Le 23 octobre dernier, les turcs célébraient le centenaire de la République turque, fondée par Mustafa Kemal Atatürk sur les ruines de l'Empire ottoman. À cette occasion, ActuaLitté propose un diptyque à Istanbul, où l'Orient rencontre l'Occident. Ville monde, trois fois née, au sept collines, vibrante d'histoires, de cultures, et de saveurs, étendue majestueusement sur les rives du Bosphore.
Le 15/12/2023 à 19:46 par Hocine Bouhadjera
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15/12/2023 à 19:46
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Avant l'anglais et sa force la plus atomique, le Soft Power de l'Oncle Sam, et l'implantation des instituts Goethe qui profitent de sa large diaspora turque, Istanbul, Stamboul pour Pierre Loti, ou plus anciennement Constantinople, a parlé, au moins dans son élite intellectuelle, français. Au XIXe siècle, la langue de Molière est celle de la diplomatie.
Cette tradition s'est maintenue dans les premières décennies du XXe siècle, ce dont porte le témoignage les nombreux lycées français d'Istanbul : une qui est sortie de ces établissements reconnus pour la qualité de leur enseignement, Efy, défend encore et toujours cette touchante francophilie, depuis 35 ans, par l'entremise de la librairie qui porte son nom.
Si le savoir-vivre nous empêche de dévoiler son âge, la verdeur de la stambouliote reste inentamée : cheveux teints en blond, sublimés par des mèches bleus, un regard vif et des yeux presque asiatiques, un naturel franc et agréable, et chez qui l'on devine un caractère assuré, Efy est une ancienne élève du Lycée Saint Benoît de l'ancienne capitale ottomane, « à l'époque où les garçons et les filles étaient séparés », se souvient-elle. Historiquement, il s'agit d'un collège jésuite fondé en 1583 dans un monastère bénédictin.
Dans la ville d'Orhan Pamuk, demeurent également le Lycée Notre Dame de Sion, Sainte Pulchérie, Pierre Loti, Saint Joseph et Saint Michel. À Izmir, on trouve un autre lycée Saint-Joseph, et dans l'actuelle capitale Ankara, un lycée Charles de Gaulle. Sans parler des établissements turcs qui enseignent le français.
Efy rappelle : « Autrefois, les lycées français en Turquie étaient très réputés, et le français largement parlé par les Turcs. On recevait des centaines de magazines et revues, comme Paris Match ou l'Express. » Et de déplorer, un brin nostalgique : « Aujourd'hui, l'anglais a pris le dessus. Je ne suis pas fan des Anglais ni des Allemands (rires). Dans le temps, ce n'était que le français. Tous les ministres, docteurs, avocats… »
Elle se consacre ainsi au seul livre écrit dans la langue de Baudelaire, les autres pays ne l'intéressent pas on l'aura compris, sauf l'Italie pour qui elle accepterait de faire une exception...
Tout commence durant ses années de lycée : une amie de classe, dont la mère travaille à la librairie Hachette d'Istanbul, lui explique que l'établissement cherche une jeune pour « faire des adresses » deux-trois heures par jour : « J'ai informé mes parents que l'école se terminait à 14 heures et, comme ce n'était pas loin, je leur ai exprimé mon souhait d'y travailler pour améliorer mon français », décrit Efy, et de continuer : « Bien qu'ils aient d'abord refusé, leur accord a été obtenu grâce à ma détermination. »
La librairie Hachette d'Istanbul, située dans la célèbre rue de la Poste - aujourd'hui rue İstiklal, qui signifie de l'Indépendance -, a ouvert ses portes en 1890, période de modernisation et d'ouverture culturelle dans l'Empire Ottoman. Elle fut l'un des grands symboles de la présence culturelle française dans la ville.
Plus qu'un simple lieu de commerce de livres, un carrefour culturel et intellectuel, non seulement pour l'ancienne communauté française de la ville, mais aussi pour les intellectuels et les amateurs de littérature turcs et internationale. Elle offrait une large gamme de littérature française et européenne, mais aussi en langues locales, faisant un point de rencontre incontournable.
Efy achève son lycée, en parallèle de son emploi à mi-temps chez Hachette, puis s'inscrit à l'université, d'où elle espère sortir gynécologue : « Après deux ans, un directeur français m'a fait comprendre que je n'obtiendrais mon doctorat qu'à 40 ans... Il m'a suggéré d'arrêter et de passer au service de commande, de travailler avec une clientèle internationale. Cette perspective m'a réjoui. J'ai donc accepté, quitté l'université, et poursuivi ma carrière chez Hachette. »
Son nouveau rôle : importer des livres du Japon, Canada, d'Amérique, de toute l'Europe… Des ouvrages touristiques, scolaires, des romans… Après que Hachette a vendu sa librairie à un journal local, signe de la fin d'une époque, la jeune turque y a travaillé encore six ans.
Un jour, un collègue lui propose de devenir son associée, afin d'ouvrir leur propre librairie : « Il m'a finalement escroquée en prenant tout l'argent... Sa femme, qui était française, m'a dit que si je n'étais pas satisfaite, je pouvais simplement partir. Je lui ai rétorqué que j'étais la clé de la clientèle. Toutes les écoles et universités me connaissaient moi. » Après de nombreuses querelles et autres tensions, Efy quitte ce bourbier et ces gens dont elle préfère ne pas citer les noms...
Elle achète un stock et se tourne vers le mari d'une amie, qui vient d'une famille très riche de Turquie, afin qu'il investisse dans son projet : ce dernier accepte et ainsi naquit Efy Kitabevi (La Librairie d'Efy), on est en 1988 : « Et depuis lors, on travaille. »
C'est le cas de la dire : la structure se déploie aujourd'hui, entre le siège où la libraire nous a accueilli, installée dans le quartier de Galatasaray, au cœur de l'Istanbul européenne, dans l'ancienne Péra, aujourd'hui district de Beyoglu. Le quartier tient son nom du prestigieux lycée du même nom, fondé à l'époque ottomane, et sa valeur dans son atmosphère cosmopolite : ses boutiques, cafés, restaurants, galeries d'art, clubs, et ses rues étroites bordées de bâtiments burinés par le temps. Sans parler de son club de football...
Mais là-encore, Galatasaray a beaucoup évolué ces dernières décennies : en 1971, un événement tragique a marqué le passage dit de la Cité de Péra, aujourd'hui Çiçek Pasajı (Passage des fleurs). Aux premières heures du matin, il s'est tout simplement effondré, emportant avec lui des bâtiments des XIXe et XXe siècles. Une catastrophe qui a coûté la vie à la petite-fille d'un des grands vizirs de l'Empire ottoman, comme un événement qui symbolisa le passage à une autre époque.
Istanbul, à cheval sur deux continents, marche sur deux jambes : sur la rive européenne, une population majoritairement tournée vers l'Occident, avec ses quartiers et ses nombreuses ambassades étrangères. Autour de la Tour de Galata, les influences génoises s'expriment dans l'architecture.
La côte asiatique, elle, résonne avec un attachement plus profond aux traditions islamiques et ottomanes. Enfin, la Corne d'Or et la pointe du Sérail, avec ses mosquées, dont depuis peu Sainte-Sophie, renvoient à l'histoire impériale et religieuse de la ville louée par Lamartine. On entend le chant des muezzins, qui contraste avec le silence solennel de l'intérieur des mosquées.
Autrefois, autour de Galata, le mélange coloré de cultures levantines - italiennes, grecques, arméniennes, turques, maltaises - prospérait, mais ce patchwork a disparu avec le déclin de l'Empire ottoman et la turquification du pays. Dans les années 1950, Istanbul a connu un afflux massif d'Anatoliens, transformant la démographie de la ville. Ces nouveaux arrivants ont apporté avec eux leurs traditions et leurs saveurs culinaires, comme les kebabs et le lahmacun, et oui.
Dans les locaux historiques d'Efy Kitabevi, on traite les tâches administratives et on anime les deux succursales : une est installée dans les locaux du Consulat de France - qui accueille par ailleurs l'Institut français -, située à quelques encablures de la place Taksim, dans cette longue rue animée de l'Indépendance.
En la remontant, dans une rue perpendiculaire, une autre Efy Kitabevi, à côté de la pâtisserie-chocolaterie française J'Adore, où les clients s'écrient, naturellement ou poussés par un panneau, « Oh là là »...
Sur deux étages, Voyages en Turquie de Pierre Loti, les titres d'Amin Maalouf, de l'écrivain national Orhan Pamuk, du Prix Nobel de Littérature 2022 Annie Ernaux, mais aussi l'enfance de Maxime Gorki, le rhinocéros de Ionesco, la revue chrétienne, La Maison Dieu, Hunger Games, de contes soufis... Une large offre jeunesse encore, Les 7 boules de cristal, Le menhir d'or, Lucky Luke, Le Capital au XXIe siècle...
Au total, 70% du chiffre d'affaires d'Efy Kitabevi est réalisé par la vente d'ouvrages destinés au scolaire, et 30% par les romans, guides touristiques et autres manuels pour apprendre le français achetés par des particuliers. La librairie travaille étroitement avec les établissements scolaires, des écoles primaires aux universités, et ce dans toute la Turquie.
À travers les décennies, Efy connaît bien la plupart des importants éditeurs français, avec qui elle entretient d'excellentes relations, nous assure-t-elle. Malgré des propositions dans ce sens, elle choisit délibérément de ne pas devenir la représentante d'un éditeur spécifique. Elle se souvient, encore : « Dans le temps, les auteurs français avaient coutume de présenter leurs nouveaux livres lors d'événements organisés dans des hôtels et autres lieux prestigieux. »
Malgré tout, encore des projets de développement ? « On a trouvé un équilibre, identifié ce que les clients et les lecteurs demandent, et on s'y tient ».
Istanbul est une ville riche en librairies et cafés-librairie, témoigne Eda, une jeune stambouliote, en revanche, développe-t-elle, « le nombre de lecteurs de livres varie selon les quartiers. Les personnes vivant dans les parties plus "intellectuelles" lisent davantage de livres, mais en général, il n'y a pas tant de gens qui lisent des livres, car les livres sont très chers ». Parmi les librairies populaires, on peut citer la Türk Alman Kitabevi, la Kırmızı Kedi ou l'enseigne D&R.
En 2013, la quasi centenaire Librairie de Péra fermait sous la pression des loyers élevés et d'une décision de justice défavorable. Fondée dans les années 1920 dans l'actuel quartier de Tünel, et après avoir traversé les époques au rythme des nouveaux propriétaires, elle était un symbole de la richesse littéraire et historique de la partie européenne d'Istanbul.
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La seconde partie de ce diptyque, à l'occasion de cette année du centenaire de la République de Turquie, en direct d'Istanbul, se concentrera sur l'un des grands amoureux de la ville, dont on fête en 2023 les 100 ans de la mort...
Crédits photo : Statue de Mustafa Kemal Atatürk. ActuaLitté (CC BY-SA 2.0)
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