On avait beaucoup aimé le précédent opus de Cédric Gras (également paru chez Stock en 2021) qui nous contait l’enthousiasmante et folle équipée des Alpinistes de Staline, Prix Albert londres 2020 : les frères Abalakov, dans les années 30, avaient reçu comme mission d’aller planter le drapeau rouge sur la plupart des sommets d’Asie Centrale. Par Bruno Ménétrier.
L’écrivain voyageur remet le couvert avec une suite ma foi fort logique : Alpinistes de Mao, « [...] une épopée similaire, inconnue, tragique, bouffie d’idéologie et malgré tout héroïque ».
Dans les années 50, la Chine envahit le Tibet et quelques camarades reçoivent la mission de porter le buste de Mao sur le sommet du Tibet récemment conquis, le sommet de la Chine Populaire encore toute jeune (elle fête son dixième anniversaire), bref sur le sommet du Monde : le Qomolangma, la déesse de l’univers, que ces infâmes droitiers de capitalistes avaient baptisé Mont Everest pour glorifier l’arpenteur général des Indes Britanniques.
Les camarades sélectionnés par le Grand Timonier n’y connaissent rien : ils n’ont jamais randonné, jamais tenu un piolet ni chaussé des crampons, jamais pratiqué ne serait-ce qu’un peu de varappe.
Qu’à cela ne tienne, pour mettre sur pieds ce « [...] groupe d’élite hautement novice » on demandera un peu de formation et un peu d’équipement au Grand Frère Soviétique.
Assurément, un peu d’entraînement et beaucoup de fanatisme maoïste ne pourra que conduire les camarades et le Parti à la gloire lorsqu’ils réussiront l’ascension de l’Everest (pardon, du Qomolangma) par la face nord, celle du Tibet - une première puisque c’est cette fameuse face nord qui a vu périr les alpinistes britanniques George Mallory et Andrew Irvine en 1924.
« Ils partent de très loin, de zéro en vérité. C’est peut-être toute la beauté de leur épopée. »
Parce qu’on apprécie le fastidieux travail réalisé par l’auteur : contrairement à la précédente aventure des grands frères russes, il n’existe que très, très peu de témoignages de cette épopée maoïste. Des rapports officiels bouffis de propagande maoïste, quelques sources russes, quelques rares photos...
Mais il en fallait plus pour arrêter Cédric Gras ! « Je n’ai retrouvé que quelques brèves réminiscences. Le ton est naïf, les remarques prosaïques, la vue courte, l’expérience nulle. [...] Ces hommes sans moyens ni volonté de postérité ne se plaignent ni ne se vantent dans la grande Histoire. Ils ne témoignent pas. Des rapports le feront pour eux. »
Parce que dans son précédent ouvrage, Cédric Gras nous donnait en filigrane tout le déroulé de la terrible dérive stalinienne et cette fois nous allons suivre l’invasion du Tibet en direct : les Chinois se lancent à l’assaut de l’Everest en 1960, juste un an après le soulèvement tibétain de 1959 et la terrible répression qui s’en suivit.
L’auteur sait s’effacer derrière son sujet et ses héros et nous livre un passionnant feuilleton à multiples rebondissements alpins, culturels et politiques. Dans ses romans, Cédric Gras nous parle de « [...] la montagne certes, mais comme belvédère sur une époque fascinante ».
Parce que le manque de sources et la surabondance de propagande font que les personnages ne peuvent être que dessinés à gros traits, le récit n’a pas le parfum d’aventure de l’épisode russe précédent. Heureusement la prose de Cédric Gras est toujours aussi lumineuse et agréable : sa plume parvient à faire de tout cela un formidable document sur une région et une époque mal connue.
En 1960, après quelques tentatives mitigées sur des sommets moins prestigieux, c’est une gigantesque expédition d’État, encadrée par l’armée, qui se lance à l’assaut du sommet mythique. Des centaines d’hommes, plusieurs dizaines d’alpinistes (même s’ils sont jeunes et pour le moins inexpérimentés !), des scientifiques, des centaines de porteurs, des camions de ravitaillement, une logistique à l’échelle du pays…
Ils seront plusieurs dizaines à dépasser les 8000 mètres, c’est déjà un record. Et bientôt la nouvelle tombe : « Wang Fuzhuou, Gonpo et Qu Yinhua de l’équipe d’alpinisme chinoise ont atteint le plus haut sommet du monde à 4h20 le 25 mai 1960. » L’agence officielle Xinhua clame : « Le mythe de l’impossible voie nord de l’Everest a volé en éclats ! »
Mais aucune preuve ne pourra être présentée, aucune photo, aucun vestige supposé laissé sur place ne sera retrouvé plus tard.
Les récits sont confus et peu cohérents, la propagande et la censure prennent le relais. Alors que s’est-il réellement passé là-haut ? « On clama que Wang Fuzhuou, Qu Yinhua et Gonpo avaient porté l’étendard rouge au sommet de l’Everest, en mai 1960. Qu’importait qu’ils aient réussi, il suffisait qu’ils se taisent. »
Et plus loin : « Ces hommes-là ne pouvaient raisonnablement redescendre perdants. On ne leur demanda rien et ils firent comme si. Un mensonge tacite, collectif et couru d’avance. Il n’était pas prévu qu’ils échouent. Ils devaient conquérir l’Everest “à tout prix”, celui de la vérité compris. »
Lorsqu’ils redescendent du toit du monde, c’est une dure réalité qui les accueille : la Chine est sinistrée dans un catastrophique grand bond en avant et va bientôt basculer dans le chaos d’une révolution culturelle.
Les chefs d’expédition, Xu Jing et Liu Lianman, vont bientôt partir en rééducation, le Parti n’est guère reconnaissant envers ses héros.
Il faudra attendre la fin des troubles politiques pour qu’en 1975, une nouvelle mégaexpédition envoie une dizaine d’alpinistes, dont une femme, jusqu’au sommet : et cette fois, ils ont emporté leur appareil photo, histoire de faire taire les doutes et les médisances capitalistes sur l’expédition de 1960 !
Paru le 22/03/2023
299 pages
Stock
20,90 €
Paru le 29/09/2023
257 pages
Points
8,40 €
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