Toutes les lettres du monde que les jeunes garçons écrivent à leur mère pourraient être de la littérature. Comme tous les fils, Marcel Proust, dans les lettres qu’il écrivait à sa mère Jeanne Weil Proust dans la période 1887-1905, et Boris Vian, dans celles qu’il adressa à sa mère Yvonne Ravenez-Vian entre 1939 et 1959, partageaient leurs angoisses, décortiquaient leurs faiblesses, leurs humeurs.
Le 12/08/2024 à 10:01 par Maria Danthine-Dopjerova
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Publié le :
12/08/2024 à 10:01
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Ils étaient insolents, pathétiques, vulnérables, blessés, ils se vantaient comme on peut se vanter uniquement à sa mère, parce qu’ils savaient que chacune de leurs joies sera ressentie par leur mère, cent fois amplifiée. On sait bien que toutes les mères respirent grâce aux succès et aux joies de leurs enfants et saignent et meurent dans leurs chagrins.
Dans les lettres, qui sont restées dans l’ombre de La Recherche du temps perdu et L’Écume des jours, les jeunes garçons se plaignent de la faim, ils parlent de leur sommeil, du froid, des rhumes, de la nourriture, des gâteaux et des conserves, on peut y sentir toutes les vibrations et tons de leurs états d’âme, y voir défiler des plaintes, des demandes. De leurs lettres ressortent des caractères impérieux et des caprices d’enfants, l’insolence se mélange à la tendresse et parmi tous ces mots, cette charge que seulement les mères peuvent et savent porter, perce un amour infini.
Et portant, dans chacune des lettres, il y a aussi la douleur, que ni Marcel ni Boris, ni les autres nombreux jeunes garçons du monde, ne connaissent pas encore, la douleur d’un vide d’une profondeur infinie, qui s’installe quand une mère part.
En rentrant d’un concert aux Invalides, en marchant vers le pont Alexandre III, nous avons parlé avec une amie des messages de nos fils. Aujourd’hui ce sont des textos et des émoticones, des missives envoyées via messenger, whatsup et snapchat, mais la substance, même après cent, deux cents ans reste la même.
« À titre d’indication, voici ce que je compte emporter de Ville d’Avray en repartant :
Une Langue de bœuf
4 cakes
2 gâteaux au chocolat
2 biscuits
1 kilo de palets de dame
20 kilos de fruits
2 bouteilles pour Père Truffe
1 boîte chocolats pour Mère Truffe ou autre chose » (Des Bises du Bison, Boris Vian)
« Envoie plutôt cakes que fruits car cakes chers (30 f le kg) et fruits pas chers (pommes = 2,25 livre) ». (Des Bises du Bison, Boris Vian)
Boris Vian fait des études d’ingénieur à Angoulême, dans les lettres à sa mère, il parle des examens, avant l’examen qu’il ne réussira pas, après l’examen qu’il craint le résultat, il annonce les notes de physique, chimie, les horaires du train avec lequel il rentrera, précise les plats qu’elle doit lui cuisiner et ce qu’elle doit préparer pour qu’il l’emmène avec lui à Angoulême. Il l’appelle mère Pouche, ma chère maman, chère Mother, chère moman.
Par un ton insolent et provocateur, il masque la tendresse et l’affection, il lui demande de lui envoyer un réveil silencieux et ensuite lui reproche que le réveil qu’elle a envoyé ne puisse pas être plus bruyant. Quand Marcel Proust reproche quelque chose à sa mère, par la phrase suivante il s’en excuse. « J’ai peur dans la violence de la crise qui m’empêchait d’écrire de n’avoir pas donné à mon mot la forme qui t’aurait plu. Car j’aime mieux avoir des crises et te plaire que te déplaire et n’en pas avoir. » (Correspondance avec sa mère, Marcel Proust)
Marcel Proust écrit à sa mère quand il s’est levé de table, à quelle heure il s’est couché, quel médicament il a pris, à quelle heure il l’a pris, si le médicament a été efficace, à quelle heure il a senti l’effet du médicament, jusqu’à quelle heure il a dormi, il parle de son café au lait et de la poussière et odeur laissées dans sa chambre par le coiffeur, comment il pleuvait la nuit et s’il a eu une crise d’asthme, sur quel côté il était couché.
Sa mère le sollicite dans la lettre pour qu’il achète « 10 cahiers de grand papier à lettre quadrillée… 2 paquets d’enveloppes blanches s’y adaptant exactement (total 50 enveloppes) », qu’il réservera spécialement pour écrire à elle. « Donc mon chéri ne prend pas pour système de ne pas m’écrire pour ne pas m’attrister, car c’est l’inverse qui se produit. » (Correspondance avec sa mère, Marcel Proust). Elle l’appelle « Cher petit pauvre loup », il commence ses lettres par « Ma chère mère, A toi ma chère petite maman ». Quand il fait une tâche sur la lettre, il s’en excuse. Il termine ses lettres avec mille tendres baisers.
« … il en est des mots comme des objets. Il y en a de précieux qui sont fragiles et à qui il semble que la “grande vitesse” ne convient pas. Ceux-là sont pour les lettres et non pour les dépêches ». (Marcel Proust)
« Je suis à Saint-Tropez. Je ne me baigne pas. Je ne me mets pas au soleil. Je ne bouffe pas, sauf des suppositoires, encore les bouffe-je du mauvais côté. » (Des Bises du Bison, Boris Vian)
Marcel reproche à sa mère quand elle se plaint de ne pas avoir su dormir parce que les domestiques se sont couchés à onze heures. Les plaintes sont seulement pour les fils ! Le rôle des mères est de lire leurs lettres en boucle, de déchiffrer leurs humeurs à travers leurs écritures, manipuler nerveusement les coins du papier, les déguster, en pleurer, les porter pliées dans les poches de leurs tabliers. Les mères existent pour qu’on ait quelqu’un à qui on puisse se plaindre, tandis que les mères se plaignent silencieusement vers le ciel.
« Ma chère petite Maman je t’écris ce petit mot, pendant qu’il m’est impossible de dormir, pour te dire que je pense à toi. J’aimerais tant, et je veux si absolument, pouvoir bientôt me lever en même temps que toi, prendre mon café au lait près de toi. » (Marcel Proust)
En écrivant ce texte, je reçois un texto de mon fils. « J’ai oublié te dire que je mange des pâtes chez Pierre, nous y avons mis plein de bonnes choses comme par exemple le sel vinaigre balsamique moutarde crème fraîche piment d’Espelette poivre aux cinq baies et persil. »
Paru le 18/05/2022
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3 Commentaires
Nuage
16/08/2024 à 00:59
Délicieux, émouvant , pousuivez
MARIA
16/08/2024 à 14:03
Merci
Dušan
30/08/2024 à 09:24
Très bien écrit. Merci