La rentrée littéraire met chaque année en valeur les romans nationaux, en lice pour les plus prestigieux prix, du Goncourt au Renaudot, en passant par le Grand Prix de l’Académie Française. Les plumes étrangères sont toutefois au rendez-vous de l’événement annuel de l’hexagone littéraire, et même mises en valeur par le Prix Fémina ou Médicis, pour ne citer qu'eux. ActuaLitté a choisi de mettre un focus sur le continent de Maradona, à travers trois auteurs contemporains, venus de trois pays.
Le 02/08/2024 à 17:14 par Hocine Bouhadjera
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Publié le :
02/08/2024 à 17:14
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Première étape au Pérou, pays de Mario Vargas Llosa et d’Alfredo Bryce Echenique, mais pas seulement : Gustavo Rodriguez publie en cette rentrée son second roman en France, chez l’Observatoire à nouveau, Eufrasia Vela et les sept mercenaires, après Les Matins de Lima (tous deux traduits par Margot Nguyen Béraud).
Outre que la maison dirigée par Muriel Beyer concourt avec cette édition à la plus belle couverture de l’année, s’agit-il d’un roman d’aventure, voire picaresque, comme son titre le laisse présager ? Point du tout, puisqu’il s’agit d’une histoire drôle, tendre et émouvante sur le troisième âge et le droit à mourir dans la dignité, à travers le regard d’une femme simple et sacrificielle.
Ce roman est aussi un portrait du quartier chic de Lima, Miraflores, et plus généralement la peinture de la difficile situation sociale d’un pays aux convulsions séculaires. Gustavo Rodriguez a obtenu le Prix Alfaguara, un des plus importants et mieux dotés au monde pour la littérature hispanique, pour cet ouvrage.
À LIRE - Mario Vargas Llosa, une odyssée littéraire péruvienne
Un entretien qui offre l'occasion de découvrir un amoureux de la France, comme une plume importante de son pays.
ActuaLitté : Pouvez-vous vous présenter aux lecteurs français qui ne vous connaissent peut-être pas encore ?
Gustavo Rodriguez : Je suis un écrivain péruvien né à Lima pendant le mythique mai 68 en France. Cependant, je crois avoir été apolitique jusqu'à la naissance de mes trois filles. C'est leur avenir qui m'a éveillé. Avant cela — et avant de me consacrer entièrement à la littérature —, j'ai été un publicitaire à succès, du genre que Beigbeder a dénigré dans son roman 99 Francs.
Mais, en vérité, j'ai toujours lu et écrit depuis mon enfance : dans mon esprit, je jouais avec les mots comme s'ils étaient des puzzles. Enfant, j'adorais lire Jules Verne, puis, adolescent, je me suis passionné pour les écrivains péruviens Oswaldo Reynoso, Alfredo Bryce Echenique et Julio Ramón Ribeyro — les deux derniers ont vécu à Paris, comme beaucoup d'écrivains —, ainsi que pour les auteurs du Boom latino-américain. Dans une interview accordée au journal El País en Espagne, j'ai dit que je suis un mélange de Felisberto Hernández et de Netflix, et je pense que c'est un bon résumé de ma formation littéraire et pop.
On pourrait également dire que je suis un écrivain réaliste urbain, mais le réalisme de ma ville pourrait bien être perçu comme un délire sous d'autres latitudes…
Dans ce roman, nous suivons Eufrasia, une assistante à domicile pour personnes âgées à Lima. C'est une femme courageuse, capable de s'oublier pour les autres, jusqu’aux pires extrêmités... Elle est également mère célibataire. Pourquoi avez-vous choisi un tel personnage principal ?
Gustavo Rodriguez : Je déçois toujours quand je réponds à cette question, car les décisions concernant mes personnages sont le résultat de calculs très rationnels. Je commence à travailler sur un roman lorsque je sens que j'ai une intrigue qui pourrait être le bandeau d'un journal télévisé.
Dans ce cas précis, c'était : « À Lima apparaît une tueuse en série motivée par l'amour ». Comment devait être ce personnage, me suis-je demandé. Comme je voulais que cette tueuse miséricordieuse ait pour « clients » des bourgeois âgés de ma ville, j'ai noté certaines caractéristiques communes aux femmes qui sont assistantes domestiques dans mon pays : pauvres, migrantes des Andes, abandonnées par leurs partenaires, très travailleuses et empathiques envers ceux qu'elles soignent.
Pour Eufrasia, j'ai décidé que ce dernier trait devait être exceptionnel. Et croyez-moi, après sa publication, plusieurs lecteurs d'Espagne et d'Amérique Latine m'ont confié l'existence dans leurs familles d’ « Eufrasias » qui ont procuré une mort plus digne à ceux dont elles s'occupaient.
Autour d'Eufrasia Vela, il y a des personnes âgées : Doña Carmen, les « Sept Mercenaires », le médecin quelque peu alcoolique Jack, ou encore Pollo. Pouvez-vous présenter chacune de ces figures et leurs relations avec votre personnage principal ?
Gustavo Rodriguez : La première personne âgée que Eufrasia rencontre est Doña Carmen, qui vit une solitude douloureuse, souffre d'une hanche cassée et, pour couronner le tout, a perdu sa seule fenêtre sur la mer à cause d'un immeuble très haut construit à côté. Ensuite, Eufrasia rencontre Jack Harrison, un médecin retraité qui ne peut pas vivre sans son whisky. Il est le seul personnage basé sur une personne réelle : c'est un hommage littéraire que j'ai rendu à mon beau-père.
Mais les choses s'animent lorsque Eufrasia rencontre les « Sept Mercenaires » dans une maison de retraite. Ils se soutiennent mutuellement et jouissent d'une santé relativement bonne, donc les motivations pour requérir les services d'Eufrasia sont différentes.
Ces personnes âgées devaient être très différentes les unes des autres dans leurs expériences de vie, car c'est la seule façon de rendre compte d'une société aussi complexe que la mienne : Tío Miguelito, un ancien surfeur de la classe blanche et aisée de Lima dans les années 70 ; Ubaldo, un poète bègue qui enseignait la littérature dans une école pour riches et qui a des inclinations de gauche ; Giacomo, un marin à la retraite aux idées très conservatrices ; Madame Pollo, qui était la seule célibataire féministe de sa famille aristocratique ; Tanaka, un commerçant fils de Japonais ; les jumeaux introvertis… Tous établissent une connexion avec Eufrasia à travers les soins qu'elle leur prodigue et les ponts qu'elle crée avec le cinéma et la musique.
À travers cette peinture de la vieillesse, entre humour et émotion, que souhaitez-vous raconter sur le troisième âge ?
Gustavo Rodriguez : Ce dont nous parlons peu, nous qui sommes dans des phases de vie plus productives dirons-nous, et le paradoxe de cet évitement constant de la question du vieillissement, alors que nous vivons dans des sociétés de plus en plus vieillissantes.
Il est très probable que l'invention de personnages âgés ait été pour moi une excuse pour aborder un sujet encore plus tabou : le droit à une mort digne. Si nous ne pouvons pas contrôler les circonstances de notre naissance — qui est une roulette russe effrayante —, pourquoi ne pourrions-nous pas avoir le réconfort de contrôler les circonstances de notre mort ?
Le roman se déroule en grande partie à Lima, et plus précisément dans le quartier de Miraflores. Comment ce quartier, et cette ville, apportent-ils sa couleur et sa spécificité à cette histoire ? Pouvez-vous nous parler de la situation actuelle de la capitale péruvienne, que vous connaissez si bien ?
Gustavo Rodriguez : Je ne pense pas que Lima soit exactement une belle ville — elle possède quelques coins charmants —, mais c'est une ville fascinante. Elle s'étend entre l'océan Pacifique et les Andes, près d'une des mers les plus froides qui existent, et c'est pourquoi il ne pleut presque jamais, malgré sa situation tropicale. Le quartier de Miraflores, que Vargas Llosa décrit dans certains romans et nouvelles, est une zone privilégiée par ses falaises surplombant la baie, et aussi parce qu'historiquement, c'est un quartier bourgeois et relativement progressiste.
Cependant, il est aussi une bulle illusoire, contrastant avec de nombreux autres quartiers énormes, qui ont grandi dans la périphérie sablonneuse en raison de la migration des pauvres des Andes. Aujourd'hui, Lima est une ville de dix millions d'habitants, principalement andine, pleine d'informelle ; mais c'est aussi un carrefour de toutes les cultures riches qui ont peuplé et peuplent le Pérou. C'est pourquoi elle est devenue une capitale gastronomique en Amérique.
Malheureusement, comme dans d'autres capitales, Lima a maintenant un maire très conservateur et sans vision de long-terme. J'espère que cela changera bientôt.
En France, nous connaissons bien Mario Vargas Llosa, académicien français, et dans une moindre mesure, des figures comme Alfredo Bryce Echenique ou Julio Ramón Ribeyro. Quelle est la situation actuelle de la littérature péruvienne ? Quelles en sont les caractéristiques distinctives ?
Gustavo Rodriguez : Il est curieux que mon pays soit généralement représenté littérairement par ces noms, mais on oublie souvent que le Pérou a aussi été une terre de grands poètes, depuis Eguren, Vallejo, Martín Adán ou Eielson, jusqu'à Blanca Varela, Antonio Cisneros ou José Watanabe. Cela montre qu'il y a dans mon pays une grande tradition de soin apporté à la parole.
Cependant, je suis heureux de dire que, récemment, en matière de narration, nous n'avons pas de « caractéristiques propres » en tant que pays : les jeunes écrivains péruviens écrivent sur tous les sujets, comme on peut s'y attendre à cette époque postmoderne et interconnectée. Ce qui se développe en revanche, c'est une plus grande visibilité des écrivaines, comme dans le reste de l'Amérique latine.
Pour illustrer cela, je citerais Claudia Ulloa Donoso : une écrivaine très particulière que j'apprécie beaucoup, et qui, il y a seulement vingt ans, n'aurait pas bénéficié de la reconnaissance qu'elle reçoit aujourd'hui.
Dans vos romans, la dimension sociale est primordiale. Que pouvez-vous dire sur la situation actuelle et l'évolution du Pérou ?
Gustavo Rodriguez : Quelle question difficile. Si nous parlons d'évolution, il faut reconnaître que les coutumes ont beaucoup changé, mais qu'au fond rien n'a changé. La première ou la deuxième fois que le mot « Pérou » a été écrit sur un papier, c'était dans un contrat signé par trois conquistadors espagnols... Nous sommes une nation qui est née d'une vision entrepreneuriale, et rappelons que, en espagnol, « entreprise » et « aventure » sont synonymes.
La classification sociale selon la couleur de la peau et la vision de notre nature comme un butin continuent. Certes, des siècles plus tard, il n'y a plus d'esclavage, ni de ségrégation soutenue par la loi, les femmes peuvent voter, et il existe une démocratie avec des pouvoirs séparés en apparence... Mais le racisme et la tendance à privilégier le commerce aux droits des citoyens continuent.
Par exemple, le gouvernement actuel a parmi ses passifs le fait d'avoir tué 50 Péruviens qui ont manifesté il y a un an et demi dans les rues : tous avaient des noms de famille indigènes. Et il n'y a toujours pas un seul responsable. Ce sont des temps tristes pour la République ici…
Pour ce roman, vous avez remporté le prestigieux Prix Alfaguara de Novela en 2023. Comment avez-vous accueilli cet honneur ?
Gustavo Rodriguez : Presque endormi. Le jury m'a appelé à Lima depuis Madrid à 4h20 du matin et je crois que je suis encore en train d'assimiler les conséquences de tout cela. Je suis conscient que le prix est littéraire dans la salle des jurés, mais qu'il devient extra-littéraire une fois annoncé au public.
Les interviews, les couvertures, les voyages et les salons sont des exigences et des obligations qui échappent à l'intimité de l'écrivain avec son clavier, et à l'intimité du lecteur avec son livre. C'est dans cette intimité que la littérature se produit : le reste est divulgation ou promotion.
Ce qui a vraiment été merveilleux, ce sont les marques d'affection que j'ai reçues dans certains pays, et surtout dans mon pays : avec les hommages, j'ai déjà eu un enterrement de mon vivant, car j'ai entendu des belles choses qui sont habituellement réservées aux morts.
Ceci est votre second roman publié en France. Quelle est votre relation avec notre pays (sa littérature, sa culture...) ?
Gustavo Rodriguez : Au Pérou, le pain que nous mangeons depuis l'enfance est appelé « pain français », bien qu'il ne soit pas préparé de cette manière en France. Comment échapper à toutes ces émotions qui me font penser à votre pays ? J'ai déjà mentionné Jules Verne dans mon enfance — à propos, on dit que mon grand-père maternel était son ami, mais je pense que c'est une exagération —, et je devrais aussi dire que le seul roman qui m'a fait pleurer est Les Misérables.
Je pourrais aussi mentionner que ma première fille, Alesia, porte ce nom parce que j'ai été séduit par cette orthographe sur une pancarte à Paris lors de ma première visite (bien que je ne connaissais pas alors l'histoire de la bataille perdue par les Gaulois). Depuis mon enfance, j'écoutais Piaf et Aznavour, et aujourd'hui j'adore Zaz ; 37°2 le matin a été un choc pour mon adolescence. Je voulais que la France batte l'Allemagne dans cette épique demi-finale de 1982.
Peut-être devrais-je le résumer ainsi : apprendre le français a toujours été ma première tâche éternellement en suspens.
Crédits photo : Gustavo Rodríguez (CC BY-SA 4.0)
Paru le 04/03/2020
267 pages
Editions de l'Observatoire
21,00 €
Paru le 21/08/2024
281 pages
Editions de l'Observatoire
21,00 €
1 Commentaire
Andre Schmitt
03/08/2024 à 12:00
Entretien passionnant , judicieuses réflexions sur la littérature péruvienne, le travail d'écrivain, la situation du Pérou et singulièrement de Lima, le droit de mourir dans la dignité, les subtiles connivences avec la France....
Depuis plus de 40 ans, j'ai avec le Pérou une relation régulière , j'y ai travaillé dans le domaine culturel, j'ai un peu fréquenté MVLL et Bryce Etchenique, j'y ai écrit et j'y retourne presque chaque année
Aussi serais-je heureux de pouvoir entrer en contact avec Gustavo Rodriguez dont j'ai lu deux livres.
Merci de bien vouloir me dire si c'est envisageable.