Les éditions de la bande dessinée alternative, Cornélius, avaient organisé en 2022 une solde exceptionnelle sur quatre ouvrages du Fauve d'or 2024, Daniel Clowes, pour éviter leur destruction, avant de se retrouver au cœur d'un conflit juridique avec les éditions Delcourt. Accusée notamment de concurrence déloyale, la maison a été condamnée à verser en tout près de 13.000 €, le 5 octobre dernier. Elle en appelle à présent à la solidarité de ses lecteurs pour surmonter cette épreuve, expliquant être « restée fidèle à ses principes » en refusant de pilonner les livres.
Le 25/07/2024 à 16:27 par Hocine Bouhadjera
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Publié le :
25/07/2024 à 16:27
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L'éditeur fondateur de la maison d'édition Cornélius, Jean-Louis Gauthey, nous confie : « L’impact est très direct sur la trésorerie et malheureusement amplifié par une conjoncture épouvantable pour les libraires indépendants et les petites maisons d’édition. »
Et de continuer : « Dans notre cas, ça nous a obligé à repousser des réimpressions, pourtant capitales à notre économie. Notre opération tirelire était une façon de reconstituer ce qui nous manquait tout en offrant la possibilité à notre public de se procurer des livres rares ou épuisés, souvent vendus à des prix excessifs sur internet. »
Mais avant d'en arriver à cette « opération tirelire », soit un appel au soutien des lecteurs et de ceux qui le souhaitent, rembobinons : comment les éditions Cornélius se sont retrouvées dans cette sale histoire ? Il y a deux ans, la maison organisait une solde exceptionnelle sur quatre livres du dessinateur Daniel Clowes, destinés à quitter définitivement leur catalogue.
« Après avoir découvert que Fantagraphics (Ndr : l'éditeur américain) cherchait à vendre les droits de quatre livres de Daniel Clowes à d’autres éditeurs français et n’ayant pu les convaincre de poursuivre avec nous, nous avons entrepris de proposer ces quatre ouvrages à prix réduit », raconte l'équipe de Cornélius.
En juin 2021, la maison a été contactée par l'agente de Fantagraphics pour renégocier les droits de ses quatre ouvrages, une démarche normale dans le cadre d'une « exploitation paisible » où les contrats sont tacitement reconduits si les droits sont payés annuellement. Cependant, « il nous apparaît alors très vite que sa démarche n’est pas forcément sincère — les sommes qu’elle demande sont extravagantes, totalement incohérentes par rapport aux chiffres de vente », partage l'éditeur.
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L'acquisition des droits d'exploitation est essentielle pour traduire une œuvre en français. Ces droits, généralement achetés au primo-éditeur de la version originale, sont limités à une durée spécifique et à une langue déterminée. Lors de l'acquisition, une avance est versée, puis les droits sont payés annuellement sur la base des ventes. À l'échéance du contrat, le primo-éditeur peut solliciter le renouvellement des droits pour prolonger l'exploitation de l'œuvre.
L'agente a finalement révélé, toujours selon Cornélius, qu' « un autre éditeur propose la somme de 50.000 € pour nos quatre titres... plus une avance de 40.000 € pour le futur Monica », poussant l'éditeur à surenchérir pour conserver les droits. Un « marchandage financièrement délirant », mais aussi moralement inacceptable », car « l'agente de Fantagraphics exigeait qu'on reprenne aussi deux titres de Rackham, nous poussant à trahir ce confrère... », rapporte Jean-Louis Gauthey. La conclusion des négociations a été abrupte, cette dernière ne donnant plus aucune nouvelle après la dernière offre de Cornélius, qui ne fut qu'autre que la proposition initiale.
Cornélius ne connaît pas, à cet instant, l'identité du nouvel éditeur, et reste dans un flou juridique, continuant à vendre les livres et versant des royalties. En octobre 2021, ils attendent la lettre officielle demandant d'interrompre la commercialisation, qui n'arrive jamais, et décident de solder les quatre livres à 15 €, apposant un autocollant explicatif sur chaque exemplaire.
L'objectif de ce solde n'était pas simplement commercial, assure l'éditeur bordelais : « Avec cette solde, nous voulions à tout prix éviter de détruire des livres. » Ils soulignent par ailleurs : « Nous avons payé la totalité des droits générés par cette solde à Daniel Clowes, sans décote liée au prix réduit. » Cornélius continue donc de promouvoir la bande dessinée, conservant les titres en question dans leur catalogue.
Mais peu après le début de la solde organisée en février 2022, la maison d'édition reçoit une lettre de l'avocat des éditions Delcourt, où il explique que l'éditeur qu'il représente détient les droits des titres, et ce depuis l'été 2021. L'avocat intime à la maison indépendante de « cesser immédiatement la commercialisation des ouvrages ».
En juin 2022, Delcourt passe à l'offensive en attaquant Cornélius pour « concurrence déloyale », « préjudice commercial » et « dénigrement », réclamant près de 60.600 € en dommages et intérêts. Pour l'éditeur mis en cause, l'éditeur Rackham, qui soldait également ses livres, ne reçoit aucune lettre similaire cette même période, ce qui confirme que l'objet du litige était le contenu du sticker apposé sur les ouvrages soldés, où on peut lire : « Pourquoi un tel prix ? Parce que Cornélius s'engage à ne pas détruire des ouvrages de qualité, même quand ils se font filouter les droits des-dits livres par un gros bonnet. Voilà. » Contacté par ActuaLitté sur le sujet, l'avocat de Delcourt n'a pas répondu à nos sollicitations.
Dans tous les cas, il y a procès : le tribunal de commerce de Bordeaux a rendu son verdict le 5 octobre dernier, condamnant les éditions Cornélius pour concurrence déloyale, tout en déboutant Delcourt des accusations de dénigrement et de préjudice commercial, ne trouvant notamment pas suffisamment de preuves que les actions de Cornélius visaient spécifiquement à nuire à Delcourt. Il a également rejeté la demande de Cornélius d'être indemnisée pour une prétendue procédure abusive engagée, concluant que Delcourt avait légitimement défendu ses droits.
Le tribunal a ordonné à l'éditeur de payer 9361 € à Delcourt en réparation du préjudice financier, et 3500 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile pour couvrir les frais de justice engagés par Delcourt, en plus de rembourser les dépens de la procédure.
Le jugement nous apprend en outre que le groupe Delcourt a en effet reproché à la maison le contenu d'un sticker jugé polémique et dénigrant.
13.000 €, et non plus de 60.000 €, mais qui pèse lourdement sur Cornélius, qui décide de ne pas faire appel. La maison partageait alors : « Nous acquiesçons à la décision du tribunal, nous payons les 13.000 € — consolidant les 68 millions d’euros de chiffre d'affaires du groupe Delcourt — et nous buvons une bonne bouteille pour ne pas nous laisser aller à l’amertume. »
Cornélius a en réalité « plutôt bien » accueilli cette décision du tribunal de commerce de Bordeaux, partage auprès d'ActuaLitté Jean-Louis Gauthey, « car les pénalités étaient raisonnables en regard de ce que demandait le groupe Delcourt, et les verdicts concernant la demande de réparation au titre du dénigrement et la demande de réparation au titre du préjudice moral, nous satisfaisaient ».
« Notre avocat pensait pouvoir obtenir un jugement plus favorable en appel au regard des nombreuses défaillances de Fantagraphics et des documents que nous avions réunis », continue l'éditeur, et de développer: « Mais cela nous aurait amené à être jugés non plus par le tribunal de commerce mais par le tribunal de Bordeaux, où les juges sont moins au fait des litiges commerciaux. Ce qui revenait à tenter un quitte ou double. N’étant pas joueur par nature et n’ayant pas envie de prolonger une procédure coûteuse, j’ai préféré qu’on s’en tienne là. D’autant plus que j’étais moins dans une démarche de revanche vis-à-vis de Delcourt que dans une posture morale vis-à-vis des pratiques commerciales d’une industrie qui pousse aux conflits et détruit plus de livres qu’elle n’en vend, sans jamais tenir compte de l’impact environnemental et des conséquences de fond pour les artistes. »
Reste que cette condamnation de 13.000 € constitue un défi financier important pour la structure indépendante, affectant leur capacité à investir dans de nouvelles publications. Elle sollicite ainsi un engagement de leur communauté de passionnés à travers une « opération tirelire » jusqu’au 31 août, encourageant l'achat de leurs livres, particulièrement en librairies, ou via leur boutique en ligne, où des lots spéciaux sont disponibles.
Finalement, pourquoi alors avoir pris un tel risque ? « Parce que, pour nous qui faisons notre métier avec passion, détruire des livres est un crève-cœur, une faute morale », répond la maison de la BD alternative.
L'éditeur de bandes dessinées et des livres d’illustration depuis 1991 a reçu de nombreux soutiens d’éditeurs de toutes obédiences, ainsi que de libraires et de structures du monde de la culture : « Je pense que c’est la disproportion entre les moyens de Delcourt et de Cornélius qui a ému », analyse Jean-Louis Gauthey : « Nous avons fait découvrir Daniel Clowes en France et avons soutenu son travail pendant presque trente ans. Beaucoup ont donc trouvé injuste ce qui se produisait. Cette affaire ne concerne toutefois que 4 livres ; il nous reste 5 titres de Daniel Clowes au catalogue. »
Le Fauve d'or 2024 a-t-il d'ailleurs réagi à cette affaire ? « Daniel a été mis au courant de la solde (pour laquelle nous lui avons versé des droits d’auteurs sans décote) et ne s’est pas manifesté à ce sujet, ce qui est très compréhensible. Mais nous sommes toujours en excellente relation et avons prévu de nous voir prochainement », répond l'éditeur.
Ce dernier conclut : « C’est certainement le point le plus positif de cette histoire : le public nous a dit à cette occasion que Cornélius comptait à leurs yeux et que notre travail n’était pas inutile. C’est une information qui nous échappait. J’avais ces derniers temps la sensation que nous étions noyés dans la masse des sorties et qu’il était indifférent pour le public qu’un livre soit publié par Cornélius ou quelqu'un d’autre. Ce n’est pas le cas et c’est un très bel encouragement à poursuivre notre travail. Je remercie tous ceux qui se sont manifestés, par leur participation à notre opération ou par leurs messages amicaux. Ils ne s’en rendent peut-être pas compte mais ils nous ont profondément revigorés. »
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
5 Commentaires
Marinisa
25/07/2024 à 23:21
Cornélius est une maison d'édition géniale qui publie de magnifiques livres. J'ai commandé récemment via leur opération tirelire le "pack Jarret", à savoir pour 30 euros, on a 5 kilos de livres. Comment dire ? j'étais comme une gosse un matin de noël ! j'adore leurs livres depuis longtemps et ils m'émerveillent à chaque fois. Merci à eux, il faudrait plus de maisons d'éditions comme eux, de vrais amoureux de bandes dessinées.
Serge Dontchueng Kouam
26/07/2024 à 06:00
Triste, mais courage à cet éditeur indépendant..
Jayme Lyre
26/07/2024 à 08:51
Le rachat de Delcourt par Editis ne devrait pas améliorer ces pratiques malsaines...
Jeek Brown
27/07/2024 à 11:56
Daniel Clowes le boss
faut tout lire
absolument
idem pour Burns
fait un crédit, braque une banque mais achète
épouse une milliardaire s'il le faut
mais achète
Arrivederci
Louise
27/07/2024 à 15:35
Les grands groupes n'ont aucun mérite. Honte aux éditeurs qui sont derrière cette opération, et immense soutien à l'édition indépendante.