En 2023, le Prix des Deux Magots célébrait ses 90 ans d'existence, en 2024, c'est le café qui l'accueille depuis tout ce temps qui fête ses 140 ans. Malgré un âge plus que canonique, la récompense littéraire est toujours aussi alerte, notamment grâce à l'injection régulière de sang neuf... L'année dernière, elle accueillait trois nouveaux jurés, cette année rebelote : le journaliste et auteur Nicolas Carreau et l'éditrice et écrivaine Jessica Nelson rejoignent le prix du café des écrivains.
Le 13/08/2024 à 11:06 par Hocine Bouhadjera
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13/08/2024 à 11:06
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En attendant l'annonce de la première sélection de la 91e édition du Prix des Deux Magots, le 2 septembre prochain, ActuaLitté a rencontré, avant l'été, les deux nouveaux jurés. Ils succèdent à Isabelle Carré et Éric Deschodt. Le premier est un journaliste littéraire, animateur des émissions d'Europe 1, La voix est livre et Dans la bibliothèque de..., essayiste et, depuis 2022, romancier.
Il a l'œil vif et le verbe haut dès qu'il s'agit de discuter d'un auteur qu'il aime, la seconde, plus réservée, n'en est pas moins passionnée, comme lorsqu'il faut évoquer son chouchou (il faudra arriver à la fin de l'article pour le découvrir...). Sortie de Sciences Po, Jessica Nelson co-fondé les Éditions des Saints Pères, spécialisées dans la reproduction de manuscrits originaux et autres grands textes de la littérature, mais aussi le Prix de la Closerie des Lilas. Et a encore trouvé le temps de publier onze livres depuis 2005.
Peu avant cette rencontre au café des avant-gardes littéraires, les deux nouveaux jurés avaient rejoint les autres membres à l'occasion d'un dîner amical, l'opportunité de rencontrer ceux qu'on ne connaissait pas encore, et mieux découvrir les autres plus ou moins fréquemment croisés. Un jury avec beaucoup de fortes personnalités, hétéroclites, et le président Étienne de Montety pour mener le tout. Et finalement, une belle alchimie, grâce à l'équilibre des ingrédients explosifs...
Et Nicolas Carreau et Jessica Nelson, quels types de jurés sont-ils ? « En tant que juré, je perçois clairement ma position selon les groupes auxquels je participe », partage le journaliste, avant de développer : « Par exemple, pour le Prix Europe 1, je préfère animer et me mettre en retrait, laissant la parole aux autres. Plus généralement, je me contrôle souvent, me rappelant de garder mon calme, surtout quand je suis passionné par un livre. C'est difficile de défendre un roman avec vigueur quand d'autres ne l'apprécient pas autant ; être direct n'est pas toujours la meilleure stratégie. Je ne suis pas doué pour imposer mes choix, mais cela ne me dérange pas, car mon objectif principal est avant tout de défendre les œuvres en lesquelles je crois. »
Jessica Nelson évolue dans sa manière d'être jurée en fonction des différents jurys : « À la Closerie, par exemple, je suis plutôt discrète en tant que fondatrice, laissant la parole aux membres invités, en particulier des fondatrices. Aux Deux Magots, ce sera différent, je pense. Il me semble que les stratégies de défense d'un livre dépendent fortement des personnalités présentes et des œuvres en compétition. Parfois, il est clair qu'un livre se distingue, alors que d'autres années, la concurrence entre deux ouvrages peut être plus intense. »
Nicolas Carreau constate : « Je suis souvent confronté à des révélations lors des délibérations, des perspectives qui me faisaient défaut avant que quelqu'un d'autre ne les soulève. Cela peut radicalement changer ma vision d'une œuvre. » Une réflexion poursuivie par sa nouvelle camarade de jury : « Les discussions entre jurés peuvent m'amener à voir un livre sous un nouvel angle, me faisant parfois pencher pour un autre choix. Les critères de sélection peuvent varier grandement, mais il est important de considérer la fonction sociale du prix aussi, comme ne pas récompenser quelqu'un qui a déjà été fréquemment honoré, surtout si le prix vise à encourager de nouveaux talents. »
En somme, en tant que jurés, la qualité littéraire, c'est disons 80 % du jugement, à quoi s'ajoutent 20 % de considérations annexes qui influencent une décision finale, en forme de consensus, s'accordent les deux nouveaux jurés.
C'est Étienne de Montety qui a appelé Nicolas Carreau pour lui proposer de rejoindre le jury, « une opportunité qui m'intéressait grandement ». Quant à Jessica Nelson, son intégration fut plus « dynamique » : elle a dû participer à une course de relais littéraire sur le boulevard Saint-Germain, défendant passionnément un livre au cours de cet effort, nous assure-t-elle...
Plus sérieusement, « il semble que notre sélection au sein du jury a été motivée par la volonté des membres existants de diversifier les perspectives, en ajoutant des voix qui complètent les profils déjà présents », juge Jessica Nelson. Mais aussi de chercher à enrichir les discussions avec des approches variées, l'une du journaliste-auteur, l'autre de l'éditrice-autrice. Et là comme les autres, deux gros lecteurs. Étienne de Montety, de son côté, est convaincu « qu’ils apporteront un regard personnel sur la littérature actuelle, tout en entretenant l’esprit qui caractérise le prix ».
Les fidèles d'Europe 1 connaissent bien la voix de Nicolas Carreau, mais savent-ils qu'il est journaliste littéraire depuis 20 ans, avec un focus particulier sur la littérature depuis une décennie ? « Dans la presse, j'ai écrit pour Les Inrockuptibles où j'ai passé quatre ans à couvrir les tendances futures, une mission que j'ai poursuivie ensuite chez Marianne pendant six ans, jusqu'à récemment ». Après des stages post-études, il a rapidement intégré Europe 1, et n'en est plus sorti.
Il a également publié des essais, souvent centrés sur les figures héroïques en littérature ou les personnes réelles qui ont inspiré ces personnages fictifs. Sa formation universitaire en histoire à Angers et en philosophie politique à Paris 1 a aiguisé son analyse : « Mon tout premier livre, Les Légendes du Masque de fer, explore, comme son nom l'indique le mystère du masque de fer, une fascination qui me hante depuis l'enfance, inspirée par les récits de mon père, lui-même historien, et ma lecture du Vicomte de Bragelonne d'Alexandre Dumas. »
Son premier roman, publié en 2022, Un homme sans histoire (JC Lattès), raconte l'histoire d'un homme qui choisit la monotonie quotidienne pour échapper aux tracas de la vie, jusqu'au jour où il est contraint de partir en cavale pour un road trip mondial... « Un roman d'aventure récemment sorti en poche, et dont la couverture a orné les murs du métro, ce dont je ne suis pas peu fier », partage Nicolas Carreau, et d'évoquer la consécration d'apercevoir un usager du métro parisien y lire son roman.
Jessica Nelson, malgré un nom qui évoque le plus célèbre vice-amiral de la Grande Bretagne, est née dans la Drôme : « Après avoir obtenu mon diplôme de Sciences Po, j'ai su que ma carrière se déploierait dans le monde de la culture, des lettres et de l'édition », nous confie-t-elle. Cela fait à présent près de 25 ans qu'elle travaille dans le secteur du livre : « Au cours de ces années, j'ai occupé plusieurs postes et, il y a douze ans, j'ai co-fondé les Éditions des Saint Pères. Nous avons également repris l'Avant-Scène Théâtre, ce qui fait de moi aussi une éditrice de théâtre. »
Son dernier ouvrage en date, L'Orageuse (Albin Michel), explore la vie méconnue et profondément romanesque de Louise Colet. Bien que connue pour être l'amante de Flaubert, notamment durant la rédaction de Madame Bovary, elle était également une auteure prolifique, avec une quarantaine d'ouvrages à son actif, dont quatre lauréats du Prix de l’Académie française. « Elle a correspondu avec des figures telles que Victor Hugo et Garibaldi... J'admire profondément ce personnage et, à travers la fiction, j'ai cherché à l'humaniser, rendre plus accessibles cette figure historique qui pourrait sembler autrement lointaine et intimidante. »
Elle est également la cofondatrice, comme évoqué précédemment - avec Emmanuelle de Boysson, Carole Chrétiennot, Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Stéphanie Janicot et Tatiana de Rosnay - du Prix de la Closerie des Lilas, dont le jury est exclusivement féminin, et qui récompense uniquement des écrivaines : « À ses débuts [en 2007, NdR], ce prix était pionnier, à une époque où la littérature féminine était souvent scrutée avec scepticisme. Notre but était de montrer qu'il existait une littérature populaire et de qualité, écrite par des femmes. » Le premier prix a été décerné à l'expérimentée Anne Wiazemsky, et petit à petit, l'ambition de découvrir de jeunes talents s'est renforcée.
Jessica Nelson nous en raconte un peu les coulisses : « Le jury est caractérisé par un esprit de camaraderie, d'amitié et de bonne humeur. Nous travaillons sérieusement, avec un processus de sélection rigoureux incluant des tableaux Excel et d'autres outils professionnels, tout en conservant une atmosphère joyeuse et décontractée. Ce que j'apprécie dans tous les aspects de ma vie, c'est de prendre les choses au sérieux tout en avançant légèrement et en gardant cette étincelle d'enthousiasme. »
Nicolas Carreau est de son côté impliqué dans le Prix Relay, le Prix de l'Instant, associé à la librairie du même nom installée dans le XVe arrondissement de Paris ; ou encore le Grand Prix de Littérature Américaine, « qui est particulièrement exceptionnel et exigeant, une référence en matière de qualité ». L'occasion de nous confier « un penchant marqué pour la littérature américaine ».
À LIRE - Une sociologie des jurés des prix de la rentrée littéraire
En plus de ces engagements, il s'occupe de la sélection pour le Prix Europe 1 - GMF, qui existe depuis cinq ans. Il récompense un roman parmi les publications de la rentrée d'hiver : « La gestion de ce prix représente un gros travail : je lis énormément en raison de ma chronique quotidienne, absorbant environ trois romans par semaine. Cependant, même avec ce rythme de lecture intensif, je découvre parfois lors des sélections des ouvrages que je n'ai pas encore eu l'occasion de lire, que je dois alors ajouter à ma liste de lecture. J'essaie de les espacer judicieusement pour mieux les apprécier et les évaluer. »
Enfin, pour connaître définitivement les deux nouveaux jurés du Prix des Deux Magots, n'hésitons pas à emprunter le concept de l'émission du dimanche de Nicolas Carreau, qui consiste à s'inviter dans la bibliothèque d'une personnalité. Il laisse l'honneur à Jessica Nelson de nous partager ses grands auteurs, qui vaut bien n'importe quel test de personnalité...
« Edith Wharton occupe une place de choix dans ma bibliothèque idéale », commence cette dernière, et de développer : « Je la relis régulièrement, et grâce à mon travail aux Éditions des Saint Pères, je sais exactement où trouver les fac-similés de ses œuvres... Cette lecture me procure toujours un grand bonheur. »
Avec le temps, Jessica Nelson se tourne de plus en plus vers la poésie, « un genre qui s'impose désormais dans mes lectures habituelles. Je suis particulièrement attachée aux œuvres d'Apollinaire et d'Éluard. Bien qu'appréciés dès mes 20 ans, ces poètes ne m'avaient pas touchée de la même manière qu'ils le font aujourd'hui. »
Jean Cocteau, en revanche, reste un incontournable, son chouchou, qu'elle a découvert à 13-14 ans avec Le Grand Écart. « Que ce soit son théâtre, ses scripts de cinéma, sa poésie ou ses romans, tout me fascine chez lui. S'il fallait que je conserve une seule œuvre, ce serait un de ses livres. » Mais pourquoi lui ? « Ce qui me captive chez Cocteau, c'est cette capacité à rester les pieds sur terre tout en étant connecté à des dimensions invisibles et éthérées. J'admire sa manière de travailler le rêve comme matériau, son approche surréaliste même sans en être un, et ses tentatives de déchiffrer l'âme humaine, naviguant constamment entre émotion et intellect. Même ses simples gribouillages sur un galet me semblent aussi merveilleux que ses œuvres plus élaborées. »
Avec les éditions des Saint-Pères, elle a édité plusieurs (très) beaux livres Cocteau, dont le dernier en date, Jean Cocteau - Chambres avec vues, célèbre le soixantième anniversaire de la disparition du touche-à-tout le 11 octobre 1963. Figure enfin parmi ses favoris Vita Sackville-West, une romancière anglaise qu'elle a redécouverte grâce aux rééditions chez Autrement. Connue en son temps en tant qu'amante de Virginia Woolf, elle reste aujourd'hui relativement obscure en France.
Dans la bibliothèque idéale de Nicolas Carreau figure Alexandre Dumas, un pilier fondateur dans son univers littéraire : « Dès l'âge de 10 à 12 ans, il m'a introduit à la fois à la littérature et à l'histoire. Je lisais peu étant enfant, mais les œuvres de Dumas, comme Les Trois Mousquetaires et Le Comte de Monte-Cristo, ont capté mon imagination de manière inégalable. Il est d'ailleurs fascinant de constater que Dumas se trouve dans presque toutes les bibliothèques que je visite. »
Parmi les auteurs américains, Jim Thompson et Larry McMurtry tiennent en bonne place dans son panthéon, mais surtout Stephen King, dont il a lu presque toutes les œuvres : « Je suis particulièrement attiré non pas tant par ses histoires d'horreur que par des romans comme Marche ou crève, Running Man, Dolores Claiborne, ou ses recueils de nouvelles, qui sont d'une densité narrative impressionnante. Les Évadés, un des films préférés des Américains, adapté d'une de ses nouvelles, est un exemple parfait de sa capacité à condenser une histoire riche et complexe en quelques pages seulement. Il est, à mon avis, un grand styliste qui sait rendre le simple par des chemins inattendus. »
Son intérêt pour la poésie a lui aussi grandi, notamment depuis sa découverte de Richard Brautigan il y a une dizaine d'années. « En somme, je suis attiré par les romans profondément romanesques, ceux qui tissent des récits captivants et riches en émotions, quel que soit leur genre », résume-t-il.
Finalement, quelles sont leurs attentes personnelles en tant que jurés ? Jessica Nelson confie : « Je suis particulièrement touchée par les romans qui parviennent à me surprendre, ceux qui captent mon attention de manière inattendue. Un exemple parfait serait L'Inconnue du Portrait de Camille de Peretti. Ce genre de livre a le pouvoir de m'émouvoir profondément, car il me cueille sans que je m'y attende. »
De son côté, Nicolas Carreau apprécie avant tout un roman qui « éveille les sens : Il doit créer des images vivantes ou évoquer une mélodie à travers les mots qui semblent jaillir de la page. Lorsque je lis, je ne veux pas simplement observer l'auteur à l'œuvre ; je cherche à être transporté dans l'univers du livre, à ressentir les émotions et les ambiances comme si elles émanaient naturellement du texte. »
Et de conclure : « C'est cette capacité à transcender la simple écriture et à donner vie à un monde entièrement formé qui fait d'un roman une œuvre marquante, selon moi. »
La 91e édition du Prix des Deux Magots dévoilera son lauréat le lundi 7 octobre lors d'une cérémonie organisée au Café des Deux Magots. Le gagnant succèdera à Guy Boley, qui a été honoré en 2023 pour son roman, À ma sœur et unique, publié chez Grasset.
Doté d'une récompense de 7700 €, ce prix est attribué chaque année à une œuvre de langue française parue récemment. Il a pour objectif de mettre en lumière un auteur, qu'il soit romancier ou essayiste, qui émerge ou qui était jusqu'alors peu reconnu. D'autres critères peuvent également influencer le choix du jury, qui ne se ferme aucune porte.
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Outre Nicolas Carreau et Jessica Nelson, le jury est composé de Laurence Caracalla, Jean Chalon, Jean-Luc Coatalem, Pauline Dreyfus, Clara Dupont-Monod, Pierre Kyria, Marianne Payot, et Abel Quentin. Benoît Duteurtre, également membre du jury, est brutalement décédé en juillet dernier.
Crédits photo : ActuaLitté (CC BY-SA 2.0)
Paru le 05/04/2023
409 pages
Albin Michel
21,90 €
Paru le 09/10/2023
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Editions des Saints Pères
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Paru le 16/03/2022
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Jean-Claude Lattès
20,90 €
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mystere
14/08/2024 à 21:52
Bon, je fais le malin: Louise CoLet
Louis Mallais
19/08/2024 à 11:48
Inspirant.