À l'orée de l'automne, la rentrée littéraire enflamme le paysage culturel français, prélude de débats passionnés sur les prétendants aux prestigieuses récompenses littéraires nationales. Cette année, ActuaLitté entend aussi mettre en lumière des voix contemporaines qui comptent d'Amérique Latine, à travers trois auteurs, de trois pays. Après Gustavo Rodriguez du Pérou, l’autrice du remarqué et remarquable Notre Part de Nuit.
Le 09/08/2024 à 17:40 par Hocine Bouhadjera
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Publié le :
09/08/2024 à 17:40
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L'Argentine Mariana Enriquez revient en librairie le 22 août prochain avec un portrait inspiré et plein de trous, d'une écrivaine peu connue en France, Silvina Ocampo, disparue en 1993.
Issue d'une illustre famille aristocratique argentine, elle est la petite soeur de l'écrivaine et créatrice de la mythique revue littéraire Sur, Victoria Ocampo, et la femme de l'important écrivain argentin, Adolfo Bioy Casares. Avant d'être la nouvelliste....
Dans La petite soeur, Mariana Enriquez dresse le portrait d'une femme énigmatique, à la fois brillante et subtilement perverse. Elle y explore, à travers les textes de l'époque et des entretiens avec des proches de Silvina Ocampo, les nombreux mythes qui entourent à la fois l'œuvre et la vie privée de l'importante plume argentine.
Silvina Ocampo est enterrée au cimetière de Recoleta, dans la crypte familiale. Son nom ne figure nulle part. Aucun indice ne signale que son corps est là. Seuls sont inscrits les noms de Victoria et d'Angélica Ocampo, ainsi que les dates de naissance et de décès de leur père. Rien, à ce jour, ne mentionne la petite sœur.
- La petite soeur, de Mariana Enriquez (trad. Anne Plantagenet)
Née à Buenos Aires en 1973, Mariana Enriquez dirige actuellement Radar, le supplément culturel du journal Página/12.
Trois de ses ouvrages ont été précédemment publiés par les Éditions du sous-sol en France : Ce que nous avons perdu dans le feu en 2017, Notre part de nuit en 2021, qui a été couronné du Prix de l'Imaginaire, des Imaginales, du Prix des Libraires du Québec et du Prix Payot du roman étranger. Les Dangers de fumer au lit, autre recueil de nouvelles, a été édité en janvier 2023 en français. Ils ont tous été traduits par Anne Plantagenet.
ActuaLitté : Les lecteurs français vous connaissent pour votre roman très remarqué, Notre part de nuit, et dans une moindre mesure deux recueils de nouvelles. Cette fois, il s’agit d’un portrait. Pouvez-vous présenter votre facette de journaliste à ceux qui ne vous connaissent qu’en tant qu’écrivaine ?
Mariana Enriquez : Bien sûr. J'ai étudié le journalisme et la communication sociale à l'université et j’officie en tant que journaliste depuis l'âge de 22 ans, j'en ai maintenant 50. J'ai publié mon premier roman un an avant de débuter ma carrière journalistique, donc la fiction et la non-fiction ont toujours évolué en parallèle pour moi.
J'ai commencé par travailler pour les rubriques Société et Politique, mais ce type de journalisme ne m'a jamais vraiment plu. Dès que j'ai pu, je suis passée à la culture. Pendant environ 15 ans, j'ai été journaliste rock – je couvrais des concerts, c'était très intense – et ces dernières années, je me suis consacrée au journalisme culturel. Je suis également enseignante en journalisme narratif.
Cet ouvrage est un portrait morcelé et parcellaire de l'écrivaine Silvina Ocampo. Pourquoi s’être intéressée à la « petite soeur » de la célèbre Victoria Ocampo ?
Mariana Enriquez : Parce que sa littérature est fascinante et très différente de tout ce que faisaient ses contemporains. J'ai aussi une affinité esthétique avec ses thèmes : elle était nouvelliste et écrivait des contes cruels et fantastiques.
Sa figure m'intéressait en outre, car c'est une femme peu conventionnelle, issue d'une famille aristocratique très importante dans l'histoire argentine. Cependant, ce travail m'a été suggéré par mon éditrice, Leila Guerriero : ce n'était pas une décision personnelle. C'est un travail de commande qui s'est avéré, finalement, très personnel.
Votre enquête sur Silvina Ocampo a nécessité un travail de recherche approfondi. Pourriez-vous nous décrire les principales étapes de ce processus, et les défis que vous avez rencontrés en explorant la vie et l'œuvre de l’écrivaine ?
Mariana Enriquez : L'enquête a commencé par une phase d'immersion dans la lecture de son œuvre et des études académiques qui l'entourent, qui sont nombreuses. Ce dernier point a été problématique, car il s'agit également d'une production très spécifique et très « dure », trop complexe pour un lecteur ordinaire, disons. Silvina Ocampo ne tenait pas de journal, sa correspondance n'est pas publique, et elle donnait peu d'interviews, donc une partie importante de la recherche a consisté à trouver des personnes qui l'avaient connue et à les interviewer longuement.
Il a également fallu lire les critiques de ses livres : elle était très considérée par la presse, mais pas par le public. J'ai choisi cette forme en raison des limitations de la production : Silvina Ocampo a un exécuteur testamentaire, Ernesto Montequin, qui a été très aimable avec moi, mais qui ne m'a pas montré le matériel qu'il conserve (inédits, lettres, des peintures), donc je ne pouvais pas me lancer dans une biographie complète. Il m'a confirmé qu'elle ne tenait pas de journal, ce qui a été un soulagement, car s'il avait existé et n'avait pas été publié, je n'aurais pas pu y accéder.
Silvina Ocampo est née dans une famille extrêmement influente et aisée de l’Argentine, avec comme on l’a dit précédemment, une sœur aînée, Victoria Ocampo, figure emblématique de la culture dans son pays, et au-delà. Comment ces origines ont-t-elles, selon vous, influencé la personnalité et son œuvre, notamment dans la manière dont elle aborde les thèmes de la famille et de l'héritage ?
Mariana Enriquez : Beaucoup. Dans la plupart de ses histoires, quand la famille ou les riches apparaissent, son regard est impitoyable. Mais elle était une rebelle, pas une révolutionnaire. Une enfant terrible. Elle se rebellait contre sa famille mais pas contre le système ou les conditions politiques qui avaient donné à cette famille un privilège incroyable. En réalité, elle utilisait ce privilège pour écrire et pour ne pas travailler dans un métier qui lui rapporterait de l'argent. Pour vivre une vie de fille de millionnaires. Victoria, par contre, s'est servie de son privilège pour porter une activité politique et culturelle.
Pouvez-vous présenter l’oeuvre et les thèmes de Silvina Ocampo aux lecteurs français qui ne la connaissent pas ?
Mariana Enriquez : Silvina Ocampo se distinguait par ses contes brefs et intenses, explorant des thèmes tels que l'enfance cruelle et désolée, les femmes jalouses et perverses. Elle expérimentait avec les genres littéraires et la notion de mémoire. La métamorphose, la peur et la violence figuraient également parmi ses sujets de prédilection.
Bien que l'influence du surréalisme soit manifeste dans son travail, des éléments autobiographiques se glissent fréquemment dans ses récits, allant de sa vie de couple atypique à la sexualité, en particulier pendant l'enfance.
Les nouvelles de Silvina Ocampo mettent en effet en scène des enfants cruels, innocents et macabres, des figures marginales et des scènes de violence. Qu'est-ce que ses thèmes récurrents révèlent sur sa vision du monde et son approche de la littérature ?
Mariana Enriquez : Je crois, après l'avoir beaucoup lue, que Silvina Ocampo avait une sensibilité assez perverse et un humour noir qui, à cette époque, n'étaient pas si courants dans la littérature. Aujourd'hui, on peut constater que d'autres femmes de son époque, en Amérique Latine, partageaient ses intérêts, comme Amparo Davila au Mexique ou Clarice Lispector au Brésil, mais à l'époque elles étaient isolées.
C'était sa manière, je pense, de réfléchir sur la construction idéalisée de l'enfance, sur sa condition de classe, où elle était contrainte à n'avoir aucune relation avec les pauvres et les marginaux (qu'elle idéalisait). Et enfin, il y a un mystère qui demeure.
Silvina Ocampo était extrêmement réservée. Beaucoup des personnes interviewées m'ont parlé de son goût pour le macabre, même pour les blessures et les maladies, mais elle était également hypocondriaque. Il est difficile d'en tirer des conclusions. Je suppose que, comme c'est le cas avec les obsessions et les récurrences littéraires, les raisons ne sont pas univoques.
Silvina Ocampo a vécu au quotidien avec les figures littéraires majeures que sont Jorge Luis Borges et Bioy Casares. Pouvez-vous présenter cette relation à trois, et de quelle manière chacun a influencé les deux autres ?
Mariana Enriquez : Elle était l'épouse de Bioy Casares et ils étaient inséparables, sauf lorsqu'il voyageait seul, ce qui n'était pas si fréquent. En fait, on les appelait « les Bioy ». Mais alors que lui était un homme sociable, volage et assez à l'aise en public, elle ne l'était pas. Ils se lisaient mutuellement : il lui donnait des suggestions, mais très peu, disant en fait que Silvina était si originale qu'elle s'était « influencée elle-même ».
Borges était le meilleur ami de Bioy et est devenu très ami avec Silvina, en plus d'être le témoin de leur mariage. Dans le deuxième livre de Silvina Ocampo, Autobiografía de Irene, on voit clairement sa tentative d'écrire des contes « à la Borges », avec un langage limpide et des intrigues livresques.
Cependant, elle s'est détachée de son influence par la suite, dans La Furia. Je pense que Borges la respectait beaucoup intellectuellement, au-delà d'être l'épouse de son ami, mais il ne comprenait pas entièrement ses contes. Il la considérait comme géniale et je crois que ce n'était pas une pose. Les trois avaient l'habitude de dîner ensemble, presque tous les soirs, et de passer ensemble les fêtes de Noël et du Nouvel An, parfois seuls.
Et bien sûr, ils ont ensemble réalisé l'Anthologie de la littérature fantastique, qui est le premier livre à compiler des contes fantastiques et étranges en Amérique latine (elle date de 1940). Parmi les trois, Silvina était celle qui incarnait le moins la figure publique de l'écrivaine. Je pense que c'était à cause de sa personnalité. Et je ne crois pas qu'elle ait été trop influencée par l'un ou l'autre. En fait, Silvina Ocampo adorait des auteurs comme Virginia Woolf ou Baudelaire, que son époux et son ami considéraient comme mineurs.
Jorge Luis Borges voyait en Silvina Ocampo une capacité de « clairvoyance ». Une légende qui entourait l’écrivaine : c'était une sorcière, une voyante, une magicienne. Que vos recherches ont-ils mis en lumière sur cette réputation ? La découverte de cette dimension mystique de sa personnalité vous a-t-elle permis de mieux comprendre son œuvre ?
Mariana Enriquez : Ils ont révélé très peu de choses. Je pense que c'est un peu mythologique et cela a à voir avec son art du secret, et peut-être certains de ses goûts, comme de tirer les cartes. Les gens disent qu'elle avait effectivement des prémonitions. Mais ce n'était pas une écrivaine avec une dimension mystique évidente, selon moi.
Comment les lecteurs et les critiques ont-ils réagi à votre exploration de la vie de Silvina Ocampo ? Y a-t-il eu des aspects de votre présentation qui ont suscité des débats ou des controverses ?
Mariana Enriquez : Non, pas que je sache. Parfois, on me reproche d'inclure excessivement Adolfo Bioy Casares, mais je ne peux pas forcer la réalité. Silvina Ocampo avait une relation certainement obsessionnelle avec lui, au point de lui permettre d'avoir des aventures à condition qu'il promette de revenir chaque nuit : elle l'attendait éveillée.
Beaucoup des personnes interviewées m'ont dit qu'elle nourrissait son œuvre avec cette obsession, que ce n'était pas seulement de la souffrance, mais une partie de son imaginaire.
Récemment toute de même, à New York, j'ai rencontré une nièce de Silvina Ocampo, Lila Zemborain – professeure à NYU – et elle m'a expliqué qu'elle lisait mon livre à sa mère, Rosa, sœur de Silvina, et qu'elles s'amusaient bien. Ce fut une grande rencontre pour moi, car en cherchant à connaître l'écrivaine, j'avais décidé de ne pas interviewer la famille. Lila, de toute façon, m'a dit qu'elle ne savait pas grand-chose de sa grande-tante.
Quelle est la postérité pour Silvina Ocampo ? Comment son œuvre continue-t-elle d'influencer la littérature fantastique et horrifique d'aujourd'hui, en particulier en Amérique latine ?
Mariana Enriquez : Je pense que son héritage est en train d'être redécouvert ces dernières années, tout comme celui de nombreuses autres écrivaines de sa génération qui émergent actuellement. Ce dont je suis sûre, c'est que les contes de Silvina Ocampo ont aujourd'hui des lectrices, qu'il existe une sensibilité capable de la comprendre.
À LIRE - Rentrée littéraire latino-américaine (1/3) : Gustavo Rodriguez du Pérou
Après le succès international de l'imposant Notre part de nuit, travaillez-vous sur un nouveau roman ? SI oui, pouvez-nous en dire déjà quelques mots ?
Mariana Enriquez : Oui, je travaille sur un roman qui mettra en scène des fantômes et Buenos Aires… Mais je ne peux pas en dire beaucoup plus…
Crédits photo : Sebastián Freire / Éditions du sous-sol
Paru le 12/01/2017
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2 Commentaires
Michel BLAISE
10/08/2024 à 17:49
Bien que je ne connaisse pas encore Marianna Enriquez, je dois reconnaître que la littérature sud-américaine, dans son ensemble, ne me déçoit que très rarement..
Michel BLAISE
Michel BLAISE
10/08/2024 à 17:49
Bien que je ne connaisse pas encore Marianna Enriquez, je dois reconnaître que la littérature sud-américaine, dans son ensemble, ne me déçoit que très rarement..
Michel BLAISE