Dans Les espaces sont fragiles, Stéphanie Dujols, traductrice de nombre de chefs-d’œuvre des lettres arabes chez Sindbad/Actes Sud, livre, dans une langue aussi limpide que flamboyante, un témoignage sans concession de deux décennies de colonisation inhumaine en Palestine.
Le 29/07/2024 à 09:52 par Faris Lounis
6 Réactions | 310 Partages
Publié le :
29/07/2024 à 09:52
6
Commentaires
310
Partages
Voir l’atroce d’aujourd’hui, se souvenir, lire celui d’hier.
Attacher un blessé sur le capot d’un véhicule militaire, l’exhiber en ville comme un trophée de guerre, alors que ses plaies béantes saignent et s’infectent au contact de l’air. Rouler sur le corps inanimé d’un civil. Aller et venir. Ne pas faire confiance au feu des snipers et mitrailleuses, donner la mort avec une rage aveugle, se divertir. Des choses qui arrivent, quotidiennement, en Cisjordanie, à l’ombre du génocide toujours en cours à Gaza.
Dans la novlangue du colonialisme israélien, ces actes barbares ne sauraient être qu’une simple et anodine « réaction involontaire de l’armée la plus morale du monde contre les terroristes qui lui sont hostiles », dans un territoire qu’elle colonise pourtant depuis 1967.
À Jénine, Tulkarem, Naplouse, Jéricho et Hébron, le régime colonial étend la toile de l’apartheid jour après jour, dépossède et expulse des familles entières de leurs terres et villages, emprisonne et torture par milliers, affame, systématise la soif, tire délibérément sur les ambulances, donne la mort, avec joie, une joie vengeresse. L’impunité est totale, absolue.
Cela se passe aujourd’hui. C’était le cas hier.
Comprendre donc l’atroce actuel passe aussi par se souvenir, lire celui des décennies précédentes. Quand le dévoiement des idéaux humanistes pousse certains « intellectuels » courtisans à claironner de studio en plateau-TV que pour préserver « l’esprit de la conversation » et être « empathique envers l’Autre », il serait inéluctable de nier l’existence de la colonisation en Palestine, du régime d’apartheid et du génocide qui se poursuit à Gaza, lire un écrit rapportant les choses vues et entendues sur le terrain, le terrain colonisé et fragilisé, aide grandement à dissiper les brumes du mensonge.
Dans Les espaces sont fragiles. Carnet de Cisjordanie, Palestine 1998-2019, Stéphanie Dujols, traductrice de nombre de chefs-d’œuvre des lettres arabes chez Sindbad/Actes Sud, livre des fragments de vérité pour voir et comprendre l’atroce d’aujourd’hui ; pour ne pas oublier celui d’hier. Surtout.
Un renard au « pelage gris bleuté » garde le paysage, cet « immense théâtre abandonné, au toit arraché », accueille sans peur les visiteurs. Des villages hauts perchés loin des regards. Sur les hauteurs, un plateau. Deux enfants attendent depuis longtemps et disent aux gens du passage : « On vient voir les gazelles ». Longtemps ils ont attendu leur sortie, « vers la fin de l’après-midi, quand l’ocre de leur pelage se mêlait à celui de la lumière ». Et ils ont vu, apprécié le spectacle des gazelles, les scintillements de leur pelage sous le soleil.
C’est une scène de Cisjordanie, cette « portion de terre oblongue où les collines ondulent comme des tresses épaisses et un peu déliées de petites villageoises ». On pourrait penser au règne de la paix au milieu des richesses que prodigue la nature, mais la brume du déni noie jour après jour les lumières de la vérité. Les démons de la Nakba, le nettoyage ethnique de la Palestine historique en 1948 (Ilan Pappé, 2006), habitent encore cette terre violentée. La temporalité de la dépossession se prolonge. Éternellement, elle recommence.
Si les « étendues d’un vert très vif » qui décorent la « longue route plate, presque parfaitement droite » et menant vers « de très petits hameaux en contrebas, sous la ligne d’inclinaison du paysage » ravissent le marcheur de la beauté tragique des collines, le tout se meurt au contact des routes de l’apartheid. Très vite, les barrages, les sentiers entravés par de hauts « talus de terre ou de ferraille, de détritus, de carcasses de tôle », installés par l’armée, apparaissent, paralysent le lyrisme de la langue et de l’imaginaire. Les Palestiniens le savent mieux que quiconque : même l’errance du flâneur est un privilège colonial. Parfois, des tranchées profondes s’ajoutent aux talus. Enfoncent encore plus ce peuple dans sa longue nuit coloniale.
Aux colonisés, que reste-t-il ? Des chemins de traverse, des routes serpentaires et accidentées, derrière les buttes et les collines, les champs et les bouts de sentiers. À dos d’âne, les plus démunis « cahotent sur les sentiers intérieurs, tentant de se faufiler au moins d’un village à l’autre ». Ni les ambulances ni les malades ne peuvent passer. La femme enceinte peut accoucher sur le talus et la ferraille, mourir dans certains cas.
Quand une traductrice travaillant pour le Comité international de la Croix-Rouge dit aux colons qui barrent la route : « est-ce que je peux passer ? », on lui répond, « d’une voix métallique » : « If you pass this junction, you’ll be shot dead », avec un « accent est américain ». Au moment de présenter son « mandat de passage universel » délivré par son employeur, l’un des colons lui rétorque : cette organisation « is like Arabs, go to hell ! ». En colonie, le désir d’accaparement des terres et des corps, le désir de donner la mort, avec un acharnement libidinal, atteint les inexpugnables faîtes de l’inimaginable, de l’indicible.
Les temps étaient sombres. Les civils brulaient dans les brasiers de la seconde Intifada.
Un missile vient de cibler un balcon et une femme se réveille à l’hôpital paralysée, une partie de sa famille décimée. De façon indiscriminée, les Jeeps de la colonisation tirent sur des enfants jouant au seuil de leurs maisons. Celles-ci deviennent des bases militaires pour des snipeurs, tous les civils sont des « terroristes », « complices du terrorisme ». Naplouse était bombardée méthodiquement. Les morts et les blessés se multiplient. Les traumatismes se généralisent.
À LIRE : Israël / Palestine : les enfants, premières victimes du conflit
Le deuil de la ville est presque éternel. L’enfant de dix ans, qui a perdu ses yeux par des éclats de projectiles pendant une invasion, se souvient encore. Mais de quoi ? De la dernière image du verger flamboyant où, au début de l’invasion, « il a vu les éclaircir un coin de cette jungle, creuser le sol, déposer les corps, puis les recouvrir et sans doute de branchages. Le tout très vite, encore plus vite que le veut la coutume. Il a tout regardé, médusé. » Il ne garde que ces images. Il parlait au médecin, dans une posture droite, une voix impassible. Au-dessus de sa tête, un tableau mystérieux semblait raconter une fête de village.
Des hôpitaux, que dire ? La détresse. Totale. Absolue. Un enfant amputé résume l’histoire de sa nation en exil : « Regarde mon corps, c’est comme la Palestine ! ». Un autre, en fauteuil roulant également, « faisait chaque jour la tournée des blessés et tenait dans sa tête la chronique de chacun ». Il tentait de recoudre les lambeaux de sa nation. Quant à la psychiatre M., elle vivait, soignait et écrivait dans l’urgence : « Chaque soir, elle rédige les chroniques de ses rencontres avec les blessés. Des textes vifs et limpides, avec d’étranges sauts de syntaxe où passe un trouble diffus. » De retour à Paris pour publier ses chroniques et témoigner de l’atroce, un prestigieux journal, après lui avoir demandé de remanier et éclaircir ses textes, lui dit : « Ce n’est pas d’actualité. »
Quant aux prisonniers du camp militaire de Huwwara (qui se trouve au sud de Naplouse) relâchés, ils marchent en colonnes, hagards, brisés de la torture infligée par « la seule et unique démocratie du Proche-Orient ». Ils sont officiellement « libérés », mais libérés comme des criminels, puisque, et même avant la naissance, le front de chaque Palestinien est estampillé de ce stigmate. Ils essayent de fuir les tirs à peine sortis du camp, doivent exhiber une pièce d’identité en l’air, un t-shirt en guise de drapeau blanc. Ils doivent marcher trois heures « sur la route éventrée par les chars, flanquée de carcasses de voitures broyées, dans un silence de mort troué de rafales ou du fracas des bombardements », jusqu’à leur arrivé sur l’esplanade du Croissant-Rouge. Ils rient une fois hors du danger.
C’était le feu en Cisjordanie. L’espoir de milliers d’humains parti en fumée. En ruines et décombres. La seconde Intifada, la période l’installation des barrages et des cages humaines s’est intensifiée, systématisée : « Je me souviens du moment où ils ont introduit cette cage qui se ferme électriquement. Je me souviens du tourniquet. Je me souviens de la honte de celui sur lequel la cage se fermait. […] Je me souviens d’un homme voulant en consoler un autre qui écumait à l’intérieur de la cage : ‘‘Dedans ou dehors, tu sais, c’est bien toujours une prison !’’. Je me souviens d’un aveugle figé dans la cage au tourniquet avec sa canne. Je me souviens d’un homme sur ses béquilles, dans la cage ». Existe-il des barrages d’une autre nature, pour sortir de ce trou noir, la colonisation et le régime d’apartheid ?
Du Carnet de Palestine de Stéphanie Dujols, à côté de l’importance historique, la valeur humaniste et la beauté de la langue, deux images sont à retenir.
La première, une scène consignée depuis le balcon de la traductrice, à Naplouse, en juin 2002. Un passage prémonitoire annonçant l’exacerbation de la politique de la destruction coloniale de masse : « Depuis ma fenêtre, je vois un très large tronçon d’asphalte encadré de chaque côté par un carré d’herbe ou de luzerne, dans le fond plat de la vallée. […] Depuis le couvre-feu, l’asphalte n’y apparaît plus : les chars y ont laissé une pellicule de terre beige. […] Je ne saurais expliquer comment ce rectangle de poussière lunaire est devenu peu à peu la scène de toutes mes ‘‘hallucinations’’. »
À LIRE : Vivre et témoigner en Palestine : entretien avec Stéphanie Dujols
Aujourd’hui, le paysage lunaire de Gaza est le paroxysme de cette rage de destruction coloniale ; la seconde, un éloge de la beauté qui, aujourd’hui, est plus que nécessaire pour faire face, lutter contre l’enlaidissement du colonisateur et du colonisé, des soutiens des uns et des autres également : « Je ne me voyais pas enterrée dans le petit cimentière blanc semé dans le dos du village en travers du chemin – il ne va pas aux étrangers. Je voyais plutôt mes cendres lâchées du bord du plateau, là où les enfants s’assoient pour attendre les gazelles, et se perdre d’un coup de vent dans le fond de la vallée d’herbes d’or. »
La beauté pourrait-elle neutraliser le déchaînement du nihilisme génocidaire de notre époque, drapé dans les oripeaux de « lutte contre le terrorisme », « pour la survie de la civilisation » ? Rien n’est moins sûr dans une séquence historique où, dans les États démocratiques comme dictatoriaux, la simple évocation des faits et l’insistance sur la nécessité du respect de la notion de vérité sont devenus synonymes de « trahison nationale », « haine de soi », « apologie du terrorisme », « appel à la haine raciale », « activisme pro-Hamas », « volonté délibérée de détruire l’Occident » et autres fariboles postmodernes.
Par Faris Lounis
Contact : farislounis27@outlook.fr
Paru le 01/05/2024
106 pages
Actes Sud Editions
15,00 €
6 Commentaires
Valero
29/07/2024 à 13:49
Merci pour ce bel article !
Ben Tihen
29/07/2024 à 15:52
"Aujourd’hui, le paysage lunaire de Gaza est le paroxysme de cette rage de destruction coloniale"
Ben voyons ! Sans le 7 octobre, Gaza n'en serait pas là aujourd'hui.
Lassant de devoir rappeler les mêmes évidences, jour après jour.
Lassant de devoir rappeler à cette gauche pro-palestinienne, sinon crypto-antisémite, qu'il ne faut pas confondre bourreaux et victimes.
Il n'y a pas de génocide à Gaza. Il y a des terroristes, aux mains d'une dictature religieuse, qui se font passer pour des victimes et des martyrs. Et qui entraînent leur peuple, dont ils n'ont que faire, dans leur chute sans fin.
Raphaël Delpard
01/08/2024 à 07:54
article dégueulasse. Tout est faux tout simplement parce que le journaliste oublie l'Histoire la vraie.
Marie
01/08/2024 à 09:58
Merci pour l'annonce de cette parution, enfin les médias (dont on sait à qui ils appartiennent, donc pas touche sur le sujet) ne peuvent rien contre cette parution. J
Marie
01/08/2024 à 10:00
...dérapage sur mon clavier. J'acquiers dès aujourd'hui et lis dès demain.Merci
Anjo
01/08/2024 à 20:21
Succès fou, il n'y en a déjà plus chez mon libraire. Si le ridicule ne tue pas, l'intelligence, non artificielle bien sûr, paie !