une étude universitaire permettrait de les mettre toutes au jour, de la kabbale au tantrisme, en passant par l’hermétisme.
Le Foyer de la Vie expose les métamorphoses d’un certain Aãos (rien à voir avec l’American Academy of Orthopaedic Surgeons), avec dans le désordre mort, renaissance, mariage terrestre, puis céleste, calcination, et tutti quanti… « Aucun retour en arrière. » Notre ermite alchimiste au XXe siècle, avec le papier comme creuset et la mine de plomb comme métal, et des extases pour compagnie : « Au-delà du temps, il est une sensation comme si l'on s'éveillait de la plus lointaine possibilité d'existence des rêves fous que nous nommons réalité; des stupidités que nous nommons volonté. »
L'alchimie médiévale plaçait la matière au cœur de ses pratiques, l’époque moderne introduisit une démarche philosophique en dissociant l'acte d’un “sens” ; à l'ère psychanalytique d’Austin Osman Spare, la magie est dans la tête. Et ce n'est pas pour cela que ça « ne marche pas »; c'est pour cela que ça marche, au contraire.
Phil Baker partage dans une introduction à cette édition : « En dépit de son apparente difficulté, au centre de l'écriture de Spare réside une idée simple et radicale : vous-même êtes déjà tout. Spare avait déjà compris la vaste plénitude que nous avons en nous, le royaume des mystiques. "Un mystique", écrivit-il vers la fin de sa vie, "est quelqu'un qui découvre de lui-même plus que ce qu'il peut énoncer." » On retrouve l’idée portée par la plus importante source ésotérique occidentale, Platon, qui affirmait que l’âme contenait toute la connaissance universelle, tout le temps et tout l’espace. Carl Jung voit dans la notion d’inconscient un synonyme de cette âme. Entre les deux, une longue tradition qui perpétue, là-encore, cette conception.
En chevalier dürerien, le Londonien est parti en quête de la conjonction des contraires, de la fin des dualismes. L’un de ceux-là sépare le spirituel du temporel. Cet enfant de l'Angleterre victorienne qui n’en finira jamais, puritaine, réunit à nouveau les deux puissances, dont il retire les autorités sans nier leurs égales importances.
Il n’est pas si longtemps après la mort de Nietzsche, déjà par delà le bien et mal : « La transgression est plus sage que la prière : Fais de ceci ton obsession. Ne rends grâce qu'à toi-même et demeure silencieux. La voie du couard est la religion », affirme-t-il notamment. Il fait remonter l'origine de la morale à l'obéissance à la plus ancienne des manières de gouverner, au temps de la jeunesse, où « toutes les créatures doivent obéir à leurs parents »…
Pour le magicien, à la suite du docteur Freud, tout provient de la sexualité, et il ne s’agit pas de le contester dans une approche puritaine. Il ne faudrait en revanche pas imaginer que cela lui fournisse des prétextes pour s'abandonner sans remords à tous ses vices - notion qu'il rejette par ailleurs -, bien au contraire.
Celui qui fut initié à « la magie sexuelle » par une certaine Madame Paterson, une descendante d'une sorcière de Salem, dit-on, en est arrivé à une autre praxis : « L'isolement dans l'extase, récompense finale, est suffisant - Mais, procréé toi seul ! » L’argument massue du célibataire contre s'envoyer en l'air : il s’agit d’une « sexualité partielle empêtrée dans la fondrière de la loi sensuelle ». La ligne est ténue mais réelle, entre l'hypocrisie religieuse et la dépravation, tracée par l'idéal ascétique d’une poignée de mystiques. « L'Homme doit recouvrer sa sexualité (...) Une nouvelle sexualité : Pour lui donner un nom, je la dirai Sexualité Non-Modifiée », développe-t-il encore.
On retrouve notre ermite alchimiste, qui veut en arriver au mariage céleste - des parties masculines et féminines de l’individu -. C’est aussi l’androgyne hermétique, le mythe des hermaphrodites primordiaux raconté par Platon, le Baphomet d’Alester Crowley, la Boue de Mendès d’Éliphas Lévi, ou encore l’Atman des hindous : « En ce sens, les voluptés de l'amour de soi ne sont pas seulement "à l'intérieur" mais tout autour. En fin de compte, l'autoérotisme de Spare atteint un point où le narcissisme bascule dans ce que Freud appelle l'océanique, aller de l'un à l'unité, cesser d'être un pour être un avec tout », analyse Phil Baker.
Une nuit, Aaos tira plaisir du rêve qui s'ensuit: Dans sa prime jeunesse, il rencontra une superbe femme - renommée chez les hommes connaissant la perfection. Elle était désireuse de tout, jusqu'à son nom. Il devint son amant, et il la connut... pour être fidèle.
Mais un voix mauvaise parla en lui et il se mit à douter d’elle, croyant la voix - car c’était une voix dont il avait fait son amie. Pris d'une rage juvénile, il rejeta son amoureuse et erra dans les mariages de toutes natures, sans satisfaction.Puis la mauvaise voix s’éteignit. Durant ses années Aaos erra sans report à la recherche de son amour perdu, sans jamais le retrouver : il pensait qu’ils étaient tous deux en Enfer.
Puis, au sommet de sa lassitude et de son désespoir, il pensa de manière bien plus profonde; et finit par réaliser que le rêve était le temps de la magie, et alors il voulut… Avec la nouvelle lune, son souhait prit forme et il rencontra à nouveau son premier et seul amour. Leurs cœurs étant toujours vierges, Aaos lui parla : Hors du Chaos me suis-je éveillé, et je t'ai trouvée, ô bien-aimée. La mort elle-même ne nous séparera pas; car de toi seule j'aurai des enfants.
Et ils se marièrent et vécurent extatiques par la suite: car dans leur extase il s'aperçut que la Mort souriait.
Aãos se réveilla alors, vivant toujours leur extase, et, respirant péniblement, il se dit à lui-même: « Lorsque la chose désirée est à nouveau incarnée au moment de l'extase; il ne peut y avoir de satiété. UN! nous nous séparons maintenant.
- Passage du Foyer de la Vie, au moment du Mariage céleste.
Un mot sur « l’occultisme » et sa mauvaise réputation, parfois légitime, entre les charlatans et autres zinzins, mais surtout mal appréhendé.
On invoquera la cérémonie d’ouverture des JO, accusée, avec son concepteur l'important artiste Thomas Jolly, de « satanisme », pour son imagerie ou la présence de drags. Des figures comme Austin Osman Spare ou Aleister Crowley, outre le plaisir de choquer le philistin, cherchaient à remettre en question les normes établies, plutôt qu'à promouvoir une quelconque malignité, comme à retrouver des sagesses anciennes, des figures chtoniennes, diabolisées par les monothéismes qui les ont suivies.
Spare, en particulier, a refusé d’intégrer les groupes occultistes de son temps, avec leurs structures hiérarchiques et leurs folklores. Même chez les marginaux, il est resté un outsider. Un vrai ermite alchimiste du XXe siècle, on le répète une troisième fois.
Il est intéressant de constater comment tout un féminisme moderne s’est réapproprié la figure persécutée de la sorcière, là-encore, plus pour le symbole qu’il représente que pour demander à Lucifer la gloire et la richesse… Comme pour nos vieux Anglais, c'est aussi le plaisir de déplaire et, argument principal pour beaucoup en réalité : une « question d’esthétique »…
En 1927, Austin Osman Spare craque, et déverse sa bile dans un texte contre les « hypocrites », en forme d’anathème, toujours en écriture automatique. Un petit passage pour prendre la mesure du ton : « Mangeurs d'infect ! N'êtes-vous point revêtus de vos propres excréments ? Parasites ! Ayant rendu le monde pouilleux, imaginez-vous être de quelque importance pour le Ciel ? Désireux d'apprendre - pensez-vous échapper aux coups dans le viol de votre ignorance ? Car de ce que je sèmerai, il sortira bien plus que de l'innocence! N'ouvrant point pour obtenir la récolte de ma faiblesse, satisferai-je à vos désirs nourris de morale ? »
Qui sont ces hypocrites, pour résumer ? Les normies, les PNJ. : « VOUS N'ÊTES QUE DE BONS MEURTRIERS ! » (C’est écrit en majuscule dans le texte).
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Malgré tout, Austin Osman Spare est un homme du dessin plus que des mots, alors ses deux recueils de dessins, comme la galerie de dessins, riche de plus de 200 images, sont à découvrir en se procurant le beau volume publié chez Anima, sans autres commentaires de ma part (ça m’arrange).
Un volume III des Oeuvres d'Austin Osman Spare est prévu pour cette année.
Le mot de la fin pour un autre mage, Alan Moore :
Spare habita par choix au milieu des délaissés et des méprisés, il préférait exposer dans des pubs plutôt que dans des galeries et dédaignait la compagnie de la scène chic, des chimériques célébrités du moment, des monstres inconsistants du pays de la renommée. Il recherchait la marge et les marginaux, devint l'ami des clochards et des animaux, se sustentant de la chaleur humaine de la foule joyeuse, aux poings sanglants.
Son art brûlait d'une flamme plus vraie, plus propre, au milieu des culs-de-sac sombres et vulgaires, dans les miasmes de la populace, dans leur universalité, leur moite et intemporelle continuité. La magie créatrice qui surgissait de ses pinceaux était d'autant plus forte et d'autant plus inébranlable qu'elle était enracinée dans l'honnête et enrichissante misère de la rue.
Cela lui permit, comme à Blake, de faire de lui-même un phare humain, rugissant depuis les terrains vagues urbains, irrépressible, éclairant la nuit des primates, au flamboiement toujours visible, toujours à même de roussir des poils à quelques cinquante ans de distance. À côté de cet acte singulièrement transcendant, les grandes aptitudes de Spare en magie causale importent peu.
Qui se soucie de savoir s'il fit pleuvoir ou non? De savoir s'il convoqua des élémentaires à l'aide d'un gribouillis ? L'Angleterre connaît suffisamment d'averses et de mauvais esprits. En revanche, elle n'a pas assez de visionnaires radieux et incendiaires, habitant un théâtre miteux - tel Austin Osman Spare.
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