RomansRentree2024 – Le tigre de Sibérie mesure entre 1 et 1,2 m au garrot, pour une taille de 2,4 à 3,7 mètres, pour un mâle, queue comprise. Comparons : la mini Cooper trois portes mesure 3,8 mètres de long pour 1,5 mètre de haut. Avec des griffes rétractables de 10 cm — non, pas la voiture… —, soit plus de la moitié d’une main humaine, vous avez toujours envie de jouer avec ces gros matous ?
Si la femelle pèse entre 100 et 200 kg, le mâle atteint 180 à 350 — avec une capacité de saut de 6 à 11 mètres. Et juste pour sourire : vous mesurez 1,80 et levez les deux bras : vous atteindrez près de 2,3 m. Envisagez que le tigre fasse de même : il atteindra entre 3,5 et 4 m. Joli matou, non ? Ce n’est pas pour rien que le tigre de Sibérie est considéré le troisième plus gros prédateur terrestre derrière l’ours kodiak et l’ours polaire. Ours que le tigre de la taïga chasse volontiers pour manger.
Ces détails sont fondamentaux avant d’aborder Loin des hommes, de Polly Clark (trad. Sarah Tardy). De même qu’il serait erroné de les imaginer avec un pelage blanc — les tigres blancs sont albinos, dont la survie serait quasiment impossible hors captivité. Enfin, dernier point, crucial : Polly Clark a publié cet ouvrage en 2019. Or, le sous-texte politique impliquant la Russie et plus précisément Vladimir Poutine nécessite d’être pris en compte : de fait, le président russe s’est impliqué à titre personnel pour favoriser la création de réserves de tigres en Sibérie.
Avec des financements et des aménagements démarrés en 2014 et destinés à compenser l’extrême diminution du territoire qu’occupait le félin. Maintenant, une petite photo de l’intéressé, pour avoir présent à l’esprit la créature qui accompagne cet extraordinaire roman.
Loin des hommes croise les destins de personnages très différents, ayant toutes et tous en commun d’avoir croisé la route d’une tigresse de la taïga. Car il s’agira avant tout de femelles tigres au cœur de ce roman. Trois destinées, trois parcours, qui accompagneront ce félin, animal sacré pour certaines populations indigènes, incarnation des puissances de la nature, et craint autant des hommes que d’autres poids lourds du règne animal.
Ajoutons à ce titre un dernier élément zoologique, sur le comportement reproducteur : sur l’ensemble d’un territoire, on estime qu’un Roi Tigre, sorte de mâle alpha, copulera avec les différentes tigresses sur sa route. Chacune se partage un royaume, qu’elle arpente et défend farouchement, avec sa progéniture — les tigreaux.
Frieda est une jeune femme qui sort d’une agression extrême — on lui a défoncé le crâne avec un marteau : sur une partie de sa tête, les cheveux n’ont jamais repoussé. Sortie du coma, elle a développé une addiction aux calmants : son métier de chercheuse spécialisée dans les bonobos dans un zoo lui donne à ce titre accès à de sérieuses quantités de morphine.
Son patron parviendra à la replacer dans un autre établissement, pour prendre en charge l’arrivée d’une tigresse venue de Sibérie — en sale état. Passer des primates à cette féline, c’est apprendre une tout autre relation au monde animal.
Thomas et son père travaillent au milieu de la taïga dans l’une des réserves que le président Poutine a développées. Un métier contraignant, dans des conditions météo épuisantes, lorsque le froid sévit au quotidien — corollaire : l’alcoolisme est un fléau qui sévit dans les équipes.
Ces hommes, isolés du reste de l’humanité, se retrouvent dans un environnement essentiellement masculin. Et si leur relation à la terre et au territoire est fascinante, la vie dans ces réserves n’a rien d’une partie de plaisir. Tant s’en faut.
Zina est une enfant, lorsqu’elle est sauvée de sa cabane en flammes. Elle vivait seule avec sa mère, qui avait fui son mari russe et alcoolique : non que l’homme se montra violent, mais elle dans la réserve où ils demeuraient, partagée avec des Russes, elle ne pouvait simplement plus le supporter.
Mère et fille, issues du peuple oudégué (ou Oudihé, ces indigènes de l’Extrême-Orient russe) se sont réfugiées loin de l’humanité survivant dans des circonstances effroyables. Dans leur culturel, le tigre est une créature hautement symbolique, mais quand la nourriture vient à manquer, la mère décide de partir chasser : il faut bien que sa fille vive…
N’y allons pas par quatre chemins : l’enchevêtrement de ces vies que Polly Clark réunira avec une simplicité dingue aboutit à un texte splendide. D’abord, parce que ses protagonistes nous racontent des existences magnifiques, de lutte, d’espoir, de combats, de résilience. Ensuite, Loin des hommes est richement documenté : la romancière s’est immergée dans ces contrées, leurs cultures et leur histoire pour nourrir sa fiction au plus près.
Enfin, l’animal au cœur du roman suscite aussi bien la crainte qu’il fascine et impose le respect : dans ces multiples lectures — zoologique, scientifique, patrimoniale, quotidienne — se mêlent le respect et l’admiration pour une bête hors du commun.
On entend, comme un lointain écho, les pages de Vladimir Arseniev, l’officier de l’armée impériale russe qui publia en 1921 Dersou Ouzala. Un roman autobiographique inspiré de ses rencontres et expériences dans les steppes de Mongolie et de multiples expéditions topographiques dans la taïga. Sur place, il rencontrera un guide, Dersou, qui aura le malheur de tirer sur un tigre de Sibérie, sans le tuer. Le plus funeste présage qui soit, c’est dire l’importance de ces chatons dans la région.
Les tigres n’attaquent pas pour le plaisir de la chasse : uniquement quand ils ont faim — une qualité qu’ils partagent avec de nombreuses autres créatures. Et soyons sérieux un brin, ils préféreront attaquer un ours, qui propose nettement plus de viande qu’un humain. Pourquoi, une fois encore, une fois de plus, est-il impossible à l’homme de respecter l’écosystème qui l’entoure ?
Le texte traite ainsi de la question du braconnage, à l’excès : certains organes du tigre auraient des vertus curatives, de même que l’on utilise leurs os dans la pharmacopée en Chine. Conclusion, la bête est traquée — sans parler de l’attrait de son splendide pelage. Alors oui, le roman fait la part belle à l’action de Poutine et son implication pour recréer une population de tigre, à travers des collaborations internationales. La part belle, pas un panégyrique pour autant. Reste que son action est à saluer comme tout ce qui tente de préserver ce que l'humain a détruit.
Les premières pages rebutent facilement quand on n’a pas une prédilection pour les histoires d’animaux : Polly Clark semble l’avoir fait exprès pour mieux conduire le lectorat vers les trois destins qu’elle raconte. Et si la présence humaine porte le récit, celle des tigresses n’a rien d’un contrepoint qui rehausserait le parcours de Frieda, Tomas et Zina.
Loin des hommes critique en réalité et à travers l’existence de ces personnages la colonisation par les Hommes de ces lieux où ils n’ont rien à faire, sinon apprendre à cohabiter avec la faune (et respecter la flore, et ça marche dans l’autre sens). Devant la puissance du tigre, on s’incline. Et plus précisément, des tigresses.
D’ailleurs, l’omniprésence des figures féminines dit autre chose encore tant humaines qu’animales. Et l’on ne mesure certainement pas depuis notre confortable Occident, combien le tigre de Sibérie est devenu un symbole des questions environnementales en Russie.
Cela n’enlève rien aux exactions commises, à la hausse des produits du pétrole — en septembre 2022, la Russie avait exporté pour 18,8 milliards $ de pétrole, en hausse… y compris dans l’exploitation.
Du livre se dégage par ailleurs une véritable lenteur, dans sa narration qui répond aux impératifs qu’impose la taïga : se déplacer dans la neige nécessite une grande prudence. À tout moment, on tombera sur une créature sauvage, mieux vaut avancer avec précaution. En outre, la vie obéit au rythme de la nature et pour les Hommes, aux besoins premiers : la nourriture, le sommeil, la préservation de l’énergie.
Mais la beauté de ce texte tient avant tout à la célébration de la vie qui anime les pages. Le sujet est grave, articulé autour de drames et de déchirements : en ressort pourtant une authentique joie de vivre. Et un final qui se tourne résolument vers l’espoir : celui de la nature qui reprend ses droits. Ou les revendique, c’est selon.
Retrouver un extrait en avant-première.
À paraître le 22 août. Et ne surtout pas manquer.
DOSSIER - Rentrée littéraire 2024 : les romans en avant-première
Paru le 22/08/2024
459 pages
Presses de la Cité
23,00 €
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