Écrivain des années 1920, Pierre Billotey meurt à l’âge de 46 ans, en 1932, d’une crise d’urémie. Il enseignait au lycée Arago (place de la Nation, à Paris) et était secrétaire général de l’Association des écrivains combattants (grièvement blessé lors de la Première Guerre, Billotey avait reçu la Médaille militaire).
Sao Kéo ou le bonheur immobile fut publié chez Albin Michel en 1930, deux ans avant la mort de son auteur. Un an plus tôt, Billotey avait parcouru l’Indochine (voir son récit de voyage L’Indochine en zigzags), où le héros de Sao Kéo découvrit le Bonheur. Roman séduisant, bien de son temps, Sao Kéo a été réédité aux éditions Kailash il y a exactement vingt ans, attirant momentanément l’attention sur un auteur qui est depuis, et assez injustement, retourné dans l’oubli.
Le 22/09/2019 à 09:00 par Les ensablés
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22/09/2019 à 09:00
« Ce fut le 11 octobre 1921, il m’en souvient avec une parfaite netteté, que j’achevai de me ruiner. » Ainsi commence le récit de Lucien Payel, alors qu’il vient de dépenser les derniers capitaux que son père lui avait légués. Son propriétaire, à qui il est incapable de payer le terme de son loyer, lui offre contre toute-attente de devenir son secrétaire. Monsieur Huot, beaucoup plus âgé que Lucien, est un homme très riche, qui possède des plantations en Orient. C’est un homme silencieux, qui ne sort jamais, qui vit comme s’il était en proie à un « chagrin absolu ». Il a pour seule parente une nièce, Alice.
Un jour, Huot fait une chute, entraînant avec lui sur le sol les papiers qui se trouvaient sur son bureau ; parmi ces papiers, Lucien trouve une photographie de femme qui le frappe par sa beauté. Huot croit alors devoir lui servir une mise en garde tirée de sa propre expérience de vie : la sagesse veut qu’un homme se contente d’arranger sa petite existence et qu’il ne soit pas tenté par l’aventure, car ce qui peut lui arriver de pire, « c’est de rencontrer tout à coup un bonheur inespéré, extraordinaire. On s’arrange toujours par le perdre, et l’on passe le reste de ses jours à le regretter ». Lucien comprend alors qu’un drame, dont il ignore tout, est à l’origine de la vie taciturne et sans relief de son patron.
Cependant, Huot meurt bientôt, léguant à Lucien et à sa nièce des rentes et ses terres en Indochine. Avant de mourir, Huot avait demandé à Lucien de brûler des papiers ; Lucien avait obéi, mais arraché de cet autodafé la photo qu’il avait précédemment admirée et un texte dans lequel Huot avait raconté sa rencontre, au Laos, avec la femme du portrait, une certaine Sao Kéo. Cette femme, exprime Lucien, « représentait pour moi l’aventure lointaine, dont j’ignorais presque tout, sauf qu’elle fut si belle que celui à qui elle advint en avait porté le deuil jusqu’à sa dernière heure ».
L’occasion lui est justement donnée de se rendre en Asie, plus précisément à Phnom-Penh, où le fondé de pouvoir qui gère les terres d’Alice semble être un escroc. Mais cette aventure prend, pour Lucien, le visage de Sao Kéo, l’administration des terres n’étant qu’un prétexte qui lui sert à dissimuler à Alice « la profondeur d’un désir imprécis et formidable, le désir de me soumettre à l’appel d’un destin pressenti ». Ce qui ne l’empêche pas, par ailleurs, de faire des plans de mariage avec Alice.
Une fois au Cambodge, Lucien se rend au Laos pour enquêter au sujet d’une carrière de pierres précieuses inexploitée. Il est ému à l’idée de se rapprocher physiquement du but très vague qui le hante et qui doit contenir ce bonheur extraordinaire dont la perte avait tué Huot. Si Lucien sait qu’il ne trouvera pas ce qu’il cherche, et qu’il ne saurait bien définir, il est habité par un étonnant bien être physique et moral. Le sérieux qu’il accorde à son travail sur le terrain lui semble dérisoire par rapport au sentiment de joie qui se trouve à sa portée. Il prend alors la décision de délaisser son travail et de rejoindre le Laos en descendant le Mékong.
À une fête chez le représentant du protectorat français, il découvre inespérément Sao Kéo, ou plus exactement la fille de la femme que Huot avait autrefois aimée et que montrait le portrait tombé entre les mains de Lucien. Lucien trouve alors le bonheur, un bonheur absolu, qui a la particularité, quand il existe, de ne pouvoir être ni décrit ni défini, mais dont il peut toutefois tirer une leçon qu’il oppose à « la puérilité des ambitions vaniteuses ou cupides » des Occidentaux : « Car moi, désormais, je sais que le bonheur n’est pas dans l’agitation, dans le mouvement. Non : le bonheur est immobile ».
Ce bonheur, Lucien va y goûter pendant les seize mois qu’il vit auprès de Sao Kéo, avant d’accepter de retourner vivre auprès d’Alice, car, croit-il, « on n’a pas le droit de disparaître vivant, de sortir des chemins admis, de s’endormir dans le bonheur ». Surtout quand la femme qui le réclame est la dépositaire d’une immense fortune. Curieuse méditation pour un homme qui avait jusqu’à présent consenti à suivre son désir, à se laisser posséder par l’appel d’un destin plus grand que sa volonté, mais qui accepte, contre la promesse d’une vie fortunée, de revenir à la vie limitée qu’il avait eu l’occasion de fuir. C’est qu’il faut beaucoup de courage pour vivre définitivement le bonheur.
Mais après sept mois de mariage avec Alice, Lucien divorce, revient s’installer dans l’ancien appartement de Huot, dont il imite la vie terne et résignée. Il a pourtant un sursaut d’énergie : il vend tout, décidé à retourner vivre au Laos. Hélas, il ne quitte pas la France, car il meurt dans un accident de train près de Dijon.
Sao Kéo date de 1930, à une époque où l’Orient n’est pas un vain mot. On sait l’intérêt des écrivains de l’époque pour cet « appel de l’Orient » qui anime les Années folles, notamment autour des livres de René Guénon, Orient et Occident (1924) et La Crise du monde moderne (1927). Les surréalistes n’y seront pas insensibles, et on connaît la fascination d’Antonin Artaud pour le théâtre Balinais, qu’il découvre lors de l’Exposition coloniale de 1931 à Vincenne.
Dans Les Nouvelles littéraires du 31 juillet 1926, André Malraux déclarait, alors qu’il venait, à son retour d’Indochine, de faire paraître La Tentation de l’Occident : « Le caractère essentiel de notre civilisation, c’est d’être une civilisation fermée. Elle est sans but spirituel ; elle nous contraint à l’action. Ses valeurs sont établies sur le monde qui dépend du fait : celui des gestes, de l’analogie et du contrôle. Le point commun à toutes les civilisations de l’Asie est, au contraire, la passivité de leurs plus hautes expressions humaines. La notion de l’homme que nous avons héritée de la chrétienté fut instituée sur la conscience exaltée de notre désordre fondamental ; un tel désordre n’existe pas pour l’Extrême-Oriental, pour qui l’homme est un lieu plus qu’un moyen d’action. » Si pourtant Malraux choisit l’Occident, sa réflexion met assez bien la table pour Sao Kéo.
Mais au contraire de Malraux, dont on sait que les premiers romans révolutionnaires se dérouleront en Chine et au Cambodge (Les Conquérants, La Voie royale et La Condition humaine entre 1928 et 1933), le héros de Billotey choisit l’immobilité et meurt d’avoir pris au mot ce que lui offrent Sao Kéo et l’Indochine : on ne survit pas à un tel bonheur. Ici, la « tentation » de l’Occident n’est pas viable, elle est mortifère pour un homme égaré dans son siècle. Lucien Payel, ce serait une sorte de Robinson de l’après-guerre en quête de « décivilisation », d’une nouvelle vie vierge de toute préoccupation bourgeoise et matérielle. Billotey joue une carte qui tourne le dos à « l’homme pressé » de Paul Morand, lequel romancier avait cherché lui-même à s’étourdir dans la tournée asiatique de Rien que la terre (Grasset, 1928). Dans tous les cas, Billotey propose un personnage emblématique de cet état d’esprit velléitaire et comateux qui caractérise tant de personnages romanesques de l’entre-deux-guerres, pour qui le bonheur ne s’incarne que s’il s’ajuste à leur absence de volonté.
Dans Sao Kéo, la leçon est quelque peu désabusée : le bonheur de l’aventure ne fait qu’un temps, il n’est qu’illusion, puisqu’il ne saurait durer. À cet égard, Billotey se trouve très proche de Roger de Lafforest et des Figurants de la mort, extraordinaire roman méconnu qui avait reçu le Prix interallié en 1939 et que les éditions de L’Arbre vengeur ont réédité en 2009. À découvrir impérativement si vous ne le connaissez pas.
François Ouellet, septembre 2019
Dans Contre l’oubli. Vingt écrivains français du 20e siècle à redécouvrir (éd. Nota bene, 2015), on trouvera des articles d’introduction aux œuvres de P. Billotey (Paul Kawczak, « Pierre Billotey. Moraliste joyeux », p. 57-68) et de R. de Lafforest (François Ouellet, « Roger de Lafforest. La distinction de l’imaginaire », p. 231-243).
(disponible) Pierre Billotey - Sao Keo ou le bonheur immobile- Editions Kaïlash - 9782909052724 - 10 €
Paru le 01/01/1999
Editions Kailash
10,00 €
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