RomansRentree2024 — Isolée dans le froid et la solitude des forêts de Kangoq, vit une drôle de créature. Recluse dans sa plumerie, une femme, parfois sorcière, amante ou maîtresse, intrigue par sa pratique sanglante de plumage des oies. En vérité, l’intéressée offre son corps aux hommes, et divulgue son savoir aux femmes. Un roman mémorable, aux allures de conte tordu, dans lequel Audrée Wilhelmy déploie toute l’étendue de sa poésie.
Avec son sixième ouvrage, à paraître au Tripode, Audrée Wilhelmy marquera sans aucun doute la rentrée littéraire. Peau-de-Sang plonge le lecteur dans une bourgade imaginaire et reculée. À cette époque, une femme trop indépendante perturbe l’ordre patriarcal établi. Mais quel est véritablement ce temps ancien où nous entraîne la romancière ?
Dès les premières pages, le bucolique cède à la vision d’horreur : elle, « accrochée par la gueule et les poignets », est suspendue parmi les carcasses d’oies. Le sang tombe « en gouttes noires sur les viscères empilés » : le corps humain, mort au milieu de ceux des volatiles... Le récit rembobine alors le fil des événements, et l’on basculerait dans un polar historique : qui a tué la plumeuse ?
La victime n’a qu’un surnom, où s’entrechoquent le macabre et l’écoeurant : Peau-de-sang. En ce temps, un sobriquet reflète avant tout une fonction sociale ou un métier. Dans son échoppe, de jour elle exerce celui de plumeuse d’oies, et le lieu change de nuit, pour devenir le terrain de jeu (de chasse ?) d’une prostituée.
À la nuit tombée, on n’effeuille plus les oies, mais la marguerite : la jeune femme se déplume, ôtant ses vêtements un à un derrière la vitrine de sa boutique, devenue un piège de lumière. En guise de spectateurs, une foule d’hommes et femmes honteux, mais curieux. Quand de jour, les plus prudes jouent les Tartuffe, le soir, riches et pauvres de Kangoq se mélangent et se masturbent devant cet étonnant spectacle.
Pierre, ce père de famille rejetant son obsession pour Peau-de-sang, interroge particulièrement la notion du déguisement. Lorsque ce dernier devient le narrateur principal du roman, il devient clair qu'il lutte contre sa pédophilie. De fait, le père de famille fantasme sur les poupées, allant même jusqu'à demander à Peau-de-sang de se déguiser comme tel.
Si l'image de la femme-objet est percutante, elle est aussi profondément troublante, car la poupée est un jouet de l'enfance. Sa folie est exacerbée par la présence de ses deux filles, liant étroitement sa pédophilie à l’inceste.
Il découvre la richesse de mes jupons et me baptise en lui-même Peau-de-sang, un écho à ce conte qu’il lit tous les soirs aux trois fillettes qui l’attendent à la fenêtre de sa maison.
- Extrait de Peau-de-sang
La plumeuse cache également dans sa maison une malle remplie de robes magiques, dignes des plus beaux contes pour enfants. Les vêtements ont le pouvoir de ne jamais s'abîmer ni même vieillir – la collection Dorian Gray, printemps, été, automne, hiver, en somme. Elles moulent les formes de celles qui en prennent possession, et se transmettent de génération en génération. Mais pas uniquement.
Peau-de-sang accueille dans sa plumerie des jeunes filles du village et leur enseigne l'art de la couture. Le parallèle s'impose : d'un côté, les oies mortes que l'on plume et dont le corps sera vendu pour être mangé. Vivant entourée de bêtes suspendues, la plumeuse cotoie la mort, qu'elle soit littérale ou symbolique. Ce sont les « oies blanches », celles qui, naïves peut-être, n'ont pas échappé à la violence.
En contrepoint, se trouvent alors des oies à sauver : des jeunes filles à former, qui échapperont au destin qui les voue à une place de choix sur la table du banquet. Pour cela, Peau-de-sang leur enseigne l'art de la couture, imposant une tâche ardue : créer une robe exprimant leur féminité. En même temps, la plumeuse leur impose une abstinence sexuelle jusqu'à ce que la robe soit terminée. Autant de défis qui forment un rite de passage, une transition de l'enfance innocente à l'âge adulte plus averti ?
Dans ce commerce hébergeant deux activités, qui lui sert aussi de refuge, démarre alors le jeu de piste. En installant le lecteur dans une bourgade imaginaire, mais réaliste, l’autrice joue déjà avec un flou propre aux contes : les personnages, le décor, tout semble emprunté au réel, mais établi dans un passé impossible à dater. Tout juste sait-on qu'il existe des becs de gaz – lesquels n'arrivèrent à Montréal qu'en 1837.
À cet « in-certain temps », pour reprendre le titre de Jean-Pierre Mathias, s'ajoute le Merveilleux : toute la narration est alors à reconsidérer. En commençant avec la référence la plus directe : Peau d'âne. Pierre incarne ce premier vecteur de l'allusion, dans son rapport incestueux.
À LIRE – Peau-de-sang, expérience physique et sensorielle: “Bienvenue, Audrée...”
Mais la plumeuse se sert aussi des robes magiques comme d’un déguisement, qu’elle porte pendant l’acte sexuel pour se protéger : changeant d'identité, elle se protège d'une certaine manière contre la violence de l’acte sexuel. Un vêtement pour échapper à son destin... Nous y voilà.
Or, la couture – le tissage, plus précisément – renvoie à une autre femme qui, par cette activité, s'est également protégée contre les requêtes empressées d'hommes avides de pouvoir. Oui, Pénélope et Peau-de-Sang partagent un objectif commun, même si leurs destins diffèrent. L'une attend son mari Ulysse, peu pressé de retrouver Ithaque, faisant et défaisant sa tapisserie pour repousser l'heure de choisir un nouvel époux. L'autre repousse un pan de son existence, fait d'une sexualité monnayée. Mais toutes deux se prémunissent d'une domination sur le corps des femmes.
Le roman ne convoque pas seulement le texte d'Homère : la mythologie grecque possède ses trois tisseuses, maîtresses du destin des Humaines, les Moires. Ainsi, cette vieille dame, qui annonce la mort de la plumeuse, fournit une allusion immédiate : Clotho, Lachésis ou Atropos, le lecteur choisira. Le fil conducteur, lui, est bien là.
Malgré sa condition de prostituée, et ses maigres finances, Peau-de-sang refuse catégoriquement les multiples demandes en mariage du médecin, qui lui garantirait pourtant un train de vie luxueux. C’est un acte fort : vivre de peu et dans la pauvreté. Elle s’oppose ici à la volonté des hommes, et refuse que ces derniers la possèdent, en achetant sa liberté. La plumeuse vivra, quoiqu’il advienne, une sexualité outrageusement libérée, dans un univers aux moeurs strictes.
Diverses voix féminines s'entremêlent au fil du récit, appuyant le propos féministe. On découvre ainsi l'intimité des femmes trompées par leurs maris, venues consulter Peau-de-sang en quête de conseils. Celle-ci leur révèle des pratiques sexuelles qu'elles ignorent, ouvrant ainsi la voie à la découverte de leur propre corps et à l'exploration du plaisir sexuel, chose qui leur a été trop longtemps refusée par misogynie.
Du côté des hommes comme des femmes, la plumeuse lie les couples en s'immisçant dans leur intimité. De quelque façon, elle permet à chacun de réaliser ses fantasmes et de donner vie à ses désirs les plus enfouis.
Un univers si foutraque – dans le sens exalté – impliquait un renouveau : Audrée Wilhelmy a pris une totale liberté en inventant sa propre ponctuation et nous offre cette prose débridée. Le roman devient un poème en vers libre, où les points ne terminent plus les phrases, où l’on change subitement de narrateur… Le style poétique, cru, transporte le lecteur : dépaysement assuré. Après tout, nous sommes dans un monde hors du monde, dans cette temporalité du merveilleux “Il était une fois”. La langue a suivi.
oh ! ma plumeuse ! elle est chérante, mais son souffle quand elle baise te ramène à l’empremier du monde
- Extrait de Peau-de-Sang
Tout au long du texte, des phrases énigmatiques sont dispersées çà et là : « sans peau, la vache » ; « le premier protège le second/le second couvre le troisième », ou encore « prends-moi que je te refuse ». Ces paroles ressemblent à des formules magiques, des incantations, qui introduisent une dimension merveilleuse propre aux contes. Le langage se transforme en un outil enchanteur, avec des expressions incompréhensibles pour le commun des mortels.
Peau-de-sang, c’est un texte marquant par sa non-conformité, atypique et hors catégorie. Sous une apparente innocence, Audrée Wilhelmy a insufflé à cette histoire une profondeur remarquable, en jouant habilement avec la langue française et ses symboles.
Peau-de-sang se vit tel une expérience littéraire et, malgré sa difficulté, cela en fait un ouvrage qui vous est chaudement recommandé.
Retrouver un extrait en avant-première.
À paraître ce 22 août. Coécrit par Louella Boulland et Nicolas Gary.
DOSSIER - Rentrée littéraire 2024 : les romans en avant-première
Paru le 22/08/2024
233 pages
Le Tripode Editions
20,00 €
Commenter cet article