« Les olives sont éternelles. Une olive ne dure pas. Elle mûrit et se gâte. Mais les olives se succèdent les unes aux autres de façon infinie et répétitive. Elles sont toutes différentes, mais leur longue chaîne n’a pas de fin. Elles ont la même forme, la même couleur, elles ont été mûries par le même soleil et ont le même gout. Alors oui, les olives sont éternelles. Comme les hommes. Même succession infinie de vie et de mort. La longue chaine des hommes ne se brise pas. Ce sera bientôt mon tour de disparaitre. La vie s’achève. Mais tout continue pour d’autres que nous ».
Le 05/08/2024 à 12:19 par Maria Danthine-Dopjerova
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05/08/2024 à 12:19
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Trois étés en Italie, dans les Pouilles, et le roman Le Soleil des Scorta, pour lequel Laurent Gaudé a obtenu le Prix Goncourt en 2004, m’ont donné l’impression que même sans parler italien, je commence à comprendre ce pays, ses gens, leur soleil du sud, les olives juteuses et leur cycle éternel que Laurent Gaudé compare aux vies humaines.
J’ai compris tout cela dès que j’ai vu Ambra qui nous attendait dans le taxi à la gare des trains. Je l’ai compris avec ce vendeur de la boulangerie qui ne souriait jamais, mais qui, jusqu’à la fin de la semaine, sans broncher, me laissait partir avec mes viennoiseries sans payer, la note atteignant près de 60 euros en fin de semaine.
Je lisais Le Soleil des Scorta et j’avais impression que, grâce à ce livre, je comprenais la propriétaire de notre appartement, son geste quand elle m’a serré la main et m’a dit « brava señora » et, depuis, la douleur d’un couteau qui se plante dans mon cœur alors que je vois cette femme sortir avec notre sac-poubelle, suivie de son mari silencieux qui boitait. Non, je ne suis pas une brava señora ; je pense souvent à ce sac-poubelle que nous avons oublié de jeter, à l’homme qui boitait, silencieux, derrière la femme italienne.
« On se mettait d’accord sur une somme, sur un taux et sur une date pour le remboursement. Le jour dit, on apportait l’argent. Il n’y avait ni papier ni contrat. Aucun témoin. Que la parole donnée et la foi en la bonne volonté et en honnêteté de son interlocuteur. Malheur à qui n’honorait pas ses dettes. » (Le Soleil des Scorta, L. Gaudé)
Dans l’éperon au-dessus du talon de la botte italienne se trouve le massif du Gargano où s’entremêlent de longs tunnels ; si un incendie venait à se déclencher, on imagine aisément le drame. Notre bus a mis trois heures pour accéder au sommet ; dans les hauteurs, où même les nombreux oiseaux perdent le courage de voler, dans la ville de Monte Sant'Angelo, lieu de pèlerinage qui a inspiré l’auteur pour les descriptions de la vie quotidienne des gens de l’Italie du Sud.
Nous nous baignons dans la mer à Vieste ; la plage est entourée de vieilles maisons blanches. Depuis les vagues qui nous bercent, nous voyons l’église, et nos yeux traversent son portail, passent de la chaleur de la plage à la fraîcheur du carrelage en pierre coloré. J’agite les bras et les jambes et je suis heureuse, le reflet doré de la peinture jaune de la façade de l’église scintille sur l’eau et renvoie les prières dans la mer. Les gens sur la plage lisent des romans italiens. Moi, je lis Le Soleil des Scorta de Laurent Gaudé.
Un Sénégalais vend des bracelets en cuir, un couple d’Anglais nous laisse ses parasols, dans les ruelles étroites nous buvons un thé glacé à la pêche, de grandes mouettes ouvrent leurs becs au-dessus de nos têtes. À l’entrée de l’église, une femme est assise, elle s’évente avec un éventail, on dirait la gardienne de toutes ces fresques sur les murs et des mosaïques au sol. Quand nous sortons de l’église, nous lui disons « grazie », elle nous répond « ciao, ciao ».
Les clochers des églises règnent sur les terrasses des maisons blanches collées les unes aux autres. La vie des toits des Pouilles s’étend entre le bleu de la mer et le bleu du ciel. Les terrasses sur les toits des maisons cohabitent, se transmettent le moindre bruit, les voix, les aboiements, la brise porte chaque claquement de porte, le bruit des assiettes qui s’entrechoquent et le tintement des verres. Tout ce qui se passe sur les terrasses voisines se passe également sur la nôtre.
Au cours du dîner, nous écoutons la messe qui a lieu dans l’église que nous voyons de notre terrasse, le son des cloches, les chants, l’homélie, l’Ave Maria survole les toits, s’aventure aussi sur la mer, les mouettes se le transmettent par leurs becs ouverts et, au rythme de tout cela, les robes noires des femmes italiennes dansent sur les fils tendus. « Amore mio », dit une femme à son enfant dans une des maisons voisines, sa voix atterrit aussi sur notre table et j’ai l’impression que nous avons trahi l’intimité d’une maman et de son petit garçon.
Un orage arrive de la mer, les mouettes jasent, comme si c’était elles qui fabriquaient l’orage, elles le tissent dans l’air, le brode avec les mouvements de leurs ailes ; le linge sur les fils se met à s’agiter violemment. Les femmes italiennes ne le ramassent pas s’il pleut, le linge trempé devient flasque et après, dans le vent et au soleil, il s’envole à nouveau avec légèreté. Les cloches se dépêchent, sautent joyeusement, parfois leur son est pesant et apporte de la tristesse dans le cœur, dans l’âme, dans les ruelles étroites de la ville blanche de Vieste.
Au soleil du midi, alors que tout le monde fait la sieste dans la chaleur et que les bateaux sur la mer s’immobilisent, nous cherchons une glace dans les rues brûlantes. Dans la chaleur des rues rôde une odeur de tomates mûres, le jus des pastèques rouges dégouline sur nos visages. Dans une poussette ancienne sont stockés des piments et des gousses d’ail. Le soir, nous buvons du rosé, le vent souffle légèrement, nous sommes tous les cinq, la musique d’un concert arrive jusqu’à nous par les toits, un garçon danse sur la terrasse.
Sur les chaises devant les maisons, des femmes âgées sont assises, elles passent leurs journées sur ces chaises. Je me demande comment elles appellent cette activité. À l’entrée de leur maison, on voit des rideaux bouger. Peut-être que, quand la fille d’une telle appelle de Rome et lui demande des nouvelles, la femme des Pouilles lui répond qu’elle a vu une fille avec les cheveux d’un blond vénitien, qu’elle portait une robe rose et un garçon en maillot bleu avec des dauphins et qu’ils parlaient français. Dans les ruelles le matin déambulent des hommes avec des chemises impeccablement repassées, leurs pas les mènent vers les églises.
« Il se souvient, oui, que ses oncles s’étaient assis comme il le faisait aujourd’hui, devant leurs maisons. Et qu’à l’époque, il les trouvait vieux. Que sa mère, avant de mourir, s’asseyait sur cette chaise, cette même chaise en paille et restait des après-midi entiers à contempler les rues du quartier et à se laisser emplir par ses bruits… Le temps avait passé. Et c’était à son tour de s’asseoir sur les chaises en paille, au coin des rues, en regardant les jeunes filer d’un pas pressé. » (Le Soleil des Scorta, L. Gaudé)
Le temps de faire fondre des glaçons dans le café. Le matin, une mouette se reposant sur un muret dans le vent, avec les plumes hérissées, tremblant, avait l’air décoiffée, vraiment pas soignée. J’ai éprouvé une pointe de culpabilité en la prenant en photo au mauvais moment, précisément au moment où elle n’était pas à son avantage.
Le caciocavallo est un fromage en forme de poire, les orecchiette, ces pâtes faites à la main, doivent nager dans une sauce aux tomates épaisse, les villes et leurs rues sont en mouvement permanent parce que les compositions du linge séchant en flottant à l’air varient constamment, tout comme la lumière, les couleurs et les mouvements des nappes, des serviettes, des draps, des chemises et des sous-vêtements changent à chaque instant. Un enfant est assis par terre, sur un balcon, il a passé ses jambes potelées à travers les barreaux et elles pendent au-dessus de la rue, un autre enfant dans les bras d’une femme rit, les Vespas traversent les rues.
« Ceux qui disent que nous sommes pauvres n’ont jamais mangé un bout de pain baigné de l’huile de chez nous. C’est comme de croquer dans les collines d’ici. Ça sent la pierre et le soleil. Elle scintille. Elle est belle, épaisse, onctueuse. L’huile d’olive, c’est le sang de notre terre… Regarde la sécheresse de cette terre tout autour de nous, et savoure la richesse de cette huile. Entre les deux il y a le travail des hommes. Et elle sent cela aussi, notre huile. La sueur de notre peuple. Les femmes cailleuses de nos femmes qui ont fait la cueillette. » (Le Soleil des Scorta, L. Gaudé)
Des murets chauds tombent sur le pavé des rues des chats maigres aux oreilles pointues, sur les routes les aubergines mauves tombent des camionnettes, le soir dans les ruelles étroites les petites filles étalent les coquillages trouvés sur la plage sur des coussins posés sur leurs genoux. Dans la baie de Cala Matana, sur un rocher blanc, dans l’ombre des pins, des adolescents lisent un livre à haute voix. La chaleur est infernale, dans l’eau cristalline de la baie des poissons aux queues blanches filent, l’île San Nicola est dominée par une forteresse.
Et là-bas, dans la chaleur au-dessus du port, la chorégraphie des barques et des rochers éparpillés dans la mer pendant les millions des années, au-dessus des trous pour les canons, par lesquels dans le passé on observait les bateaux des pirates et on prenait des décisions stratégiques, au-dessus de tout cela dans le bar sous un chapiteau je prononce les mots aqua limone en m’adressant à une Italienne, et lui fait un geste pour lui dire que je souhaite une rondelle de citron dans mon eau. Elle sort du frigo un gros citron de Sicile, le rince sous le robinet, avec un grand couteau très pointu elle coupe l’extrémité puis une rondelle épaisse qu’elle met au fond d’un verre, y met des glaçons et arrose tout cela généreusement d’eau pétillante.
« Lorsque le soleil règne dans le ciel, à faire claquer les pierres, il n’y a rien à faire. Nous l’aimons trop, cette terre. Elle n’offre rien, elle est plus pauvre que nous, mais lorsque le soleil la chauffe, aucun d’entre nous ne peut la quitter. Nous sommes nés du soleil, Elia. Sa chaleur, nous l’avons en nous. D’aussi loin que nos corps s’en souviennent, il était là, réchauffant nos peaux de nourrissons. Et nous ne cessons de le manger, de le croquer à pleines dents. Il est là, dans les fruits que nous mangeons. Les pêches. Les olives. Les oranges. C’est son parfum. Avec l’huile que nous buvons, il coule dans nos gorges. Il est en nous. Nous sommes les mangeurs de soleil. » (Le Soleil des Scorta, L : Gaudé)
Par Maria Danthine-Dopjerova, écrivaine slovaque.
Paru le 20/08/2004
256 pages
Actes Sud
19,30 €
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