ROMAN FRANCOPHONE – Dans La Clé USB, son dernier roman aux allures de polar paru aux Éditions de Minuit, Jean-Philippe Toussaint, auteur notamment de La Salle de bain ou de Faire l’amour, plonge le stylo dans les coulisses nébuleuses des institutions européennes et explore le monde méconnu des technologies complexes. Hélas, il s’agirait du premier volet d’un cycle romanesque.
Le 11/09/2019 à 10:40 par Maxime DesGranges
Publié le :
11/09/2019 à 10:40
Étrange comme la variabilité de notre humeur peut agir sur notre lecture, parfois de manière décisive. On voudrait croire que la fiction ait le pouvoir de nous arracher au réel et nous envelopper d’une bulle dans laquelle, momentanément, rien d’autre n’existerait que des personnages aux prises avec leurs histoires à eux. Je ne suis pas sûr que ce soit le cas.
Comment expliquer, sinon, qu’une phrase, un passage, puissent nous paraître brillants un jour où nous sommes bien disposés, puis insupportables de bêtise ou de vacuité deux jours plus tard quand nous sommes d’une humeur plus sombre ? C’est peut-être aussi à ça, d’ailleurs, qu’on reconnaît les grands livres : ceux-ci ne se laissent pas atteindre par ce genre de fluctuations affectives. Ils échappent à toute circonstance. Que vous les lisiez au fond d’une rame de métro à l’heure de pointe sous les aisselles d’un chauffeur poids lourd, ou dans un jardin verdoyant baignant dans la lumière d’été, le plaisir de leur lecture est invariable.
Mais revenons à nos humeurs. Il y a quelques jours encore, au moment de commencer la lecture de La Clé USB, le ciel était encore bleu, l’air doux, la rentrée semblait lointaine. Le contexte était propice à l’indulgence et à l’attendrissement du coeur. Peu importait, quand les oiseaux gazouillaient encore à l’ombre des marronniers, que le titre de notre roman fût aussi attrayant qu’un rapport annuel de la Cour des Comptes. Peu importait que les premières pages du roman nous parlassent de « colloque international », de « technologie blockchain » et de « prospective stratégique ». Adoucis par la chaleur estivale, nous faisions à l’auteur la grâce de consentir à cet effort, peut-être pas avec entrain mais, au moins, avec une certaine mansuétude dans notre jugement.
De la même façon, on accueillait sans résistance les promesses de son incipit : « On ne sait jamais tout de la vie de nos proches. Des pans entiers de leur existence ne nous sont pas accessibles. Il demeure toujours des zones d’ombre dans leur vie, des blancs, des trous, des absences, des omissions. Même chez les personnes qu’on croit le mieux connaître, il subsiste des territoires inconnus. » Oui, je vous assure, ce genre de banalités, de petits poncifs, passait bien mieux quand nos orteils se perdaient dans une pelouse grasse et que notre bouche sentait la citronnade fraîche.
D’autant qu’une nouvelle promesse narrative venait compléter la première : Jean Detrez, le personnage central et narrateur du roman, évoquait ce « blanc, ce blanc volontaire dans mon emploi du temps, cette parenthèse occulte que j’ai moi-même organisée en gommant toute trace de ma présence au monde, comme si j’avais disparu des radars, comme si je m’étais volatilisé en temps réel. Je n’étais, pendant quarante-huit heures, officiellement, plus nulle part – et personne n’a jamais su où je me trouvais. » Que de mystères en perspective !
Peu importait, encore, que les intrigues se déroulassent dans les austères bureaux des institutions européennes de Bruxelles – lieu dans lequel, soit dit en passant, rares doivent être les recours à l’imparfait du subjonctif – et peu importait aussi que nous fussions initiés, par le truchement d’exposés un peu trop didactiques, à des choses aussi peu réjouissantes que des « outils qui ont pour nom méthode Delphi, modélisations, extrapolation de tendances ou méthode des scénarios. » Car Toussaint nous introduisait en fait dans la communauté méconnue de la « prospective stratégique », et on sentait qu’il avait suffisamment approfondi sa recherche pour que les lecteurs se prissent au jeu, non seulement sans rechigner, mais avec, il faut le dire, un certain plaisir.
Quand arrivait une équipe de lobbyistes à la solde d’une entreprise chinoise spécialisée dans la technologie blockchain (dont est issu le fameux « Bitcoin », qui n’est pas le nom d’une boîte échangiste mais bien d’une monnaie virtuelle, inutile de se précipiter sur Google), on se disait que l’intrigue était prometteuse. Encore davantage quand l’un d’eux, avec qui Detrez multipliait les rendez-vous confidentiels, faisait tomber de sa poche une clé USB, que Detrez récupérait discrètement avant de découvrir, une fois rentré chez lui, que la clé contenait des liasses de documents secrets.
Voilà qui était posé, et bien posé dans une première partie par l’expérimenté Jean-Philippe Toussaint. Le style, la construction : tout était propre, sans tâche, presque étincelant, peut-être même trop pour être honnête, comme la salle de bain d’un jeune homme qui s’apprêterait à recevoir chez lui une fille pour la première fois.
Et puis, quelques jours plus tard, quand j’ai enfin pu entamer la lecture de la deuxième partie du roman après avoir été accaparé par d’autres affaires, le ciel avait déjà commencé à se couvrir, l’air s’était rafraichi, et le pénible croassement des corbeaux avait remplacé le gazouillis des petits moineaux virevoltants. Le mois d’août, s’il eût été plus long, toute la face de ma lecture aurait changé.
Où en sont nos promesses initiales ? Detrez était surveillé dans la première partie : par qui, pourquoi ? On ne saura pas. Il découvre l’existence d’un prototype de machine de minage, trafiquée pour y rendre possible une intrusion informatique. Pour mener à quoi ? Rien de particulier. Il part ensuite en Chine visiter la « mine » (un vaste entrepôt où tournent des centaines d’ordinateurs sans interruption) et rencontrer les dirigeants de la firme. Et alors ? Alors pas grand-chose. Quelques péripéties mineures agrémentées d’un suspense mollasson, mais qui ne déboucheront pas sur un éventuel climax qu’on attend depuis le départ et qui ne vient jamais.
Puis arrive la fin qu’on ne racontera pas, par respect pour… pour quoi au fait ? Mettons que ce soit pour respecter les désormais célèbres (puisque j’en ai parlé sur Instagram) « 6 règles de la critique » édictées par l’écrivain américain John Updike, qui recommande de ne jamais tout dévoiler de l’intrigue et de laisser cette découverte au lecteur.
Mais comme, après tout, je ne suis pas un représentant de commerce ni un ambianceur pour supermarché du livre : le roman se termine donc sur un long passage relatant la mort du père du narrateur, qui arrive de nulle part et qui, surtout, évite à Toussaint d’avoir à résoudre son intrigue de façon convaincante. Que ce banal décès familial, mal amené, n’ayant rien d’émouvant ni de justifié (et ce n’est pas la supposée référence autobiographique qui sauvera cette fin bâclée, bien au contraire), constitue la seule réponse au « pressentiment du désastre » que nous annonçait le narrateur depuis plusieurs pages est un peu facile, donc décevant.
Sans mentir, j’étais plutôt parti pour être positif mais malheureusement, maintenant que les nuages s’amoncellent, que les mines sont grises et que les corbeaux annoncent l’automne – en tout cas c’est ce que j’imagine car je n’y connais rien aux oiseaux ni aux présages – bref, malheureusement mon petit cœur s’est endurci à mesure que l’été disparaissait, et je laisse donc juges les chers lecteurs et chères lectrices qui iront acheter ce livre, ou pas, et le liront, ou pas, suivant l’humeur du jour.
Jean-Philippe Toussaint – La clé USB – Editions de Minuit – 9782707345592 – 17 €
Dossier – 524 titres (ou presque) et la rentrée littéraire 2019
Par Maxime DesGranges
Contact : contact@actualitte.com
Paru le 05/09/2019
192 pages
Les Editions de Minuit
17,00 €
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