Sur l'île croate de Korčula, Joseph Le Corre, un Français retraité à la moustache saillante, a transformé son amour pour les livres en une librairie internationale. Depuis dix ans, Kutak Knjiga (Le Coin des Livres) attire des lecteurs de tous horizons. À l'occasion de cet anniversaire, il partage avec nous son parcours atypique, et les motivations qui l'ont conduit à créer un havre littéraire dans ce coin enchanteur de la Méditerranée.
Le 09/08/2024 à 16:20 par Hocine Bouhadjera
2 Réactions | 434 Partages
Publié le :
09/08/2024 à 16:20
2
Commentaires
434
Partages
L'île de Korčula, à quelques encablures du continent, n'en n'est pas moins éloignée des grandes villes environnantes, placée face à une longue péninsule qu'il faut contourner. Elle offre une vue typiquement méditerranéenne, adriatique, où les montagnes plongent directement dans la mer, de quoi couper le souffle...
Les ruelles pavées de sa cité médiévale, sentinelle à l'entrée du sud de la Dalmatie, rappellent aux siècles de domination vénitienne.
Près de 15.000 résidents permanents, et jusqu'à 100.000 touristes qui s'y rendent chaque année, l'île de Korčula, c'est aussi une ancienne terre de vignes, d'oliviers et de charpentiers. Une culture profondément marquée par des siècles d'émigration aussi, notamment durant la crise du phylloxéra au XIXe et au début du XXe siècles. Le tourisme a repeuplé le coin d'Ex-Yougoslavie, en absorbant presque toutes les autres activités.
Pour sortir de la présence écrasante des cafés, Joseph Le Corre a créé la seule librairie de l'île. Plus, de toutes les îles de la Croatie, et la seule librairie internationale de tout le pays.
Kutak Knjiga est située sur la rue principale, hors de la vieille ville néanmoins. Un endroit animé quelle que soit la saison, à proximité de la station de bus, des hôtels et autres commerces. Un espace réduit de 50m² - coût élevé de chaque mètre carré oblige -, mais qui suffit amplement aux besoins de l'enseigne aux 4000 titres disponibles, dont près d'un millier en français.
Mais comment un fils d’agriculteurs finistériens, tourneur, ajusteur-mécanicien, formateur, syndicaliste, politique, retraité, a décidé de tenter l'aventure d'une librairie sur une île de Croatie ? « Ma découverte de la Croatie s'est faite suite à une série de circonstances fortuites », partage Joseph Le Corre auprès d'ActuaLitté, avant de développer : « Après un licenciement économique, alors que je travaillais dans les travaux publics, j'ai saisi l'opportunité d'apprendre une nouvelle langue grâce à mon droit à une formation. J'ai choisi le turc. Les 4-5 heures de cours à l’INALCO me permettaient de recevoir une indemnisation complète, donc j’ai décidé d'apprendre une autre langue en parallèle. » Pourquoi le serbo-croate ? « Un choix presque par hasard. »
Avec le temps, les voyages en Croatie, pays où il s'est senti bien, et « parfait pour se déconnecter de la routine française », se sont multipliés : « Au moment de ma retraite, motivé par ma familiarité croissante avec cette île, et conscient de son attrait touristique international, j'ai décidé d'embrasser un changement de vie en lançant un projet dans ce nouveau cadre enchanteur », décrire le libraire.
Au départ, après avoir terminé ses études secondaires en 1972 - « j'ai manqué à la fois le bac et la révolution », confie-t-il non sans humour -, c'est le service militaire pour Joseph Le Corre, puis des formations professionnelles à l'AFPA, afin de devenir tourneur et ajusteur mécanicien, activités qu'il exerça pendant plusieurs années. Dans les années 1980, il déménage à Paris, et retrouve rapidement du travail en tant que formateur à destination des migrants. Un rôle qui le mène à des responsabilités syndicales au sein de la CFDT, même s'il avait déjà occupé des fonctions de représentant du personnel quand il était encore en Bretagne.
Celui qui a commencé à travailler tôt prend sa retraite dès 60 ans - une autre époque donc -, avec l'optique de s'engager dans un nouveau projet stimulant. Le libraire tardif raconte : « Initialement, j'avais remarqué une absence d'offre de locations de deux roues sur les îles croates, contrairement aux îles grecques, et envisagé de combler ce vide. Ma femme me souligna à juste titre, que cela participerait à pollution... Étant tous deux des grands lecteurs, nous avons alors opté pour ouvrir une librairie. Cela n'existait pas ici, et représentait une belle opportunité pour rencontrer des gens, échanger dans une ambiance détendue et enrichissante, entre le début des beaux jours, jusqu'à mi-octobre. »
Une décision également nourrie de son aversion pour le tourisme de masse, « on sort le râteau pendant l’été, et les 9 mois restant on râle au café du commerce » : « Créer une librairie offrait une alternative constructive et agréable pour animer la communauté locale et les visiteurs de divers horizons », résume le syndicaliste dans l'âme.
10 ans que Kutak Knjiga (Le Coin des Livres) officie dans ce rôle précieux, mais comment fait-on pour pérenniser une telle entreprise ? « L'un des facteurs clés a été de développer un modèle économique adapté aux réalités locales », explique le Français originaire de Bretagne, et de continuer : « J'ai vite compris qu'une librairie offrant uniquement des livres en croate n'aurait pas survécu. J'ai donc orienté l'offre vers une librairie internationale, en étudiant le profil des touristes de l'île, ce qui s'est avéré une stratégie gagnante. »
Kutak Knjiga accueille beaucoup d'anglo-saxons, surtout du Royaume-Uni et d'Australie, mais aussi, entre autres, un bon nombre de germanophones d'Allemagne et d'Autriche, des vacanciers d'Europe de L'Est, venant de République Tchèque ou de Pologne, ou des citoyens du pourtour méditérannéen. Des Français également bien sûr, notamment attiré par l'origine du propriétaire, mais aussi plus habitué que les autres à la fréquentation des petites librairies indépendantes.
Les statistiques de nationalité des touristes ne disent en revanche pas tout, manquant par exemple la durée des séjours, qui peut varier en fonction des nationalités : « Les Français, par exemple, tendent à séjourner de manière plus fragmentée. En termes de transport, les Autrichiens et les Allemands ont la possibilité de venir en voiture, donc de transporter les livres facilement, tandis que les Français optent souvent pour l'avion, ce qui rend les achats parfois plus difficiles pour le retour. »
À la suite de ces réflexions, Joseph Le Corre a opté pour une large offre de livres en format poche, faciles à transporter et abordables. Dans ce même ordre d'idée, il évite les œuvres qui se déploient sur plusieurs tomes, et ne propose pas les nouveautés, « car les gens achètent souvent ce type d'ouvrages avant de venir ».
Et ce qui est logiquement le plus demandé par les curieux qui passent la porte de la librairie : les titres liés à la Croatie, que ce soit d'auteurs locaux traduits, en lien avec le pays et à son histoire. Des ouvrages signés Renato Baretić, Daša Drndić, Ivana Bodrožić, Dubravka Ugrešić, Zoran Ferić, Slavenka Drakulić...
Pour les mois creux, d'octobre à mars, où l'île redevient principalement locale, et ne souhaitant pas concurrencer les commerces de papeterie déjà existants, le libraire a lancé un service de vente par correspondance de livres en français, d'apprentissage de la langue de Molière, et à destination du jeune public. L'idée ? Répondre à la demande des institutions tournées vers le français, comme de la communauté francophone de Croatie : « Ça a généré une seconde saison d'activité pour la librairie », assure Joseph Le Corre.
À l'occasion de cet anniversaire des dix ans, les éditions Plan B ont publié Kutak knjiga, un libraire français sur l’île de Korčula, un livre d'entretien entre Joseph Le Corre et Didier Blain, amis depuis des décennies, tous deux militants syndicaux : « Initialement, j'avais envisagé un livre axé sur l'île, en collaboration avec une connaissance. Ce projet n'a pas abouti. Finalement, Didier Blain et moi, avons décidé de créer un ouvrage sur la librairie. J'aime toujours être accompagné dans mes initiatives. L'idée était de capturer l'oralité de nos discussions, de transmettre l'expérience vivante de nos conversations pour donner vie à l'histoire de l'enseigne. »
Outre de se raconter, Joseph Le Corre a envisagé cet ouvrage comme un appel à la relève : « Gérer une petite entreprise est un défi constant, et il est essentiel de savoir quand passer la main. Ce n'est pas seulement vrai en politique : les chefs d'entreprise doivent également trouver un successeur compétent au bon moment. »
À 70 ans, il ressent le besoin de trouver une relève, et de la réaliser dans de bonnes conditions : « Je me donne deux ans pour trouver la ou les bonnes personnes », conclut-il. L'appel est lancé.
Crédits photo : Joseph Le Corre
Paru le 01/07/2024
96 pages
Plan B
14,00 €
2 Commentaires
Sœurette
12/08/2024 à 14:29
Absolument géniale, cette idée de transmettre la culture de la langue française et l’amour de la lecture en général
Bravo
Betty
14/08/2024 à 21:57
Bonjour
Je vis sur l ile de Hvar et suis française
Bravo pour cette initiative
Belle route à vous